À l’appui de cette assertion, le constat, sur la période étudiée, de 38 « unes » consacrées à la religion, dont 20% « se moquent principalement de l’islam » (soit 7). « Au total, concluent les sociologues, de 2005 à 2015, seulement 1,3 % des “unesˮ se sont moquées principalement des musulmans. De fait, Charlie Hebdo n’était pas “obsédéˮ par l’islam ». Outil de distanciation et d’objectivation, l’utilisation de données quantitatives, courante et reconnue en sociologie, a toutes les apparences de la scientificité, la « magie du chiffre », réputé objectif par nature, fonctionnant comme un argument d’autorité quasi-imparable, quand il est bien utilisé.
Aussi, la démonstration semble implacable : puisque l’hebdomadaire n’est pas obsédé par l’islam et que tout est rapporté à sa juste mesure, rien ne peut venir justifier les critiques qui lui sont adressées, et rien ne peut légitimer la parole de celles et ceux qui, réduits à « des extrémistes se revendiquant de l’islam [qui] cherchent à museler un journal qui se moque – entre beaucoup d’autres choses – de leur religion », mettent en garde quant à la dérive – réelle ou supposée – du journal.
Les sociologues n’ignorent pas que le « sens » de leur texte, comme toute production écrite destinée à rencontrer un public, est aussi en partie construit par celui-ci (et nul doute que notre texte n’échappera pas non plus à cette règle) ; les nombreux débats qu’il a suscités, notamment sur les réseaux sociaux, en témoignent : la tribune a été utilisée pour dire que Charlie-Hebdo n’était en rien islamophobe, et on peut supposer que c’est ce qu’ont voulu en faire les auteur·e·s, même sans énoncer explicitement cette idée, laissant soigneusement ce travail d’interprétation au lectorat.
Nous affirmons que cette démonstration masque davantage d’éléments qu’elle n’en dévoile, en mettant en avant un simple chiffre. Or, ce chiffre élude un ensemble d’hypothèses et de postulats qui, s’ils ne sont pas sérieusement interrogés et étudiés, ne lui confèrent qu’une faible valeur interprétative. Autrement dit, affirmer qu’à partir de cette étude, Charlie-Hebdo « conformément à sa réputation, est un journal irrévérencieux de gauche, indéniablement antiraciste, mais intransigeant face à tous les obscurantismes religieux, musulman inclus », laisser ainsi entendre que rien, dans le contenu du journal, ne pose problème (sur les musulmans ou sur d’autres sujets comme le sexisme), que les personnes qui s’en indignent ou le questionnent ont tort, est un glissement qui ne peut résulter du raisonnement proposé.
Les « obsessions » d’un journal ne se mesurent pas au nombre de ses « unes »
Étudier les « unes », ce n’est pas étudier le journal : les deux universitaires le précisent bien. Mais alors le titre de l’article qui, en recourant à la métonymie, assimile tout le journal à sa « une », est abusif. Il oublie que les accusations d’islamophobie dont Charlie-Hebdo a été l’objet n’ont pas reposé sur des « unes », mais sur des articles, éditoriaux et prises de position des membres de la rédaction, au cœur du journal et en-dehors. Dès lors, la « supposition » de l’enquête (« Le faible nombre d’abonnés que comptait Charlie Hebdo avant les assassinats laisse d’ailleurs supposer que c’est sur la base de ses “unesˮ que le journal a été accusé d’islamophobie ») relève davantage d’une intuition au doigt mouillé que d’une réflexion sérieuse.
En outre, étudier les « unes » seulement en tant que produit fini, comme si elles arrivaient ex nihilo, sans s’interroger sur la manière dont elles sont produites, est problématique. Gaël Villeneuve, sociologue des médias, souligne sur son blog que la sociologie du journalisme a depuis longtemps montré que le choix d’une « une » relève davantage d’une logique commerciale que des « obsessions » des membres d’un journal. Même chez Charlie, la « une » est souvent un dessin lié à l’actualité immédiate, un positionnement décalé sur ce qui fait parler dans le temps médiatique.
