Tu sais, je pense que les films sont une conspiration :
« You know I think that movies are a conspiracy. I mean it. They are actually a conspiracy because they set you up. They set you up from the time you are a little kid. They set you up to believe in everything. They set you up to believe in ideals, and strenght, and good guys, and romance, and of course love. And no matter how bright you are, you believe it. »
Les films sont, vraiment, une conspiration, parce qu’ils vous piègent, dès que vous êtes un gosse : ils vous forcent à croire aux idéaux, à la force d’âme, aux types bien, à la romance et bien sûr à l’amour. Même si vous êtes intelligents.
Les films sont une conspiration
Les films sont une conspiration parce qu’ils vous piègent en prétendant que cette vie aura lieu, que vous rencontrerez les good guys et que l’amour existe. Les films sont une conspiration parce qu’ils sont optimistes : love stories, comédies romantiques, feel-good movies, buddy movies. Les films sont une conspiration parce qu’ils vous mettent des happy end dans le crâne.
Mais ce que dira Opening Night, c’est que certaines pièces – comme Second Woman, que répète l’héroïne du film – sont également une conspiration parce qu’elles sont pessimistes, sans espoir. Les pièces ou les films sont une conspiration quand ils sont cyniques, ironiques, dégradants, déplaisants, délétères. Ils vous piègent également quand ils vous disent que cette vie (la vie heureuse) n’aura jamais lieu. En ce qu’ils « informent » le vivant, en ce qu’ils lui présentent un « scénario de vie », un pitch, les films sont des agents de mort, des puissances de mort. Ils ne sont pas sérieux : ils sont très dangereux. Et le cinéma de John Cassavetes est obsessionellement un acte d’exorcisme face à la dimension morbide du cinéma stéréotypé, de la fiction stéréotypée. Le stéréotype est la conspiration. Il est la fausse ligne sur lequel les personnages sont supposés évoluer – et qu’ils doivent impérativement quitter.
Une guerre à mort contre le cinéma
Le cinéma de Cassavetes, avec sa recherche obsessionnelle de la « prise » haletante de vie, le cinéma de Cassavetes, avec les états émotionnels dans lesquels les acteurs sont plongés, les improvisations (vraies ou fausses), les détournements de récit (programmés ou non), le cinéma de Cassavetes, avec ses faux raccords, ses effets de « cinéma vérité », ses gros plans, ses images tournées à l’épaule, ses flous, ses « captations », son montage toujours incroyablement raffiné et brutal, sa musique originale mêlant souvent lyrisme grandiose et improvisation jazzy et surtout sa dimension intime, amoureuse, familiale, passionnelle, parentale, sexuelle, alcoolisée, tabagique, le cinéma de Cassavetes est un combat permanent contre la « conspiration de la mort » à l’œuvre dans le cinéma. C’est une guerre à mort contre le cinéma – et même le grand cinéma, une guerre à mort contre le cinéma classique.
Proust disait qu’un écrivain écrit sans cesse le même livre, et tous les romans de Dostoïevski pourraient s’appeler Crime et châtiment. Tous les films de Cassavetes pourraient s’appeler Shadows, Faces ou Love Streams. Ce sont tous des histoires d’ombres, de visages et de torrents d’amour. John Cassavetes a fait douze films, dont trois ont été désavoués par lui : Too Late Blues (1961), A Child is Waiting (1963), tentatives de cinéma classique, et son dernier, un film repris en cours de route pour filer un coup de main à Peter Falk, Big Trouble (1986). Les neuf autres marquent différentes périodes, étapes, tentatives singulières mais sont comme les différentes ébauches d’un même et unique film : celui qui rendrait le cinéma à la vie, celui qui sortirait le cinéma de la « conspiration », c’est-à-dire des stéréotypes et de la mort. Un peu comme le jazz semble s’extraire et lutter contre la partition du standard, un peu comme les improvisations, les solos de musiciens sont la dimension « vivante » du jazz, tandis que les standards sont une base écrite, potentiellement morbide, dont il va falloir s’extraire, qu’il va falloir conjurer, oublier et retrouver.
Il y a chez Cassavetes un amour méfiant pour le cinéma classique : un amour pour les films avec Humphrey Bogart ou Clark Gable, un amour pour les frères Marx, un amour pour ce que le cinéma classique porte de vie destroy, de vie libre et intense avec whisky, cigarettes, séduction . Mais une méfiance pour sa morale, pour son image du monde et de l’amour. Son premier film, Shadows (1959), est non seulement une immersion dans le monde du jazz, et une exploration des relations entre les noirs et les blancs du point de vue des métissés. Il est lui-même jazz, improvisation, montage, alternance d’espaces lents et d’espaces rapides, de moments calmes et de moments intenses : invention d’un espace de transition entre deux espaces. Invention de l’économie qui va avec. Et sur Shadows improvisent Charles Mingus et Shafi Hadi.
