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L’« intelligence des plantes »

Réflexions sur la mentaphobie

par Yves Bonnardel
3 mai 2019

Comment gérer la dissonance cognitive consistant à éprouver de l’empathie pour les animaux et à les manger, souvent après qu’ils ont été tués dans d’atroces souffrances ? Parmi les arguments couramment entendus, figure celui-ci, d’une mauvaise foi redoutable : « les plantes, elles aussi, souffrent ». Ce « cri de la carotte » est censé clouer le bec définitivement aux anti-spécistes. Yves Bonnardel s’attache, dans le texte qui suit, à réfuter cet argument.

Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue. Tout l’ordre serait aussitôt menacé si on laissait croire que le petit veau aime sa mère,
ou qu’il craint la mort, ou seulement qu’il voit l’homme. L’œil animal n’est pas un œil,
l’œil esclave non plus n’est pas un œil et le tyran n’aime pas le voir.
Alain, Les Dieux, 1934.

Tout comme nous, la plupart des autres animaux perçoivent des sensations, connaissent des émotions et des sentiments, éprouvent des désirs, font preuve de volonté. Ce qu’ils ressentent leur importe. C’est cela qu’on appelle la sentience, voire la conscience.

Le terme mentaphobie a été forgé dès 1976 par le père de l’éthologie cognitive Donald R. Griffin pour désigner la propension, dans notre civilisation humaniste, à nier la cognition animale, à nier le fait que nombre de non-humains eux aussi connaissent des états mentaux [1]. La reconnaissance de la subjectivité d’autrui constitue un enjeu crucial : lorsqu’on veut nuire à quelqu’un, on se persuade qu’il est méchant ou « inférieur », ou qu’on ne lui nuit pas véritablement parce qu’il ne ressent pas grand chose. Des études montrent qu’on accorde moins d’intelligence et de sensibilité aux animaux qu’on mange. Au contraire, la prise en compte de ses intérêts nécessite évidemment de reconnaître que sa vie peut se passer bien ou mal et qu’elle lui importe.

Le négationnisme de la conscience animale emprunte des voies variées, qui peuvent parfois paraître paradoxales. L’une d’elle consiste à affirmer que « les plantes aussi souffrent » (le fameux « cri de la carotte »). Une affirmation censée démontrer qu’il est absurde de considérer la souffrance des animaux – puisque « tout souffre » de toute façon et qu’il n’y a pas de solution.

Dans notre société abyssalement spéciste, le caractère comparable de ces souffrances n’est censé valoir que pour les animaux et les renvoie en compagnie des végétaux à une commune et semblable radicale non-humanité, c’est-à-dire à cet amalgame catastrophique d’un point de vue éthique qu’on appelle « le vivant ».

De fait, autant la question de la subjectivité des animaux suscite encore de grandes réticences (il y a quinze ans, elle était souvent explicitement niée), autant l’hypothèse extrêmement improbable d’une conscience des plantes constitue un fantasme récurrent. Alors que la plupart des chercheurs et vulgarisateurs en cognition animale manifestent une grande prudence dans leurs assertions, les scientifiques et les essayistes qui parlent de neurobiologie ou de cognition végétales, d’intelligence des plantes, etc., ne brillent pas par leurs précautions méthodologiques : ils ne s’embarrassent pas de rigueur pour avancer que les plantes communiquent, font preuve de stratégie, etc.

Ils usent ainsi fort imprudemment (mais très volontiers) de termes impliquant un ressenti, une pensée, une intention. Pire, ils redéfinissent les termes. Ainsi [le biologiste Stefano Mancuso est-il amené à redéfinir l’intelligence, et de même Monica Gabliano la cognition, en les expurgeant de toute référence à une intériorité, à une subjectivité !

Au final, ils ne fournissent ni argumentaire convaincant ni preuve aucune, mais leurs formulations sont reprises avec empressement par les médias ; dernièrement, une revue de philosophie avançait ainsi que « les plantes pensent, apprennent et sont capables de communiquer ».

Certes, on découvre que les « comportements » des végétaux (et même des bactéries) sont beaucoup plus complexes qu’on ne l’imaginait. Cela ne nous donne aucune raison pour autant de penser qu’ils sont sentients, et a fortiori solidaires, aimants, ou que sais-je. L’évolution darwinienne a vu se mettre en place des processus biologiques qui entraînent une souplesse d’adaptation à des conditions très variées. De même que notre corps réalise à tout instant des prouesses sans que nous en ayons même conscience, de même les organismes végétaux « réagissent »-ils à leur environnement de manières qui peuvent être très sophistiquées.

Scientifiques, les chercheurs en biologie végétale devraient se soumettre au rasoir d’Occam : donner leur préférence, non à l’explication la plus « sexy » (féérique ?), mais à celles faisant appel au minimum d’entités non démontrées (comme une matière biologique indétectable remplissant une fonction similaire à notre système nerveux).

Nous utilisons en permanence à tort des termes impliquant une « agentivité » pour décrire des processus. Ainsi parle-t-on aujourd’hui de l’intelligence, de la mémoire, de la communication ou des stratégies des systèmes (informatiques, par exemple) ou des plantes, etc. Cela revient à « décrire un thermostat comme « décidant » de chauffer la maison quand la température tombe en dessous d’un certain seuil. »

Bref, lorsqu’on vide de toute subjectivité des termes aussi fondamentaux que « conscience », « intelligence », « communication », etc., ils ne désignent plus que des fonctionnalités. Ils en viennent à remplir le même rôle que la notion d’instinct autrefois : oblitérer la conscience des animaux, renvoyer leurs comportements à des mécanismes asubjectifs.

Les réflexions éthiques contemporaines convergent aujourd’hui vers l’idée que la sentience est « la chose la plus importante du monde ». A partir du moment où de la matière (vivante) devient capable de ressentir sensations et émotions (devient sentiente), elle développe des préférences et des aversions : ce qui « lui » arrive lui importe, il y a un « lui » qui existe ; ce n’est plus « quelque chose », c’est « quelqu’un ». Et nous devons prendre en compte l’existence de ce quelqu’un, c’est-à-dire le fait qu’il a des préférences et qu’il est affecté par ce qui lui arrive.

Or, comment réussir à faire émerger cette révolution éthique, si la notion même de sentience, de conscience, tend sans cesse à être vidée de toute subjectivité ?

P.-S.

Yves Bonnardel, essayiste, est l’auteur de « Quelques réflexions concernant les plantes », dans Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier, Pierre Sigler (dir.), La Révolution antispéciste, PUF, 2018.

Cet article a été publié dans Libération le 17 avril 2019 : nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur.

Notes

[1Contre la mentaphobie, de David Chauvet, L’Age d’homme, 2014, pp. 15.