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La Marche de toutes les femmes ?

(À propos de la manifestation féministe du 6 mars 2004)

par Java
8 mars 2004

Informé de la tenue d’une manifestation dont l’objet était d’unir toutes les femmes et les hommes de bonne volonté contre les valeurs machistes et sexistes véhiculées par la société français, je décidai de m’y rendre.

Si la cause féministe en général suscite mon intérêt, un groupe mérite à mes yeux un soutien fervent, celui de celles victimes d’une double discrimination : discrimination sexiste, en tant que femmes vivant dans un pays sexiste ; discrimination raciste, en tant qu’arabes vivant dans un pays raciste. Une combinaison concrète des deux : une loi qui veut exclure celles qui portent un voile du droit d’apprendre.

Dans la matinée, France Inter puis Libération m’informent tout d’abord que la question du voile va surgir dans la manifestation. Ils focalisent ensuite leur présentation de la manifestation sur les socialistes des Ni putes ni soumises, dont le mot d’ordre n’est pas de taper sur le gouvernement, contrairement au collectif d’associations qui organise la manifestation. Ni putes ni soumises tape uniquement sur les mecs des cités.

J’arrive à la manifestation. Je constate de visu ce que je connaissais par ouï-dire de ce mouvement prétendument féministe dont l’une des dirigeantes qui ne cesse de gloser sur ce que " nous vivons nous, les jeunes filles des cités " est une dame de 30 ans, domiciliée à Belleville, et qui supporte donc quotidiennement la souffrance que vivent les demoiselles de 15 ans qui vivent à la Courneuve. Je constate ce samedi ce qu’est ni putes ni soumises en terme de moyens financiers : une sono crachant à tue tête et en boucle la chanson du disque " ni putes ni soumises " enregistrée en studio, une flopée de mains jaunes vestiges de SOS Racisme, des panneaux roses estampillés au nom exclusif et manichéen du mouvement, un service d’ordre impressionnant, un immense ballon gonflé à l’hélium, et environ 50 demoiselles qui dansent et chantent. En fin de manif, le mouvement s’appropriera la revendication avec un partenariat Skyrock : camion concert. Ni putes ni soumises, c’est les moyens colossaux d’un grand parti politique, l’écho médiatique qui va avec (la cible commune, les mecs des cités, ça facilite la compassion) mais la force de mobilisation d’une petite association de quartier. C’est-à-dire à peu près rien.

Je trouvais le groupe avec lequel je comptais manifester un peu plus loin, en amont du cortège, à l’angle d’une rue, décidé à montrer que les filles voilées ne sont pas seules et ne souhaitent qu’une chose : disposer des mêmes droits que toute femme est en droit d’exiger et d’obtenir. Une petite centaine de personnes compose ce groupe très hétérogène : hommes, arabes ou pas, femmes, voilées ou pas. La dernière manifestation que j’ai effectuée à leur côté a réuni environ 5000 personnes, c’était la manifestation contre la loi d’exclusion. Là, les moyens ne sont pas les mêmes que Ni putes ni soumises : une banderole plastifiée " non aux lois d’exclusion ", et des panneaux en bois sur lesquels des slogans étaient inscrits, tous dénonçant le sexisme, la discrimination et réclamant l’égalité des droits entre hommes et femmes, mais réclamant que ces droits soient étendus à toutes les femmes. Donc à l’encontre d’une loi discriminatoire pourtant défendue par le mouvement précité. Ce mouvement est d’ailleurs la cible de deux panneaux qui m’ont amusé, deux faibles réponses aux attaques verbales permanentes dont sont victimes les jeunes filles voilées, violences verbales rabâchées sur les ondes. Ces panneaux indiquaient pour l’un " ni pythie ni sous- muse " (les hellénistes apprécieront), et pour l’autre " très pute, très soumise " (exhibée par une fille non voilée, réponse plus directe au slogan-titre particulièrement manichéen dudit groupe). Des slogans reviendront : " école laïque, choisis pas ton public ", " dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l’éducation ", " voilées, non voilées : solidarité ", " voilées non voilées contre le sexisme ". Entre autres. Des slogans d’ouverture, d’appel à la lutte commune. Manifester pour le droit des femmes voulait dire, pour moi, soutenir celles qui sont le plus amenées à souffrir dans une société sexiste et raciste, une société qui inscrit la discrimination dans son marbre législatif.