Des films bergmaniens avec des happy end
Après ses deux tentatives de réalisation hollywoodienne désavoués, Faces (1968) apparaît comme un deuxième Shadows – un Shadows de la maturité, tourné de nuit, sur six mois, et monté sur trois ans à partir de l’hypothèque de sa maison. Faces comme Husbands (1970) ne comprennent plus de trame narrative ni d’enjeu évident, si ce n’est suivre quelques personnages pendant un moment de vie, et voir dans celle-ci leur recherche incessante de l’amour d’autrui, leurs exaltations, leurs dépressions, leur retour à la vie de tous les jours après une crise importante – la menace de divorce et l’adultère dans Faces, la mort d’un ami et une virée dans l’alcool et l’adultère, encore, dans Husbands.
Dans Cinéastes de notre temps, Cassavetes dit qu’il veut adapter Dostoïevski en comédie musicale. Il a surtout transformé le théâtre de Strindberg ou de Tchekhov en feel-good movie. Cassavetes a fait des films bergmaniens avec des happy end – un oxymore permanent, qui tient à un double refus : celui du mensonge optimiste et celui du mensonge pessimiste, et qui réussi à intensifier le caractère non-idéal de la vie tout en glorifiant ses difficultés, son peu d’évidence, sa quotidienneté.
Un an après Husbands, Minnie & Moscowitz opère une autre rupture, une rupture avec son propre cinéma, ou un enrichissement : le film est construit autour d’un art poétique, une déclaration de guerre contre un cinéma et pour un autre – et les films suivants ont partiellement cette volonté affichée de participer d’une guerre contre la mort et contre le mensonge. Même s’ils participent aussi, curieusement, d’un acte rétroactif, comprenant l’amour de la musique jazz, du cinéma noir et blanc, du whisky et des cigarettes, et la recherche de la réconciliation entre les parents et les enfants, et se distinguent du rock, de la dope et du cinéma politique de son époque, les films de Cassavetes deviennent un dispositif de guerre contre les mensonges d’hier et les mensonges d’aujourd’hui.
Film extrêmement singulier pour 1975, A woman under the influence dresse le portrait de la femme au foyer, ordinaire, sans émettre de jugements négatifs sur ses possibles adultères ou ses cuites à l’alcool, mais en racontant avec lyrisme sa lutte de tous les jours pour élever ses enfants ou donner de l’amour à son mari et à leurs familles respectives. A woman under the influence raconte la grandeur de Mabel (Gena Rowlands encore), la femme ordinaire. Il présente sa vie comme tenant d’un héroïsme inouï – un peu comme Péguy qui disait, en ne plaisantant qu’à moitié, que le père de famille était « l’aventurier du monde moderne ». « Je suis très inquiet au sujet de la représentation des femmes au cinéma », dira John Cassavetes :
« C’est devenu pire que jamais, ça ne concerne que leur qualité de concubine, et la seule question est : vont-elles coucher ? Avec qui ? Combien d’entre eux ? Ca n’a aucun rapport avec les rêves des femmes, ou la femme en tant que rêve, rien à voir avec leur côté excentrique, leur côté merveilleux. »
Puis, par un effet de miroir ou de renversement, Meurtre d’un bookmaker chinois (1976), est un film sur un homme non-marié et non-père de famille, mais patron de club luttant et participant d’un monde de corruption, de gangsters, de meurtres. C’est Cosmo Vitteli (Ben Gazzara) qui boit, joue, et éponge ses dettes en « tuant » le bookmaker chinois, pour faire vivre son club bizarre, le Crazy, avec ses chansons d’amour barrées, son caractère freaky, waky, hors-normes.
Ces deux films sont deux « autoportraits » croisés, complémentaires et incompossibles, de Cassavetes comme « family man » (Mabel) et comme « artiste hollywoodien » (Cosmo). Et c’est Opening Night en 1978 qui en fait la somme ou plutôt la commune soustraction : un film sur une femme qui n’est ni mariée ni mère, mais qui doit lutter pour sa création, son monde wacky, son univers de vie, par tous les moyens.
Gloria (1980) ensuite proposera une méditation sur la maternité comme relation spirituelle et non biologique, et Love Streams (1984) sera beaucoup de choses, mais déjà un film sur une femme, Sarah (Gena Rowlands toujours) qui se demande quel pourrait être son art, elle qui n’arrive ni à peindre ni à écrire, mais semble tout donner à l’amour, semble être la maîtresse du flux d’amour, et attendre en retour un amour réciproque qu’elle ne reçoit pas.
Opening Night, plus que tous les autres, est un autoportrait de Cassavetes – un « portrait de l’artiste » – et l’accomplissement d’un art poétique qui se veut également un art de vivre. Car il n’y a plus de différence chez John Cassavetes : l’art doit être vie, il doit être jazz, musique, torrents d’amour, il doit faire circuler la vie, ou alors il ne vaut rien.
