Partie précédente : « Vous avez dit violence ? »
Nombreuses sont les formes de violence illicites qui sont tolérées dans l’entreprise, comme l’imposition d’horaires dépassant les limites légales, le harcèlement moral, le non-respect des conditions d’hygiène et de sécurité, et l’imposition de conditions et de cadences de travail intenables. Cette délinquance patronale se développe d’autant plus que les inspections dans les entreprises sont de plus en plus rares :
– en 1974, 30% des entreprises ont été contrôlées, tandis qu’en 1993, seules 14% l’ont été ;
– seuls 1250 inspecteurs et contrôleurs couvrent l’ensemble des entreprises privées du territoire français (qui emploient quatorze millions de salariés) ;
– ils ne sont assistés que par trente-cinq médecins et treize ingénieurs en hygiène et sécurité [1].
Malgré cela, les flagrants délits sont nombreux. Mais d’autres obstacles se dressent, qui empêchent toute poursuite sérieuse :
– les inspecteurs, conscients des difficultés à faire aboutir une procédure, ne verbalisent que les plus graves des infractions constatées (sur un million d’infractions constatées en 1995, seules trente mille, soit 3%, ont donné lieu à une observation ou une mise en demeure) ;
– après quoi un quart seulement de ces 3% aboutit à une condamnation, puisque les Parquets, surchargés de plaintes, et parfois sensibles au discours dominant sur le risque de « couler les entreprises », classent les plaintes sans suite ;
– pour finir, le peu de procédures qui aboutissent – soit moins d’1% des infractions constatées ! – n’entraînent pour les condamnées que des sanctions ridicules, sans commune mesure avec la gravité des délits, et absolument pas dissuasives [2].
De ce laxisme-là, il est rarement question dans les grands discours de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin ou Nicolas Sarkozy contre « l’impunité » et pour le « rétablissement de l’autorité de l’État ». Et il en a été tout aussi peu question dans les discours de Lionel Jospin, Jean-Pierre Chevènement ou Daniel Vaillant.
Une réelle insécurité
Venons-en aux effets concrets de ce laxisme-là, et plus largement de l’indifférence de nos dirigeants à la brutalité du système capitaliste. Nous l’avons déjà mentionné : même si les médias en parlent beaucoup moins, le nombre annuel des décès par accident du travail est à peu près équivalent à celui des décès par homicide volontaire (il est même légèrement supérieur, et deux fois supérieur si l’on prend en compte les accidents survenus au cours des trajets vers le lieu de travail) :
– en 2000, la Caisse primaire d’assurance maladie des travailleurs salariés dénombrait notamment, dans le seul domaine du bâtiment, 193142 accidents, 9829 mutilés et 267 morts [3] ;
– à titre de comparaison, autour de vingt policiers sont tués chaque année pendant leur service (hors suicide ou accident de la route) [4].
Au-delà de ces morts violentes, la probabilité de mourir prématurément (avant 60 ans) est de :
– 15% chez les policiers, gendarmes et militaires ;
– 20% chez les ouvriers spécialisés ;
– 28% chez les manœuvres ;
– 42% chez les « inactifs » [5].
Or, ce ne sont pas de ces risques qu’on a le plus parlé dans le débat public sur l’insécurité. Côté politique, on a pu entendre Nicolas Sarkozy déclarer :
« Que pèsent les protestations dites "anti-sécuritaires", lorsque la vie ou l’intégrité physique des forces de l’ordre sont en jeu ? » [6]
Mais ni Sarkozy ni ses prédécesseurs de droite et de gauche n’ont jamais demandé ce que pèsent les exigences dites « libérales » du MEDEF lorsque la vie ou l’intégrité physique des salariés sont en jeu.
Autre exemple : le 17 mars 2003, à l’occasion de la mort accidentelle de trois policiers lors d’une course-poursuite, le président Chirac a exprimé son « émotion » et sa « solidarité », et son ministre de l’Intérieur, un certain Nicolas Sarkozy, s’est déplacé sur les lieux du drame en compagnie des plus hauts responsables de la police nationale, pour y souligner « les difficulté du métier de policier » et « le danger qu’affrontent chaque jour ces gens pour assurer notre sécurité » [7]. Jamais en revanche on n’a vu aucun président ni aucun ministre se fendre d’un communiqué officiel à l’occasion du décès d’un ouvrier du bâtiment. Alors que, chaque semaine, on dénombre en moyenne plus de dix salariés morts par accident de travail, dont quatre ouvriers du bâtiment, aucun ministre des Affaires sociales ne s’est jamais déplacé pour souligner « les difficulté du métier d’ouvrier » et « le danger qu’affrontent chaque jour ces gens pour construire nos logements ». Alors que la construction du tunnel sous la manche a occasionné la mort de neuf ouvriers, et que celle de la ligne de TGV Paris-Marseille a occasionné la mort de dix ouvriers, aucun ministre des Transports, pas même le communiste Jean-Claude Gayssot, ne s’est déplacé pour rendre hommage aux ouvriers et souligner « la difficulté du métier et le danger qu’affrontent chaque jour ces gens pour construire nos lignes de chemin de fer ».
