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L’exploitation domestique

Avant-propos de la traduction du livre de Christine Delphy et Diana Leonard.

par Christine Delphy
13 juin 2019

Dès leurs premières apparitions, les mouvements féministes se sont heurtés à une résistance inouïe au sein de la gauche, française notamment, au nom de la soit disant primauté de la lutte des classes. La longue histoire de ce déni a déjà quasiment 50 ans, et semble ne pas avoir de fin – en témoignent les récentes offensives contre ceux-lles qui « défendent les minorités » (entendez les Noirs, les Arabes, les Musulmans… et les femmes) et marginaliseraient, à coup d’écriture inclusive et autre « intersectionnalité », les luttes populaires. Nous sommes en 2019, et même si on ressent une lassitude à voir certains s’agripper à leurs privilèges (masculins), des luttes et des savoirs existent, contre lesquels l’ignorance ne peut plus passer inaperçue. L’ouvrage L’exploitation domestique démonte un par un les arguments opposés aux féministes et à l’idée, aussi simple que puissante, qu’elles ont théorisée : il existe une oppression spécifique des hommes sur les femmes. Les représentants auto-proclamés de la bonne cause du peuple n’en sortiront pas indemnes. Nous reproduisons ici l’avant-propos de la traduction française de ce grand livre, initialement publié sous le titre Familiar Exploitation.

Ce livre est la version française de Familiar Exploitation : A New Analysis of Marriage in Contemporary Western Societies, publié en Angleterre en 1992, que nous avons écrit à deux, Diana Leonard et moi.

Nous nous étions rencontrées au premier colloque de l’Association britannique de sociologie portant sur les « divisions sexuelles », qui s’est tenu au printemps 1974 à Aberdeen (Écosse). Après ma communication, elle est venue me parler.

C’était le début d’un long dialogue. Après le colloque, Diana m’a invitée à passer quelques jours chez elle à Londres. Et nous avons parlé, parlé. C’était merveilleux, car nous nous complétions, et nous étions d’accord sur tout. Et très vite nous avons décidé d’écrire un livre ensemble. Diana venait à Paris, j’allais à Londres, et nous nous téléphonions chaque semaine (au moins).

Mon premier livre fut publié en anglais, en 1984 : Close to Home, un recueil d’articles traduits par Diana, republié ensuite par divers éditeurs, et en 2016 par Verso.

Ce même recueil ne trouva pas d’éditeur en France, jusqu’en 1998, quand je rencontrai les éditions Syllepse. L’Ennemi principal, dont le premier tome inclut les articles publiés en anglais dans Close to Home et le second tome des articles ultérieurs, fut donc publié quatorze ans plus tard que Close to Home. Entre temps, Close to Home avait été traduit en espagnol, en turc, en japonais, et en partie en polonais. Diana enseignait à l’Institut pour l’éducation de l’Université de Londres, et était souvent professeure invitée dans d’autres universités. Elle enseignait aussi à la Open University. Elle a participé à la création du Centre de recherche et de ressources, qui s’appelle aujourd’hui The Feminist Library.

De 1975 à 1977, Diana et moi avons mis sur pied un petit groupe franco-anglais de sociologues et nous avons obtenu un léger financement pour payer des voyages entre la France et l’Angleterre de la « Maison des sciences humaines » (rebaptisée depuis par Maurice Godelier « Maison des sciences de l’Homme »).

Les discussions portaient sur l’oppression des femmes, et Diana et moi défendions la théorie selon laquelle on ne peut pas expliquer l’exploitation domestique des femmes par le capitalisme.

C’est avec quelques-unes des Françaises participant à ce groupe que nous avons fondé, en 1977, la revue Questions féministes. Ce premier comité de rédaction inventa, et lança dans le mouvement féministe, la démarche matérialiste, et ne l’abandonna jamais. Elle s’exprime aujourd’hui dans la revue Nouvelles questions féministes.

En revanche, quand Familiar Exploitation fut publié en anglais, en 1992 donc, il ne figurait plus dans les catalogues des éditeurs sous la rubrique « théorie ». Car entre-temps, les gauches anglophones – américaine et anglaise – avaient remplacé le marxisme et le matérialisme par ce qu’elles appelèrent « French theory » ou « Discourse theory ». Traduisant littéralement le mot français « discours », qui désigne beaucoup de choses, elles remplirent ce mot jamais utilisé en anglais d’un sens très particulier qui n’utilisait que les écrits de Foucault,Derrida, et leurs disciples.