Cassavetes, cinéaste hésychaste
L’obsession de John Cassavetes pour la vie apparente son cinéma à un cinéma du souffle. Dans le documentaire Anything for John de Doug Headline et Dominique Cazenave (1993), Samuel Fuller parle de heart movies. Pas un cinéma gentil, pas un cinéma méchant, un cinéma du cœur. Et le cinéma de Cassavetes semble nourri surtout de deux spiritualités qu’il combine : une spiritualité orthodoxe, grecque, une spiritualité de chrétien d’Orient, liée à la philocalie et à la prière du cœur – la prière perpétuelle, qu’on trouve dans le courant hésychaste (spiritualité du Mont Athos, obsession de la répétition du nom du Christ comme respiration, Récit d’un pèlerin russe, etc.) et un ésotérisme juif, hassidique, kabbalistique et magique, impliquant la question de l’âme comme inspiration (ruah), la question des possessions (ibbur), la fabrication du golem et la présence des résidus psychiques (qlippoth).
La vie, toute la vie, est de se défaire des complots ourdis par les morts. Opening Night est aussi le film d’une tueuse de fantômes, une actrice chamanique faisant des allers-retours dans le monde de l’âme pour le nettoyer, et débarrasser les psychés de ses spectateurs des écorces morbides du Temps. Myrtle Gordon, un des plus beaux portraits d’artiste – et d’être vivant ! – jamais proposés au cinéma, est le portrait de quelqu’un qui ne cesse de lutter – une personne en guerre contre un fantôme, contre un texte qui s’apparente à une fixation de la vie, et contre le désespoir qui s’apparente à une manière de désavouer la vie.
Myrtle The Ghost Slayer mène une lutte de cinq journées pour réussir à offrir à son public quelque chose qui ne participe ni de la conspiration ni de la mort – alors que tout ne semble mener qu’à ça. Et le film raconte par quoi un créateur comme elle doit passer pour ça. Le film est un art poétique en ce qu’il élabore une poétique des états et des conditions pour donner de la vie à la vie, pour transmuter ce qui est vivant non en mort, mais en vie. En ce sens, Myrtle Gordon n’est pas seulement un portrait de Gena Rowlands, mais avant tout et surtout, un autoportrait de John Cassavetes vivant à travers Gena Rowlands, ou un « portrait combiné » avant le double portrait, psychique, symbolique, réversible, de Love Streams – un film qui se situe déjà dans le monde des morts.
Myrtle The Ghost Slayer
« Les films d’aujourd’hui ne montrent qu’un rêve et ont perdu tout rapport avec ce que sont les gens », dit John Cassavetes dans un entretien :
« Dans ce pays, les gens meurent à vingt-et-un ans. Ils meurent émotionnellement à vingt-et-un ans, peut-être plus jeunes encore… Ma responsabilité en tant qu’artiste est d’aider les gens après vingt-et-un ans… »
Opening Night est donc d’abord l’histoire d’une femme au milieu du Temps – l’histoire d’une femme qui n’a plus vingt-et-un ans. Myrtle Gordon (Gena Rowlands) répète une pièce écrite par Sarah Goode (Joan Blondell), The second woman, et mise en scène par Manny Victor (Ben Gazzara). Cette pièce raconte l’histoire d’une femme, Virginia (entre parenthèses, le vrai prénom de Gena Rowlands) qui doit assumer le fait de vieillir et n’y arrive pas.
Au premier acte, habillée en noir avec une voilette (sort-elle d’un enterrement ?), elle va retrouver son ancien amoureux d’il y a quinze ans, joué par un acteur dénommé Gus (John Tuell), qui vit avec sa femme, un autre couple (sa sœur et son beau-frère) et cinq enfants. Virginia est en situation de crise dans son couple avec son compagnon actuel, un photographe nommé Marty, qui lui reproche de vouloir sortir, boire au milieu de l’après-midi et choper des mecs. Pour lui laisser du temps afin de se retrouver, Marty part vivre à l’hôtel Beverly, période pendant laquelle Victoria recouche avec son ancien amoureux.
On ne saura jamais comment se termine The second woman, au sein d’un échange avec Marty, puisque toutes les versions de la pièce que nous verrons seront toujours réimprovisées, réinventées par Myrtle qui finira par entrainer dans sa réinvention son partenaire réticent et ancien amoureux, Maurice Aarons – joué par John Cassavetes. On sait juste que Myrtle considère que la pièce de Sarah Goode manque d’espoir, qu’elle est inutilement cruelle. Et toute sa lutte face à cette pièce, depuis les répétitions générales publiques à New Haven jusqu’à la première new-yorkaise sera de trouver comment la « tourner » enfin, comment trouver la force, et une sorte d’espoir tragique né du fond même du désespoir, de lui conférer la puissance de vie qu’elle manque et que tout acte créateur mérite. Si une œuvre d’art vous rend heureux à partir de mensonges, elle ne vaut rien. Mais si elle vous fait désespérer de la vie, elle ne vaut rien non plus. C’est toute la difficulté. C’est tout l’art.
Myrtle et Maurice vont en bateau
Dédicace à Pierre Tevanian : Myrtle Gordon, retournant sans cesse dans une même pièce de théâtre, The second woman, et souffrant d’y retourner jusqu’au moment où elle réussit à la faire « tourner » autrement, est évidemment la cousine américaine de Céline et Julie (peut-être bien, même, sa fameuse « lointaine cousine d’Amérique, avec une piscine rose, en forme de cœur » !), revivant sous hypnose la pièce perpétuelle du 7bis rue du Nadir-aux-Pommes jusqu’au moment où elles réussissent à la détourner de son unhappy end.