Ce double standard se retrouve à l’identique dans nos grands médias :
– en 2001, dans les journaux de 13 heures et de 20 heures de TF1, seuls deux reportages ont été consacrés aux accidents de travail, soit seulement 0,02% des 10000 sujets traités [8] ;
– dans le même temps, 1190 reportages (représentant 12% des sujets traités) ont été consacrés à « l’insécurité », soit près de six cent fois plus !
Les choses ne sont guère différentes à la radio :
– en 2001 et 2002, sur 630 émissions du « Téléphone sonne », 136 émissions d’ « Interruptions » et 128 émissions de « Rue des entrepreneurs » (sur France inter), il n’a été question des conditions de travail que deux fois, soit seulement 0,2% des émissions ;
– dans le même temps, parmi ces 894 émissions, 59 ont été consacrées à « la délinquance », « la violence » ou « l’insécurité », soit trente fois plus !
Quant à la presse écrite, elle n’est guère plus sensible à la question de l’insécurité au travail :
– en 2000, les quotidiens Le Monde et Libération n’ont consacré que dix articles chacun aux conditions de travail ;
– Les échos deux articles ;
– Le Figaro trois ;
– Le Nouvel Observateur zéro.
Quant aux « grands journaux populaires » que sont censés être Le Parisien et France soir,, ils n’ont jamais publié en première page le portrait d’un des 267 ouvriers du bâtiment morts sur leur lieu de travail, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises pour un policier abattu en service.
Finissons sur un événement précis. En février 2002, un manœuvre employé en « contrat emploi solidarité » par la mairie d’Amiens meurt écrasé sous les briques d’un mur qu’on l’avait obligé à démolir par le bas. L’événement n’est mentionné dans aucun quotidien national. Quant au principal quotidien local, Le Courrier picard, il mentionne tout juste « l’accident », en précisant que « rien ne l’explique », « sinon peut-être les pluies de ces derniers jours » [9]. Au même moment, le meurtre d’une jeune fille de la région fait la une du Courrier picard, et il la fera au total douze fois – avec plus 23 articles et 60 photos...
Des chiffres peu médiatisés
Pour achever le tableau, voici quelques chiffres bruts – mais éloquents – recueillis parmi une multitude d’autres dans l’indispensable ouvrage d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités. :
– des enquêtes menées par l’INSEE sur les hommes en activité montrent que le taux de mortalité prématuré du groupe des ouvriers et employés est près de trois fois plus élevé que celui des cadres supérieurs et des professions libérales, et que cette inégalité devant la mort précoce tend à augmenter [10] ;
– pour être plus précis, ces statistiques nous apprennent qu’on a trois fois plus de « chances » de mourir avant soixante ans lorsqu’on est manœuvre que lorsqu’on est cadre, et quatre fois lorsqu’on est sans emploi ;
– un sans-emploi sur cinq meurt entre 35 et 50 ans, tandis que cela n’arrive qu’à un cadre sur trente ;
– près d’un sans-emploi sur deux, et plus d’un ouvrier sur cinq, meurent avant soixante ans, alors que cela n’arrive qu’à un cadre sur dix [11].
Au bout du compte, cela fait des millions de chômeurs, ouvriers et employés qui meurent avant soixante ans dans un pays où l’on décède, en moyenne, à près de 80 ans. N’est-ce pas cela, l’insécurité la plus massive et la plus préoccupante ? N’est-ce pas là une violence d’un tout autre ordre que l’occupation des halls d’immeuble par des jeunes parfois fumeurs de cannabis, ou même que des outrages à agents voire des émeutes ?
D’autres enquêtes menées par l’INSEE nous apprennent que l’écart entre l’espérance de vie des cadres moyens et supérieurs et celle des ouvriers et employés s’est accru au cours des dernières décennies, et que l’espérance de vie des cadres moyens et supérieurs dépasse toujours de plusieurs années celles des ouvriers et employés : à 35 ans, par exemple, l’espérance de vie des ingénieurs dépasse celle des ouvriers de neuf ans [12].
On pourrait continuer ainsi longtemps, et on est tenté de le faire, étant donné le peu de place que prend cette violence-là dans l’agenda gouvernemental et médiatique. On pourrait par exemple citer ces enquêtes de l’INSERM, qui établissent que :
– les taux de décès par cancer des voies digestives et de décès par maladie cardio-vasculaire sont trois fois plus élevés chez les ouvriers et employés que chez les cadres supérieurs et professions libérales ;
– le taux de suicide est trois fois plus élevé chez les ouvriers et les employés que chez les cadres supérieurs et les professions libérales, et il est même six fois plus élevé entre 25 et 49 ans (61 pour 100000 contre 10 pour 100000) ;
– les taux de décès par accident de la route et par infarctus sont plus de deux fois plus élevés chez les ouvriers et employés ;
– les décès liés à l’alcoolisme ou aux cancers des voies digestives sont dix fois plus fréquents chez les ouvriers et employés que chez les cadres supérieurs [13].
Tout cela ne relève certes pas de la « délinquance » mais se produit et se reproduit en toute légalité, « en douceur » – ou en tout cas dans la discrétion et dans l’indifférence générale – mais il s’agit bien, si les mots ont un sens, de violence et d’insécurité.