Les intellectuelles féministes se rallièrent à cette théorie « française », et appelèrent ce changement de paradigme le « tournant culturel ». C’étaient les mots et les idéologies qui venaient en premier et expliquaient les faits et les oppressions. Rien de nouveau à vrai dire : plutôt une résurgence de l’idéalisme, qui n’avait jamais disparu, y compris chez les marxistes, et contre lequel je me battais depuis longtemps (et je n’ai pas fini).

Au début des années 2000, Diana fut atteinte d’un cancer, et elle en mourut en 2010. Je mis longtemps à accepter l’idée que la version française du livre devrait se faire sans elle. En 2014 cependant, je rencontrai Annick Boisset, qui me proposa de traduire l’ouvrage. Je veux ici la remercier, car sans son précieux travail, je n’aurais jamais entrepris cette traduction. Ensuite, pendant quatre ans nous avons beaucoup relu et peaufiné le texte français.

En anglais, le livre s’appelle Familiar exploitation, jouant sur le mot « Familiar » qui signifie « familière » et « familiale ». C’est un type d’exploitation particulier, qui n’est ni de l’esclavage, bien qu’il y ressemble, ni du servage, bien qu’il y ressemble, mais qui trouve sa base légale et coutumière – quelle que soit la loi ou la coutume – dans le mariage : le patriarcat. Nous précisons que nous n’avons traité que le patriarcat des sociétés industrielles, un patriarcat moderne en quelque sorte.

Mais peut-être pas tout à fait assez « moderne ». En remontant dans le temps – le temps très court de notre histoire occidentale, deux mille à trois mille ans – nous voyons un patriarcat ancien, qui avait certainement des aspects différents du nôtre, mais qui avait aussi un trait commun avec le nôtre : les femmes ne comptaient pas. Enfin si, elles comptaient, mais comme biens, possessions, instruments. En regardant le monde aujourd’hui, nous voyons la même chose ; il n’existe pas une société où les femmes ne soient pas gouvernées, utilisées par les hommes : leurs hommes. Bien sûr, il y a des différences technologiques, et cette utilisation n’est pas strictement la même partout. Mais partout elles élèvent les enfants, les enfants des hommes, car elles n’ont souvent pas leur mot à dire sur l’opportunité d’être enceinte, au risque de leur vie, une treizième ou quatorzième fois ; bien que ce soient elles qui en fassent les frais ; elles qui meurent en couches – moins dans les pays riches, mais plus que d’avortements ; et elles qui font la cuisine, le ménage, le lavage, le repassage, etc. et en plus les travaux d’« aide » à la profession de leur mari.

Encore aujourd’hui on peut se demander si les femmes comptent, et pour combien.

C’est le travail gratuit des femmes que j’ai caractérisé, dès mon premier article (« L’ennemi principal », 1970, republié dans le livre du même nom en 1998) comme une exploitation totalement différente de l’exploitation capitaliste, laquelle était censée être la seule dans nos sociétés.

Cette exploitation, à laquelle on donne beaucoup de noms sauf le sien, que j’ai dénoncée très tôt, beaucoup de féministes ne voulaient pas la voir : certaines y voyaient des causes « naturelles » – les exploiteurs ne manquent pas d’explications naturelles (dans certaines sociétés, les femmes porteraient les poids les plus lourds parce qu’elles « ont le crâne plus dur ») – tandis que les autres prétendaient que le capitalisme en était la cause et le bénéficiaire.
Au Royaume-Uni, où j’allais régulièrement, et aussi aux États-Unis, dans les années 1974 à 1980, il y eut sur ce sujet un débat entre féministes : le « Domestic Labour Debate », le « DLD ».

Ce débat est abordé dans le livre, et parcourt les trois premiers chapitres. On peut se demander pourquoi, puisqu’il n’y plus de DLD ? Eh bien, on se tromperait en croyant que les thèses selon lesquelles « c’est la faute au capitalisme » se sont évanouies ; en fait elles renaissent régulièrement1.
Leur argumentation est d’une faiblesse insigne – j’ai lu dans les années 1970 et 1980 des articles soutenant qu’il ne pouvait pas y avoir de patriarcat, car cela supposait deux systèmes (le patriarcal et le capitaliste), ce qui était « inélégant ». Cependant ces renaissances sporadiques proviennent de ce que des hommes mais aussi des femmes ne parviennent pas à penser qu’on pourrait exploiter les femmes « pour elles-mêmes » : non, il faut que des hommes soient aussi victimes de cette exploitation pour que celle-ci soit prise au sérieux, et tout simplement crédible (« Nos amis et nous », tome 1 de L’Ennemi principal). Les femmes ne sont même pas dignes d’être exploitées.