The second woman aussi est un monde imaginal ténébreux de ce qui cloche dans le monde – et si Maurice Aarons était moins con, Opening Night pourrait s’appeler Myrtle et Maurice vont en bateau.
De même que Céline et Julie luttent contre un mauvais théâtre qui est celui de la domination homme-femme et réussissent à en sauver la petite fille, Madlyn, de même Myrtle réussit à sauver sa relation pourrie avec son ex, Maurice (celui que « le public n’aime pas »), en l’entraînant dans sa transformation de The second woman : une pièce pessimiste, désespérée, injustement cruelle, sur la condition féminine et le caractère irrémédiable du vieillissement. Sous son inspiration, la tragédie devient comédie et The second woman devient une pièce de la réconciliation entre les anciens amoureux – une ode à l’amitié.
Mais à la différence de Céline et Julie, il y a une petite fille – ou plutôt une jeune fille – que la Ghost Slayer ne sauve pas. Parallèlement aux métamorphoses de la pièce, à la fin de la première répétition publique à New Haven, Myrtle Gordon croise le chemin d’une fan, Nancy Stein (Laura Johnson), qui pleure dans ses bras en répétant frénétiquement « I love you » et la suit en tremblant jusqu’à la voiture qui doit l’emmener au restaurant. Nancy se fait écraser dans un accident en quittant Myrtle – accident auquel cette dernière assiste, impuissante.
Myrtle tente ensuite de rendre hommage à Nancy en se rendant à une cérémonie funèbre chez les parents de cette dernière, qui l’accueillent gênés et lui font remarquer que, si elle avait des enfants, elle n’aurait pas agi ainsi. Myrtle va être poursuivie par le fantôme de Nancy, qu’elle veut croire son « amie imaginaire » avant que celle-ci ne la frappe, ne la roue de coups et ne lui exprime toute sa haine. Ce n’est plus Nancy qui parle, c’est une fille qui figure à la fois la jeunesse de Myrtle et la place de la spectatrice. Nancy est la jeune fille qu’elle ne sera plus, et Sarah Goode, l’auteure de The second woman (mais aussi son héroïne Virginia), la femme qu’elle ne veut pas devenir.
Portrait de l’artiste en Golem
Le film insiste beaucoup sur le fait que Myrtle Gordon, comme son personnage de la pièce de Sarah, Second Woman, n’a pas d’enfants. Le père de Nancy le lui fait remarquer, et c’est la dernière chose que, ivre, elle dit devant la glace alors qu’on la prépare à monter sur scène :
« Je n’ai pas eu d’enfants, je n’en voulais pas à l’époque. »
Pour les juifs orthodoxes, dont le père de Nancy fait partie, quelqu’un qui n’a pas d’enfants est quelqu’un de dangereux – a fortiori une femme. C’est resté une créature, et c’est potentiellement un Golem, quelque chose qui a été mis en action mais est resté informe, inachevé, imparfait, et qui tient à une lettre : cet aleph qui sur son front, sépare emet (vérité) de met (mort).
Le mot golem n’apparaît qu’une seule fois dans La Bible : Psaume 139, verset 16. Mais il revient ensuite pour définir Adam, matière sans forme, corps dépourvu d’âme, mais ayant la capacité de contempler toutes les générations à venir. On connaît l’histoire célèbre du rabbin de Prague, Judah Loew, racontée au XVIIe siècle, qui aurait crée un Golem mais aurait du le renvoyer à la poussière, lorsque, devenu fou, il mettait en danger toute la communauté.
C’est cette histoire qui est adaptée dans le film de 1920 de Paul Wegener et Henrik Galeen. Et il faut aussi penser au roman de Gustav Meyrinck de 1915, dans lequel le Golem est « une terrifiante allégorie sur la lutte d’un artiste en quête de lui-même » – selon le mot de Gershom Scholem.
Cette nature « informe » du Golem recoupe la fonction de comédienne de Myrtle, c’est-à-dire de créature entre les mains des apprentis sorciers comme des spectres. D’ailleurs on peut voir dans le développement du vedettariat ces deux dernières siècles une amplification de la dimension golem de l’humain. Et c’est cette « golemie » pandémique qui inquiétait probablement Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre contre le théâtre.
Telle le Golem, Myrtle est une créature insoumise, elle va mettre le texte en pièces aussi naturellement qu’elle va combattre les fantômes, elle est prête à sortir de scène pour demander du feu, ne pas se relever à la suite d’une gifle, s’adresser à Maurice, son partenaire, et lui rappeler qu’il ne s’agit que d’une pièce, etc. Remplie par autrui (texte, metteur en scène, public, partenaires, fantômes), Myrtle en retour dévaste tout (les vivants, les morts, les hommes, les femmes) pour faire de l’espace, permettre aux souffles de circuler, à la vie de passer. Myrtle Gordon est un « portrait de l’artiste » en Golem – c’est-à-dire en être destructeur, imprévisible, attirant et repoussant, prenant et donnant, insatisfait, dangereux, généreux, etc. C’est une créature insaisissable, imprévisible, forte, dangereuse – et partant créatrice, beaucoup plus que Sarah ou Manny.