Et, quand bien on considérerait que les « unes » reflètent les seules préoccupations des journalistes, on ne sait ici rien des manières dont elles sont collectivement discutées au sein de la rédaction : font-elles l’objet d’un consensus ? Y a-t-il des débats, des conflits, des désaccords ? Comment les dessinateurs investissent-ils leur rapport la religion ? Et qui décide en dernier ressort ? La seule étude des couvertures tend à homogénéiser la rédaction, envisagée comme si elle se résumait à une seule plume, alors même que Charlie a très souvent montré sa capacité à être un journal où s’expriment en son sein des opinions plurielles, totalement neutralisées par la démonstration. En fait, bien trop d’éléments entrent en ligne de compte dans la production d’une « une » pour qu’on se contente d’en tirer des conclusions seulement à partir de ce qui est immédiatement visible.
Des chiffres en trompe-l’œil
D’abord, si c’est « l’obsession » qu’on veut réfuter, alors on se doit de contextualiser les données, c’est-à-dire de les mesurer par rapport au traitement médiatique général de l’actualité, en l’occurrence d’autres « unes » de la presse. Ce qui n’est pas fait dans ce travail.
Et, surtout, le traitement purement quantitatif des « unes » de Charlie-Hebdo consacrée à l’islam ne dit rien de la manière dont cette religion est traitée. Le fait d’exposer le débat en laissant entendre que les reproches faits à Charlie-Hebdo se posaient en termes de quantité relève d’une imposition de problématique et d’un procédé intellectuel douteux consistant à réfuter une proposition qui, à notre connaissance, n’a pas été tenue en ces termes. Les polémiques suscitées par Charlie-Hebdo ne portent pas sur le nombre de références à l’islam, mais sur les représentations de l’islam.
Il est bien sûr autorisé de choisir un point de vue inédit, mais alors il conviendrait d’en préciser les limites. Imaginons le parallèle suivant : 1,3% des discours d’un vieux leader d’extrême-droite évoquent la Shoah. Doit-on en conclure qu’il n’est pas obsédé par la Shoah ? Que, par extension et extrapolation, il n’est mû par aucun dessein antisémite ou négationniste ? Imaginons aussi qu’une minorité des « unes » du journal fasse figurer des femmes, ou plutôt une paire de seins, de fesses et un vagin. Leur faible représentation protégerait-elle la rédaction de Charlie de tout soupçon de phallocratie ?
La question n’est pas « l’obsession » quantitative, mais les modalités, logiques et registres d’expression. Songeons aux manières distinctes dont Charlie-Hebdo s’en prend aux religions : à propos du catholicisme, ses dessins représentent majoritairement la hiérarchie ecclésiastique, quand l’islam est avant tout abordé par le biais des femmes voilées, ou de pratiquants « ordinaires ». Interrogeons-nous sur l’absence de représentations « ordinaires » du catholicisme, et des positionnements politiques de ses pratiquant·e·s ; sur l’absence de caricature de l’islamophobie ; sur l’absence de renversement des clichés racistes. On ne peut relativiser la/l’im.pertinence d’un propos à la place qu’il occupe par rapport à l’ensemble dans lequel il se trouve, sans s’interroger en amont sur les rapports de domination au sein de la société, sur l’équivalence supposée de s’en prendre à telle ou telle religion, et les usages qu’on peut faire de ces dessins.
Pour le dire plus clairement : est-ce faire preuve de subversion que d’illustrer, pour s’en moquer, une religion stigmatisée à plusieurs titres dans la société française, par ses représentant·e·s les plus dominé·e·s ? Que l’on songe seulement à l’absence de poids politique de l’islam en France (bien que celui-ci soit fantasmé par la droite et l’extrême-droite), à son assimilation presque systématique à une menace qui pèserait sur la « civilisation occidentale », ou au sous-traitement médiatique des actes islamophobes, comme si, finalement, tout cela était bien mérité, on comprend que Charlie-Hebdo contribue à créer une « question musulmane ».