Le concept de « harcèlement sexuel » a été forgé par Catharine MacKinnon en 1979. Lentement aux États-Unis, encore plus lentement en France, ce concept finit par s’imposer. Ce n’est qu’en 1986, après de nombreux procès menés et gagnés devant des tribunaux régionaux, que la Cour suprême des États-Unis reconnaît le harcèlement comme une discrimination fondée sur le sexe. Cela mettra bien plus longtemps en France, et cela reste une bataille. Mais les adversaires de ce concept, bien qu’ils existent encore – comme le prouve la honteuse tribune publiée au début de 2018 par cent femmes exigeant le « droit (pour les hommes) d’importuner (les femmes) » – sont en train de perdre du terrain.

Le mouvement « MeToo », né aux États-Unis après l’affaire Weinstein, a été repris en France, mais a été tout de suite vilipendé par des hommes. Dans les tribunaux, les hommes politiques, ou connus, bénéficient de la grande indulgence d’une justice patriarcale et obtiennent sans problème des non-lieux.

Mais surtout la France reste engluée dans l’idée que ce qui est viol dans la plupart des pays occidentaux, est autre chose ici : la fameuse « séduction française ». Pour le dénoncer il faut des « preuves matérielles » et les femmes sont toujours soupçonnées de ne dénoncer ces violences que par désir de « vengeance ». Les femmes qui ont porté plainte – les plaignantes – sont souvent appelées dans les médias « des accusatrices ».

En dépit de la mauvaise volonté des tribunaux, et du déni des lobbies masculinistes, la colère des femmes s’est exprimée de façon ouverte, rageuse aussi, le 24 novembre 2018, journée de mobilisation contre les violences masculines contre les femmes lancée par le mouvement NousToutes. Mais la majorité reste coite : comment se fait-il qu’en France, « pays de la galanterie », une telle explosion puisse arriver ? Les relations entre femmes et hommes ne sont-elles pas idylliques ? Certes des « dérangés » tuent une femme tous les trois jours, mais justement ce sont des « dérangés ».

On croyait le féminisme fini, passé de mode. Mais non. Des petits groupes de femmes se constituent, dans les villes comme dans les campagnes, pour parler entre elles : de leur vie quotidienne ; de l’injustice qui imprègne leurs rapports avec leurs maris, leurs petits amis ; du non-partage des tâches domestiques ; de leur épuisement ; de leur sexualité, des viols conjugaux. De la dépréciation, des « blagues » que nos maîtres trouvent si drôles, de leurs moues ironiques, de leurs regards libidineux, des « cot cot codec » lancés en pleine Assemblée nationale – parce que c’est une députée qui parle et qui doit préciser : « Je ne suis pas une poule. »

La continuité du mouvement a été assurée, par de nouveaux collectifs tels qu’Osez le féminisme, le groupe « F » et bien d’autres ; par l’arrivée sur scène de groupes de femmes racisées : les « Femmes dans la mosquée », Lallab, les Afro-Fem comme le collectif Mwasi, pour ne citer que ceux-là.

Il y a aussi des groupes créés il y a plus de vingt ans qui ont continué le combat en dépit de l’indifférence résolue des institutions et des médias. Où serions-nous aujourd’hui dans la lutte contre le viol et le harcèlement sans le collectif contre le viol et Emmanuelle Piet, sans l’AVFT et Maryline Baldeck, sans Muriel Salmona (et bien d’autres) ?

Oui ces groupes ont subsisté, lutté contre le découragement, continué malgré le manque de moyens. Mais lentement, leurs chiffres, leurs analyses, leur exposition de l’inertie, quand ce n’est pas de l’hostilité des pouvoirs – gouvernements, tribunaux, médias – ont fini par infuser dans la conscience d’un nombre de plus en plus grand de femmes.

Sans tout ce travail, cet acharnement, quasiment souterrain, cette merveilleuse manifestation du 24 novembre 2018 n’aurait pas pu se produire, avec des slogans manifestant plus d’indignation que jamais, comme : « Ta main sur mon cul, ma main dans ta gueule. »