Corrélativement, le film est donc un manifeste du théâtre ou du cinéma comme arts non des metteurs en scène mais des acteurs. John Cassavetes y est dans la droite lignée de Orson Welles et de sa critique du rôle tellement surestimé de metteur en scène – ce qui est encore plus vrai au théâtre qu’au cinéma, mais a tellement été oublié au cinéma qu’on ne le lit plus, presque exclusivement, que sous le prisme de la « volonté du cinéaste » quand tant de films ne reposent que ce sur ce qu’en font les acteurs. Dans Opening Night, Manny Victor n’est pas pour grand chose sur le résultat final de la pièce – comme Sarah Goode d’ailleurs, il est à moitié dans les choux. Celle-ci tient uniquement à ce que Myrtle Gordon et, un peu contraint mais finalement complice, Maurice Aarons, auront réussi à lui influer.
« Tu n’es plus une femme, Myrtle »
Le film insiste aussi sur la spécificité de la féminité de Myrtle : son partenaire dans la pièce, Maurice, est également son ex, et il lui dit cruellement au début, alors qu’elle le « pécho » pour l’embrasser :
« Pour moi, tu n’es plus une femme, tu es une professionnelle. Tu te fous de tout : relations, amour, sexe, affection. J’ai un petit rôle dans cette pièce, le public ne m’apprécie pas, je n’ai pas les moyens de tomber amoureux de toi. »
C’est Myrtle qui « pécho » les hommes, qui les coince pour leur rouler des pelles, que ce soit Maurice (qui la rejette), ou David (qui ne la rejette pas). Il n’y a qu’avec Manny qu’elle a une relation égale – tous les deux émettent la même intensité de violence dans l’expression de leur désir réciproque – même si on a quand même l’impression que Manny est beaucoup plus indécis et « brouillon » dans son rapport à elle. Au début du film, alors qu’elle est obsédée par la gifle qu’elle ne veut pas recevoir, il lui dit :
« Ca n’a rien à voir avec le fait d’être une femme. De toutes façons, tu n’es pas une femme. »
Mais ensuite, à plusieurs reprises, il insiste sur le fait qu’elle soit une femme incroyablement attirante. Manny reste un ami-amant intense mais balourd, tandis que Myrtle le regarde toujours avec une étrange virilité, une distance à la fois affectueuse et lucide.
Ce n’est pas un hasard non plus si la référence à Bogart revient. C’est la question que pose Myrtle à Manny : est-ce que tu trouves que je ressemble à Bogart – entre parenthèses, c’est probablement un signe supplémentaire que Gena Rowlands joue Cassavetes : Cassavetes pouvait franchement se demander s’il ressemblait physiquement à Bogart, Gena Rowlands c’est un peu moins évident. Alors qu’ils reviennent d’une nuit qu’ils ont probablement passé ensemble – vu le regard que leur lance Dorothy, la femme de Manny – et qu’il l’embrasse de façon un peu confuse dans les loges, Myrtle dit également à son metteur en scène :
« Fais attention à toi, Manny, fais attention à toi. »
Dans ce trajet qui est une lutte contre les formes stéréotypées de la féminité (maternité et soumission aux hommes), Myrtle croise, comme une anti-Macbeth, trois sorcières qui sont aussi trois mères : Sarah Goode, l’auteure de la pièce, et deux magiciennes : Vivian, jouée par la mère de John, Zoé Cassavetes, et Melva Drake, jouée par Lady Rowlands, la mère de Gena.
La présence des mères, la spécificité de femme sans enfants de Myrtle Gordon, l’obsession des autres pour qu’elle se lave les mains et le fait qu’elle refuse de le faire (on doit se laver les mains après un enterrement juif, ce qu’on voit en début de film, parce que sinon les morts restent accrochés), tout cela se combine dans ce portrait de l’artiste en femme célibataire sans enfants – portrait de l’artiste en guerrière nullipare.
Et le cercle des sorcières est un cercle que Myrtle doit également éviter à tout prix, risquant de la défaire de sa véritable nature guerrière pour l’enfermer dans le rôle de prophétesse ou de guérisseuse. À la différence des autres personnages joués par Gena Rowlands chez Cassavetes – en particulier le dernier, Sarah, dans Love Streams – Myrtle ne cherche jamais l’amour. Elle ne vit pas son destin comme dépendant de sa relation à un homme ou à des enfants. L’amour passe : elle le prend, le rend, il circule comme l’alcool, ou comme les cigarettes, mais son combat, le centre de sa vie, est ailleurs.