La manifestation commence. Une à une, les organisations plus ou moins féministes passent devant nous, clamant des slogans antisexistes et nous regardant avec gêne, mépris ou haine, parfois avec gratitude, c’est selon. Nous entonnons les slogans énumérés plus haut. Je me sens bien, parce que je suis sûr de défendre une cause juste.

Une bousculade. D’où je suis, il me semble qu’un homme est sorti du cortège pour être agressif envers notre groupe. J’interprète peut-être. Peut-être une discussion houleuse qui a mal tourné. Je ne sais pas. Mais j’entends très rapidement le mot d’ordre circuler : on ne répond pas aux provocations. L’appel est au calme, au courage et à l’indifférence.

Notre groupe entre dans le cortège derrière la LCR (qui souhaitait garder une distance certaine avec nous, faut pas mélanger) et devant les JCR, Jeunes Communistes Révolutionnaires, qui nous ont accueilli avec le slogan " c’est pas les immigrés, c’est pas les filles voilées, c’est le gouvernement qu’il faut virer ". Ouf.

Entre République et Nation, notre groupe a donc maintenu une distance avec la LCR, et a subit de manière incessante les regards méprisants des uns, les provocations haineuses des autres. Des filles voilées dans un cortège pour les droits de la femme, ça fait tache. Un objectif s’imposait alors : protéger les plus exposées, les filles voilées, de toute agression physique. La tension du début de manifestation pouvait le faire craindre. Un petit cordon d’hommes et de femmes, main dans la main, se met naturellement en place. Nos slogans fusent encore, notre plaisir de courir, danser même pour certaines, de revendiquer ensemble, nous fait plaisir. Mais énerve d’autres. Les slogans aussi : " on n’est pas résigné(e)s, on n’est pas fatigué(e)s ". Les médias apprécient, ils pourront gloser, leur zoom sur 100 personnes dans une manifestation de 7000 marcheurs attirera l’attention des auditeurs. Même les médias qui n’ont pas vu une manifestation de 5000 personnes quelques semaines plus tôt sont là pour les 100 que nous sommes.

La fin de manifestation est tendue. Notre groupe avance sur la place de la Nation. Les " féministes " des ni putes ni soumises sont là, comme celles et ceux des autres associations. L’arrivée d’un groupe comprenant des filles voilées gêne terriblement. Leurs revendications pour être associées aux droits exigés par les autres femmes trouvent peu d’écho. Devant un camion de la CGT, notre passage inspire surtout le silence. Une dame, cinquantenaire, applaudit, un jeune garçon aussi. Il serait faux de relever uniquement le mépris et la haine. Mais c’est ce qui m’a le plus marqué. Si je m’y attendais de la part desni putes ni soumises ou du PS, je ne pensais pas la sentir aussi forte sur l’ensemble du parcours, intense en fin de manifestation. Une fille voilée fait honte à une femme revendiquant son émancipation. Au lieu de la soutenir et de s’allier à elle pour lutter contre le sexisme, cette dernière la méprise. Ce mépris, je l’ai lu dans des centaines de regards. Le mépris vers les arabes (hommes) qui forceraient ces filles à se voiler, le mépris vers ces filles qui font honte à la lutte féministe en acceptant un voile qu’on leur pose de force sur la tête. Que penser des cris rageurs et nettement dirigés de tel prétendu anarchiste, le point en l’air " ni dieu, ni maître, ni prosélytisme " ? Face à tant de mépris, je rêvais à voix haute de médias m’expliquant où sont les extrémismes. L’extrémisme, je l’ai lu dans des regards que ces filles supportent en permanence, dans les transports en commun notamment. Après les attentats du 11 septembre, une collègue de travail, française d’origine algérienne, témoignait de ce regard oppressant qui pesait sur elle, consternée de voir qu’on pouvait l’associer à ces événements : expression concrète d’un racisme latent. Un racisme que j’ai pu constater dans la manifestation du 6 mars dernier.