Autrement dit, si nous avons la faiblesse de ne pas savoir si Charlie-Hebdo est islamophobe ou islamophile, nous savons avec force que l’étude des « unes » ne permettra de conclure ni à l’une ni à l’autre de ces options, tout en suggérant toutefois une interprétation préférentielle.
Les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes
Ce n’est pas tout. En nous attelant à notre tour à une première analyse statistique sommaire des « unes » de Charlie-Hebdo (on les trouve facilement sur le Net, par exemple sur ce site, il se trouve que nous n’aboutissons pas aux mêmes résultats. Sur une période moindre (2010-2014), nous trouvons déjà 3,5 fois plus de références à l’islam en « une » que nos collègues (24 « unes » en 5 ans, contre 7 en 10 ans), et 21 concernant le christianisme (contre le même chiffre, mais en 10 ans) [1].
Il ne s’agit pas trancher sur la vérité de tel ou tel chiffre (pour cette raison, nous n’enfoncerons pas le clou en défendant les nôtres, pas plus que nous ne ferons de beau graphique pour en imposer, et ainsi entrer dans une surenchère de chiffres), mais plutôt de poser la question de leurs modes de construction et souligner que toute étude statistique se construit en fonction de critères choisis par l’analyste ; il lui revient de les expliciter, sans quoi son approche n’est pas falsifiable, donc non rigoureuse. Quelle définition exacte de la catégorie « islam » adoptent donc les sociologues en amont de leurs calculs ?
En l’occurrence, se pencher sur les classifications et catégorisations des « unes » en dit déjà beaucoup sur le parti-pris de nos collègues : seules quatre rubriques sont créées (« actualité économique et sociale », « sport et spectacle », « politique » et « religion »), comme si elles allaient de soi et étaient exclusives les unes des autres (le faible taux de « multi-classification », c’est-à-dire les « unes » qui font référence à au moins deux de ces quatre catégories, en atteste), alors que, précisément, les « unes » de Charlie jouent quasi-systématiquement sur un mélange des genres consistant à appliquer à un domaine donné les catégories de perception d’un autre domaine.
Par exemple, la « une » du 18 mars 2015 montre François Hollande et Manuel Valls aux commandes d’un hélicoptère proche de s’écraser, avec cette légende : « Départementales : encore une télé-réalité qui va finir dans le décor », rapprochement avec le crash d’hélicoptères lié à une télé-réalité de TF1 en Argentine. Alors, « Politique » ? « Actualité économique et sociale » ? « sport et spectacle » ? Ou d’autres catégories que l’on pourrait imaginer faire partie intégrante d’une autre typologie : « Faits divers » ? « Sciences et technologies » ? « Aviation » ? « Nécrologie » ? Aucune classification n’est neutre et chacune véhicule des interprétations qui balisent le sens à donner à des événements.
Nos collègues placent ainsi toute référence au « terrorisme » exclusivement dans la rubrique « actualité économique et sociale », et non dans « religion », ce qui exclut de fait toute prise en compte du terrorisme islamique dans la rubrique « religion ». Pour ce qui consiste en un usage politique de l’islam, et que Charlie ne s’est pas privé de caricaturer comme tel, le glissement est assez audacieux... et ne peut qu’aboutir à conclure à une représentation quantitativement faible et qualitativement « positive » de l’islam.
Charlie-Hebdo, obsédé par l’islam ? Ce n’est pas en posant la question en ces termes et en se contentant de cette étude que l’on pourra comprendre pourquoi des personnes se sentent offensées par ce qu’elles y trouvent. Ce qui est présenté de manière immédiatement lisible n’est pas nécessairement le plus pertinent. Dès lors, les sociologues qui font appel aux chiffres se doivent de garder prudence et humilité sur leurs résultats, en en signalant au moins les angles morts. Car, en effet, citant Olivier Galland, nous rejoignons nos collègues sur leur conclusion : le manque de connaissances sérieuses « laisse le champ libre aux interprétations et aux solutions simplistes ».