Dès 1976, le MLF avait organisé à Paris une grande journée contre le viol, qui était alors correctionnalisé, et non traité comme un crime. Mais même après la loi de 1980, qui en faisait plus explicitement un crime, le viol continua d’être correctionnalisé ; et maintenant, on parle de le faire systématiquement pour les « petits » crimes… dont le viol. Un amendement a été passé au printemps 2018 dans une loi sur les violences sexuelles qui rejette le principe, présent dans la plupart des Codes pénaux du monde occidental, de décréter qu’il ne peut pas y avoir de consentement avant un certain âge (variant selon les pays de 13 à 18 ans). Mais le Conseil d’État a recommandé de ne pas inclure cet amendement car il « pourrait être inconstitutionnel »… Et ce sont aux magistrats que l’on demande d’estimer si une petite fille est consentante ou non. En 1976, nous avions aussi organisé une petite manifestation contre la drague – disant que c’était du racolage : les prostituées étaient verbalisées parce qu’elles se montraient dans la rue, tandis que les hommes qui nous racolaient de façon active, dans la même rue, n’étaient, eux, pas verbalisés. Tout le temps de cette manifestation nous avons été harcelées par des hordes de journalistes-hommes agressifs : n’étions-nous pas flattées d’être ainsi suivies, interpellées et dérangées dans la rue ? Et comment les hommes devaient-ils faire alors, quand une femme leur plaisait ? Le commissaire qui nous a reçues, Carole Roussopoulos et moi, quand nous avons essayé de porter plainte contre le racolage par un homme, n’a jamais rien compris à ce que nous disions. Nous lui montrions le Code pénal, qui ne spécifiait pas le sexe, et il ne comprenait toujours pas.

MeToo, aux États-Unis ou en France ou ailleurs, ce n’est pas l’explosion inattendue et imprévisible d’un volcan dont on ne connaissait pas l’existence, comme l’ont dit les journaux. C’était sur le feu – à petit feu au début – depuis des décennies. Et avec Weinstein et MeToo, on est arrivées à l’ébullition : les viols ont commencé à être mentionnés dans les médias. Des femmes connues ont porté sur la place publique, à visage découvert, le harcèlement ou le viol qu’elles avaient subis.

La conscience que le harcèlement, le viol sont toujours des possibilités, des risques que nous encourons tous les jours, et que la police et la justice nous reprochent – ces violences à les entendre sont de notre faute : « Pourquoi êtes-vous sortie si tard ? Pourquoi étiez-vous habillée de cette façon ? Pourquoi avez-vous énervé votre mari ? Vous deviez bien vous douter ? », etc. Ainsi nous apprenons dans les commissariats qu’exercer notre liberté peut être puni par n’importe quel homme qui passe et qui plaidera qu’il a cru que nous étions consentantes, et les juges le soutiendront, car ils estiment que ce qui compte, c’est l’interprétation de l’agresseur. En témoignent les viols de mineures non condamnés parce que le violeur « la croyait plus âgée ».

Nos parents nous avaient mises en garde mais d’une façon floue. C’est par les policiers et les juges que nous apprenons que notre liberté est à géométrie variable : que nous ne sommes pas des citoyennes à part entière. Dans le Code civil, le devoir conjugal a persisté, en dépit de la reconnaissance du viol conjugal, grâce à la « présomption de consentement ». Celle-ci n’a été supprimée qu’en 2010.

Cette conscience que nous n’avons pas l’intégralité de nos droits, que notre liberté est sous conditions, est devenue de plus en plus vive, de plus en plus rouge. Ce statut spécial des femmes n’est pas une série d’accidents, c’est un fait structurel, comme l’est l’exploitation domestique. Bien sûr on ne peut distinguer laquelle de ces contraintes « vient en premier », détermine les autres : car c’est cette imbrication constante entre les différentes facettes d’un système qui en fait justement… un système. Le patriarcat.

Nous ne sommes pas des choses. Nous ne voulons plus être traitées comme une caste inférieure vouée « par nature » à servir une caste supérieure. Nous ne voulons plus être ni des objets sexuels, ni des bonnes à tout faire. Car les deux sont liés. Les sifflets dans la rue, les mains aux fesses, les « blagues » méprisantes, les viols, l’exploitation salariale, et l’exploitation domestique font partie de cette infériorité de fait. Le mouvement féministe s’est attaqué à l’exploitation salariale. Mais pas encore à l’exploitation domestique2.
Or ces exploitations ne sont pas plus que les autres fondées sur les traits physiques des exploité·es. Comme les autres, ce sont des structures sociales. Et une structure sociale, ça se défait.

Non, nous ne sommes pas inférieures, mais c’est d’abord nous-mêmes qui devons, aujourd’hui encore, nous en convaincre.

P.-S.

L’exploitation domestique, de Christine Delphy, Diana Leonard est publié par les Editions Syllepse.

Voir aussi la Lettre T (comme Travail domestique) de l’Abécédaire de Christine Delphy de Florence Tissot et Sylvie Tissot.