Le chanson de John
Opening Night est à John Cassavetes ce que La chanson de Jackie est à Jacques Brel : une mise au point, le produit de la « crise de la quarantaine ». Dans La chanson de Jackie, Brel se tient au milieu de sa vie, faisant allusion au jeune homme génial qu’il a été (« ma chanson de naguère, celle du temps où je m’appelais Jackie »), craignant le vieux con qu’il risque de devenir – sous trois formes différentes : un chanteur de charme, un maquereau/contrebandier, Dieu-le-Père. De même Myrtle / Cassavetes, dans Opening Night, regarde simultanément la jeune fille géniale qu’elle fut dans le fantôme de Nancy Stein et la vieille conne qu’elle peut devenir dans la personne de Sarah Goode – ou du personnage de sa pièce, Virginia.
Myrtle dit de Nancy qu’« elle est au dessus de tout, émotionnellement. » Et le film commence par un monologue étrange, comme si il avait été tiré d’une interview de Myrtle Gordon :
« They want to be loved. They need to be loved. The whole world want to be loved. When I was seventeen, everything was simple. I could do anything. My emotions were so close to the surface. I find it harder and harder to stay in touch. »
Ils veulent être aimés. Ils ont besoin d’être aimés. Quand j’avais dix-sept ans, tout était simple. Je pouvais tout faire. Mes émotions se tenaient tout près de la surface. Je trouve ça de plus en plus dur de garder le contact.
La pièce Second Woman est d’ailleurs une sorte de parodie de film de Cassavetes – comme un film de Cassavetes raté, mort, nul – avec cette famille impulsive au début, ces échanges réitératifs et décousus ensuite (ce « You don’t get to me » qui renvoie immanquablement au « You get to me » de Faces). Mais aussi bien tout le cinéma de John Cassavetes aurait pu être une succession de Second Woman si la vie n’avait pas pris le dessus, si son cinéma n’était pas toujours celui de la vie jouée, sentie, qui prend le dessus sur la nature morbide, mortifère du texte ou du squelette. Tout le cinéma de Cassavetes est dans Myrtle : son combat contre le squelette morbide du récit, sa tentative donner vie à un personnage de théâtre et à une action de scène par un amour destroy, alcoolisé, violemment passionné, terriblement tabagique.
Le fantôme de la spectatrice
Le fantôme de Nancy change de nature pendant le film où il apparaît quatre fois. D’abord subrepticement dans la loge simple regard, gros plan, sourire affectueux de Myrtle qui la regarde, mains qui se rapprochent.
La deuxième fois, dans la salle de bain alors que Manny est dans le salon et s’excite tout seul, Nancy commence un monologue sur sa vie : les journées passées à rêver en écoutant de la musique, attendre la tombée de la nuit, les films et les concerts qui commencent après six heures, les garçons et les hommes plus âgés qui viennent la chercher… Manny semble un moment les regarder toutes les deux, dans un plan qui annonce la découverte des fantômes dans Shining, mais on comprend très vite qu’il ne voit que Myrtle – et Myrtle lui cache la présence de Nancy en prétendant répéter son texte, puis en couchant avec lui.
Dans ces deux premières apparitions, on peut encore accréditer la thèse de l’amie imaginaire que Myrtle défendra le troisième soir contre les craintes de Sarah, face à la première sorcière, Vivian. Mais la nuit même de cette visite écourtée, lorsque Myrtle revient chez elle, Nancy n’est plus qu’un fantôme affamé, proche de la vision des fantômes japonais, en colère, capables uniquement de violence, de brutalité – Kiyoshi Kurosawa citera d’ailleurs Cassavetes comme inspiration principale pour la représentation des fantômes dans son cinéma. Une scène terrible montre Myrtle projetée très brutalement contre les portes et les murs dans la chambre de Sarah qu’elle a rejoint en catastrophe.
Dans sa quatrième apparition, chez la deuxième sorcière, Melva, Nancy se révèle pour ce qu’elle est : pas seulement la jeune fille, ou un fantôme de Myrtle jeune, mais une « spectatrice archétype », la spectatrice comme suppôt :
« Je ne suis pas un fantôme. Je ne vous ai jamais ennuyée. Je vous ai consacré ma vie. Les films, la musique. J’ai 17 ans. J’aime le sexe. J’aime exciter les gens. Et c’est ça le théâtre, c’est du sexe. »
Ses paroles font penser à celles d’une spectatrice dans Télétests, l’émission produite naguère par Jean Frappat :
« On est écrasé. De l’autre côté je sens toujours un écrasement. On ne peut pas sublimer. On se sent jamais sublimé. On prête nos âmes, nos yeux, nos enfants, et le reste, et : rien, au fond. Les motivations sont basses. On utilise la beauté des êtres qui regardent et : ça ne répond pas. »
Bien sûr la spectatrice parle d’une télévision médiocre, tandis que Nancy parle de films, de musique, de théâtre sublimes. Mais le problème est le même : le spectateur donne quelque chose, on utilise sa beauté, que lui rend-t-on en échange ?