France Info, vers 22h.

Le zoom fonctionne : un compte-rendu de la manifestation parle d’un groupe " d’une dizaine de filles voilées " dont l’une des pancartes indiquait " très pute, très soumise ", et bien encadré par " un service d’ordre ". Je n’ai plus en mémoire le qualificatif qui a été donné à ce service d’ordre dont on a vu l’utilité plus haut. Mais du reportage de la journaliste, restait une description trop entendue, fausse et schématique, de l’image qu’on ne cesse de donner des hommes des cités et des filles qui en seraient constamment soumises : une dizaine de filles voilées (ben et nous alors ?) sont allées manifester pour provoquer (seule pancarte citée), encadrées par un service d’ordre solide, donc fait de leurs oppresseurs d’hommes. Mensonge délibéré appuyant une fois de plus sur les clichés les plus insupportables. Une des pancartes brandie par une manifestante (sans voile) dans lequel la journaliste ne m’a manifestement pas vu (tout comme les environ 90 personnes qu’elle a omis de citer), pancarte portée par une fille, disait : " marre de : Arabe = voleur, violeur, voileur ". Marre en effet de ce discours construit, répété, ressassé, faisant d’un fantasme une réalité par le biais d’un reportage bidon, goutte d’eau dans un flot de mensonges.

Le discours fantasmagorique de Chirac sur le " bruit et l’odeur " a fait du chemin dans les esprits français. Je ne reviendrai pas sur le consternant portrait que Chirac dressait de la France dans son discours du 17 décembre 2003 (consultable sur le site Internet de l’Elysée). Je m’arrêterai sommairement sur le portrait qu’il fait des Français, des années après avoir justifié par ses fantasmes le racisme qui gangrène notre société. Le 05 décembre 2003, lors d’une discussion avec des élèves du lycée Mendès France de Tunis, Chirac disait :

" Mais je considère que les français, étant ce qu’ils sont, le port du voile, qu’on le veuille ou non, est une sorte d’agression qu’il leur est difficile d’accepter, comme si on voulait avoir un signe ostentatoire juif ou catholique ou protestant ou bouddhiste. "

C’était ce même français qui devenait " fou " à la vue d’un prétendu homme et de ses " trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, qui gagnent 50 000 francs par mois de prestations sociales sans naturellement travailler ".

La manifestation de ce samedi 06 mars 2004 m’a fait comprendre que ce Français, même si je n’en doutais pas, existait bien. J’ai pu voir, défilant aux côtés de ces filles voilées, que les fantasmes de Chirac trouvent écho dans bien des crânes, et transpirent dans bien des yeux.

Une amie très chère, à qui je faisais un rapide compte rendu téléphonique de la manifestation dans le but inavoué (et inassouvi) d’obtenir une sorte de réconfort approbateur, me disait : " mais quand je vois une fille voilée, ça m’interpelle quand même ". A cette amie, dont je me sens idéologiquement très proche, comme à tous ceux qui m’objectent qu’une fille voilée est une fille soumise, je réponds que voir une fille voilée ne me choque pas plus que voir une bonne sœur sur un vélo (situation fréquente où je vis) : libre à elle de penser ce qu’elle pense, de croire en ce qu’elle veut croire, d’aller ou elle va, d’être ma voisine ou pas. Libre à elle de choisir son chemin spirituel, libre à elle de ne pas penser comme moi. Et libre à elle de revendiquer les même droits que n’importe quelle femme est en droit d’exiger. Voir une fille voilée ne m’inspire ni pitié, ni haine, ni quelque sentiment que ce soit qui puisse différer de ce que je ressens à la vue de n’importe qui (hormis peut-être celles et ceux dont l’uniforme porte un lourd héritage répressif). À la jeune fille voilée dont je peux croiser le regard, je lui souhaite, par l’absence de mépris, par l’acceptation totale de sa présence, bien du courage !

O bon peuple françois
Dors sur tes deux oreilles
Mais je n’jurerais pas
Loin s’en faut aujourd’hui
Que l’histoire ne s’enraye
Sous le ciel de Paris.

" Paris, oct. 61 ", La Tordue.

8 mars 2004