Quelle importance que les pouvoirs publics utilisent une terminologie sexiste ? C’est vrai, les femmes constituent 26% des député.e.s et des sénateur.trice.s, 16% des maires, 10% des préfet.e.s, 8% des président.e.s d’université, 6% des président.e.s de conseils d’administration du CAC 40, 5% des président.e.s de conseils régionaux, 4% des chef.fe.s d’orchestre... mais 80% des travailleur.se.s à temps partiel (qui concerne 30% des travailleuses), 99% des assistant.e.s maternel.le.s, 98% des secrétaires, 97% des aides à domicile et ménagères, 90% des aides soignant.e.s et 88% des infirmier.ère.s et sages-femmes, (5 professions qui emploient à elles seules 20% de la main d’œuvre féminine), 85% des victimes de viol ou de tentatives de viol (dont seulement 10% donnent lieu à un dépôt de plainte), 80% des homicides au sein des couples (les femmes tuées par leur conjoint représentent 19% des homicides en France) [1].... Comme le note l’INSEE, "la convergence des situations entre hommes et femmes s’opère, mais parfois bien lentement". [2]
Alors, quelle importance ? D’ajouter l’insulte à l’injure ? Un peu plus, un peu moins. C’est la cerise sur le gâteau.
Pourtant, ce changement qui ne change(rait) rien réussit le tour de force de rassembler en sa faveur, à quelques rares exceptions près, l’ensemble des organisations féministes et des sympathisant.es de la cause des femmes. Des personnes fortement divisées sur les questions de la prostitution ou du voile à l’école s’accordent ainsi sans plus de discussion sur l’évidence de cette modification de langage.
Il faut en effet faire preuve d’un chauvinisme échevelé pour continuer à entretenir la fiction selon laquelle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 s’adressait à la fois aux hommes et aux femmes, façon de reléguer la Déclaration Universelle de 1948 au rang de mise à jour cosmétique, voire d’appropriation odieuse du patrimoine national français par notre ennemi héréditaire, "le monde anglo-saxon". Il faut les œillères confortables du nationalisme béat pour ignorer que seule la langue française (et même pas dans tout le monde francophone, puisque parmi d’autres le Canada, la Suisse ou Haïti ont officiellement adopté l’expression « droits humains ») considère comme une coquetterie inutile le changement de dénomination d’une déclaration à l’autre, soit en anglais le passage de "Rights of Man" à "Human Rights", en italien de “diritti dell’uomo” à “diritti umani”, en espagnol de “derechos del Hombre” à “derechos humanos”...
Car comme l’écrit l’Académie Française, accorder au masculin une valeur générique "signifie que, dans le cas considéré, l’opposition des sexes (sic) n’est pas pertinente et qu’on peut les confondre" [3]. Attribuer une valeur universelle à l’expression "droits de l’Homme" revient donc non seulement à considérer comme superflu le droit à la protection contre la discrimination de genre (pourtant mentionné dès son préambule par la Déclaration de 1948), mais en plus à suggérer que les hommes n’ont rien à voir avec cette forme de violation des droits fondamentaux. C’est, autrement dit, nier la réalité du pouvoir patriarcal.
Conscients du problème, "les rédacteurs de la DUDH en français ont eu à cœur de marquer la non-discrimination sexuelle en recourant le plus souvent à des termes autres que “hommes” pour énumérer les divers droits contenus dans la Déclaration Universelle", comme le note un rapport d’Amnesty International qui en 1998 déjà (!) demandait ce changement de terminologie. [4] L’article premier de la DUDH débute notamment par ces mots : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit..." Ces rédacteurs ont ainsi cherché à mettre la lettre du texte en accord avec son esprit, sans toutefois aller jusqu’au bout de leur entreprise : le terme "homme" a continué d’être retenu 8 fois (dont 6 dans l’expression "droits de l’Homme") sur 54 mentions possibles, le terme "personne" étant employé 20 fois.
L’expression "droits de l’Homme" signale en effet le caractère secondaire des droits des femmes. Rien ne l’illustre mieux que la réaction à l’amendement déposé le 30 mars dernier par Catherine Coutelle, présidente de la Délégation de l’Assemblée Nationale aux droits des femmes. Convaincue par notre initiative, Mme Coutelle a en effet demandé que le mot "humains" soit substitué aux mots "de l’homme" dans le texte de la loi "relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre". [5]
Le rapporteur de la loi s’est d’abord avoué "vraiment confus" que les rédacteurs de la loi aient écrit "droits de l’homme" avec une minuscule, regrettant "l’emploi du petit h qui est évidemment une erreur, car nous avions le grand en tête." Malgré ces regrets, c’est toujours avec une minuscule que l’expression figure dans le compte-rendu officiel de la discussion. On peut y voir la preuve que l’utilisation d’une majuscule pour signifier l’inclusion du genre féminin signale surtout que cette inclusion est considérée comme un détail.
Rappelons par parenthèse que la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme exige quant à elle que l’expression « droits de l’Homme » s’écrive strictement avec une minuscule [6]. Selon sa présidente Christine Lazerges, le "H" majuscule signifierait l’existence effective d’une complète égalité entre les hommes et les femmes, tandis que la minuscule signalerait au contraire que cette égalité reste à construire. La Commission, qui souligne dans son Avis sur la dénomination « Droits de l’Homme » [7] (hostile à un changement de dénomination) que : « Les mots ne sont certes pas neutres. Ils reflètent une histoire, voire une identité ou un combat pour celle-ci. Ils peuvent être un enjeu de pouvoir. », refuse donc au terme « Homme » une valeur générique, mais l’accorde à celui d’ « homme »... comprenne qui pourra.
Le rapporteur de la loi a ensuite continué : "Nous ne pouvons donner satisfaction à votre amendement et j’en demande le retrait, chère collègue, mais c’est une femme qui va vous expliquer pourquoi." Autrement dit, laissons les bonnes femmes s’occuper entre elles de leurs petites enquiquineries. Le message ainsi transmis est que la lutte contre la discrimination de genre relève d’une revendication catégorielle et non d’un principe universel, que l’égalité entre les femmes et les hommes vise à satisfaire les demandes d’un groupe d’intérêt particulier et non notre conception même de l’humanité.
Mais plus révélateur encore des motifs qui guident ce refus, le fait que la modification de langage demandée par Mme Coutelle a en réalité déjà été appliquée en 2014 dans un texte de loi adopté sans vote d’opposition (loi dite "relative à l’économie sociale et solidaire"). [8] C’est donc uniquement lorsque l’expression "droits humains" est employée pour signifier l’inclusion du genre féminin qu’elle est jugée irrecevable, tandis que rien ne s’oppose à ce qu’on l’utilise dans un texte de loi par pure inadvertance. Difficile de trouver un aveu plus explicite du sexisme qui motive consciemment ou non le rejet de cette modification de langage.
L’amendement déposé par Mme Coutelle a failli être adopté à une voix près. S’il y a un point où nous sommes d’accord avec nos contradicteurs.trices, c’est qu’il est inutile de discuter davantage de notre demande. Mais la charge de la preuve pèse désormais sur ceux et celles qui veulent conserver contre toute raison cette terminologie dépassée, et qui font perdre leur temps aux autres.