Nancy, c’est la spectatrice-archétype en tant que personne sacrifiée par l’œuvre d’art. C’est celle qui, dès le départ, meurt. Et d’une certaine façon, tout spectateur est mort quand il regarde le film, puisqu’il s’arrête de vivre le temps de la projection, et qu’il accepte toujours de se faire incuber par le film. Et c’est cette dernière incarnation que Myrtle, bien malgré elle, doit sacrifier, mais aussi dans le sens où elle doit à la fois sacrifier Sarah Goode et son texte stéréotypé, figeant, glaçant le vivant, et le fantôme affamé de Nancy et ses ressentiments de spectatrice. Parce que Myrtle a une œuvre à produire, la pièce, et qu’elle doit à la fois combattre son enfermement dans le texte et sa remise parmi les fantômes.
Nancy est également le fantôme de ce que tout artiste a du sacrifier pour être ce qu’il est : c’est-à-dire son antique nature contemplative, réceptrice, yin, transmutée en action, yang. Nancy est le « possible » non-actualisé que l’artiste a supprimé pour produire de l’actuel. Nancy est l’inaccomplie, l’inachevée. Pour être cette artiste-guerrière qui fait des allers-retours dans le monde des morts, Myrtle Gordon a dû sacrifier et doit toujours sacrifier la jeune fille en elle, c’est-à-dire la spectatrice, la réceptrice, la muse, le « ravin du monde ».
La Tueuse
Myrtle Gordon est l’archétype de la guerrière gnostique. Plus destroy, moins morale, elle est déjà Buffy. Elle est la Tueuse. Elle est donc solitaire, et ses partenaires restent des êtres oscillant perpétuellement entre adjuvance et opposition. Le film s’articule autour de trois combats :
1. Combat de sa féminité non-stéréotypée contre les hommes-vampires Manny et Maurice, qui à la fois acceptent sa sortie du « monde des femmes » [1] mais pour ne lui en permettre aucun autre.
2. Combat de sa nature vivante contre la morbidité de Sarah, du « texte », des sorcières et des mères.
3. Combat de sa nature guerrière, active, contre la passivité à laquelle l’assigne le fantôme de Nancy, la « potentialité » ou la passivité – cette passivité mélancolique qui serait son death wish à elle, son vœu de mort. Every slayer have a death wish.
Opening Night est un « portrait de l’artiste en Blonde ». L’artiste est une Tueuse, parce que son travail est de nettoyer l’espace intermédiaire, de débarrasser l’espace psychique, le monde de l’âme, des écorces ou coquilles, des qlippoth drainés par la fiction – c’est là aussi que le film annonce Kiyoshi Kurosawa – et que ce travail se fait dans une violence inouïe. Le passage sur la scène de théâtre produit des syncopes sur Myrtle. La sortie de scène entraine des effondrements.
Les espaces de transition
Car enfin le sujet central du film est la coexistence des lieux de vie et des lieux de mort, et l’importance donc des couloirs et des transitions. Le cinéma de Cassavetes est depuis ode départ un cinéma des espaces de transition : l’adultère du couple de Faces (transition entre deux états de la relation, symbolisée par l’escalier qui mène vers la chambre), le deuil des trois hommes dans Husbands (transition entre deux âges de la vie, symbolisée par le métro dans lequel déconnent les endeuillés) ; la folie dans Une femme sous influence, ou même l’adultère pensé comme espace de transition entre deux moments de vie de famille (symbolisée par ce lit, lieu de passage où vont et viennent autant les parents que l’amant dans l’appartement), etc.
Dans Opening Night, le lieu principal, ce sont les coulisses du théâtre comme passage entre l’espace profane et l’espace sacré, mais aussi l’importance ou l’insistance pour les scènes de couloirs ou de halls dans les hôtels – et enfin le couloir de l’immeuble des Stein, où les Juifs en deuil se lavent les mains avant de rentrer dans l’appartement des parents de Nancy.
Love Streams se situera déjà dans la mort. Écrit, joué, réalisé, monté quand John Cassavetes se sait condamné. Il est écrit, joué, réalisé, monté depuis le monde des morts. C’est comme le monde de manifestation subtile dans la sixième saison de Lost : la création d’un espace pour que deux personnes se retrouvent une dernière fois, avant de partir. John et Gena se retrouvent, et cette fois-ci, ils ne sont plus un amant abusif et une femme qui le craint (Minnie & Moscowitz). Ils ne sont pas non plus ex-amoureux et partenaires de théâtre (Opening Night).
Cette fois-ci, John et Gena sont frère et sœur, et Gena n’est pas une artiste. Gena est obsédée par l’amour, par le fait de donner de l’amour, par le fait que l’amour qu’elle reçoit ne soit pas égal à l’amour qu’elle donne. John et Gena se retrouvent quelques heures, le temps de se redire qu’ils s’aiment – car désormais Gena devra continuer sans lui, et elle part avec le premier venu, le jeune homme rencontré au bowling, et laisse John tout seul, dans la maison sous la pluie, entouré d’animaux, dont un chien qui se transforme, par hallucination, en homme. Cette maison est le « couloir » du film, et l’image du film lui-même : le film comme espace de purification, le cinéma de Cassavetes comme espace de purification, salle de répétition du monde de manifestation subtile, que le spectateur quitte également, sous la pluie, dans des torrents d’amour.
Cassavetes alchimiste
Le cinéma de Cassavetes, là encore chrétien oriental, juif ou bouddhiste – est un cinéma de purification : un cinéma où on se débarrasse des scories et des écorces du passé, qui se débarrasse des qlippoth, ici pensés comme les stéréotypes qui naissent des émotions ou qualités associables aux sephirot. Dès que la vie se raidit et se transforme en mort, le cinéma de Cassavetes doit les couper comme des mauvaises branches sur son arbre de vie. D’où l’importance des effondrements de Myrtle à chaque fois qu’elle s’apprête à entrer sur la scène ou à en sortir. A chaque performance, Myrtle vit avec plus de violence la séparation des trois mondes : coulisses, scène, public. Et chaque fois ce lieu, la scène, est exploré et filmé différemment. La représentation du deuxième soir à New Haven montre un espace scénique totalement impossible pour l’appartement du premier acte, avec un public presque invisible, une scène énorme avec l’activité des enfants, et une salle de bains où Myrtle peut même se servir un verre d’eau !
Les scènes avec Maurice Aarons sont longtemps filmées de très loin, du point de vue du metteur en scène épiant le résultat, jusqu’à la dernière qui bénéficiera d’un traitement spécial, de près, mais comprenant le public – une manière de filmer qui rappelle plus le théâtre filmé à la télévision. Enfin, dans l’ensemble du film, la scène est présentée comme un autre monde, un espace imaginal, qui a d’autant plus d’importance pour Myrtle qu’il affecte les mondes imaginaux dont elle est, en tant qu’actrice-artiste, responsable. Qui sont sa responsabilité d’artiste.
Et le texte de Sarah Goode disparaît dans le jeu de Myrtle Gordon… The second woman disparaît ou plutôt se transmue comme dans l’alchimie… Ce qu’on voit dans Opening Night, c’est la pièce que Myrtle crée, avec Maurice, à partir d’un texte qu’on ne connaîtra jamais vraiment. Ce qu’on regarde, c’est son solo, son improvisation – un peu comme lorsqu’on écoute des compositions de Charlie Parker, qui sont des improvisations réécrites à partir de standards détournés, mais dont on a perdu la trace à force de variation. Et de même qu’il n’est plus pertinent d’entendre Cherokee dans Ko-Ko, on ne voit plus The second woman dans Opening Night. A travers The second woman, c’est presque une « œuvre au noir » que John Cassavetes tire de son premier cinéma, que la pièce rejoue. À travers la dissolution de The second woman, ce sont les forces encore trop mortifères – parce que dénuées de but, passionnellement irrationnelles – de Faces ou de Husbands que Opening Night coagule dans une nouvelle forme – qui est celle d’un « art de vivre ». Une œuvre au blanc.
Shadows, Faces, Husbands : œuvre au noir.
Minnie & Moscowitz, Meurtre d’un bookmaker chinois, Une femme sous influence, Opening Night, Gloria : œuvre au blanc.
Love Streams : œuvre au rouge.
La Femme de ma Mort
Robert Filliou disait que l’art était ce qui rendait la vie plus intéressante que l’art. Isabelle Carlier dit que Myrtle est l’incarnation de cet art, et c’est aussi ce qui la sépare de Nancy, qui est encore la spectatrice-groupie, la passion, l’émotion extrême, quand Myrtle a atteint, dans son hygiène de vie très spéciale, une forme de détachement, une forme de calme. Elle porte sa mort en elle – comme Buffy, encore. Parce que non seulement toute les tueuses ont un vœu de mort (« Every slayer has a death wish »), mais la mort est leur « don » (« death is your gift ») – ou leur « cadeau », comme préfère le traduire avec poésie Chloé Delaume : « La mort sera ton cadeau ».
Nancy Stein n’est pas seulement le fantôme de la spectatrice, elle est la mort de Myrtle Gordon. Nancy est ce que Myrtle a délibérément tué en elle, et qui est toujours présent en elle, en permanence offerte en sacrifice : elle est la Femme de sa mort. Myrtle Gordon, comme Buffy Summers, est celle qui peut « donner sa mort » pour autrui :
« Ce n’est même pas un souhait, c’est une condition de la lutte » (Isabelle Carlier)
À chaque fois qu’elle monte sur scène, Myrtle meurt et se réveille dans le monde des morts, où elle pourrait s’effondrer tout à fait, mais dont elle tente de conjurer les puissances ténébreuses.
On retrouve, dans cette vision de la fiction, la notion de scène comme préparation au monde des morts, comme théâtre égyptien (Virginie di Ricci). Le film lui-même devient un espace intermédiaire, un couloir, un passage entre la vie et la mort. Opening Night n’est pas seulement le soir de la première d’une pièce, mais la répétition générale de l’au-delà ; la répétition de notre vie-dans-la-mort. Opening Night, c’est notre vie. Nancy Stein est la Femme de notre mort et Myrtle Gordon celle de notre métamorphose. Nous passons toute notre vie à New Haven, cherchant à apaiser les vivants et les morts jusqu’au soir de notre première. Et le soir de la première pourrait être chaque soir de notre vie.