À celles et ceux, encore nombreu-se-s, qui se scandalisent de voir accolés ces termes à leurs yeux antinomiques que sont la République et le mépris ou le racisme, on ne peut qu’opposer les faits. La compatibilité entre le racisme et la République n’a pas à être démontrée : elle est constatable empiriquement. Ce n’est pas l’extrême droite monarchiste, ce n’est pas Maurras, ce sont d’authentiques républicains, unanimement célébrés comme tels, qui ont géré et célébré pendant plus d’un siècle l’oppression coloniale – qu’on songe, par exemple, à Jules Ferry et à ses déclarations sur les droits et les devoirs des « races supérieurs » envers les « races inférieures ».
Ce n’est pas l’extrême droite monarchiste qui, dans l’entre-deux-guerres, a mené des campagnes politiques violemment xénophobes à l’encontre de ceux qu’on appelait alors les « indésirables » - du moins pas seulement, et ce n’est en tout cas pas l’extrême droite monarchiste qui, au pouvoir, a instauré des mesures policières spécifiques contre les immigrés et des lois de « préférence nationale » dans l’accès à des millions d’emplois (7 millions exactement, soit près d’un tiers des emplois recensés). Le livre de Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, donne un aperçu saisissant de cette « œuvre politique » de la troisième République.
Aujourd’hui encore, ce sont bien des républicains qui refusent d’ouvrir à tous ces « emplois réservés » - ils n’ont été ouverts qu’aux « ressortissants de l’Union européenne ».
Ce sont des républicains qui ont instauré la double peine.
Ce sont des républicains qui, depuis des décennies, laissent prospérer dans une impunité quasi complète une discrimination massive par « la race, l’ethnie ou la religion », pourtant proscrite par la loi.
Ce sont d’authentiques républicains qui, après avoir totalement ignoré ce qu’on appelait alors la « main-d’œuvre immigrée », après avoir ignoré notamment les conditions de travail et de logement indignes qui leur étaient imposées, ont fait de la stigmatisation de l’ « immigration », de la « seconde génération » ou de l’« islam » un fond de commerce électoral.
C’est Jacques Chirac, alors Premier ministre, qui déclare en 1976 qu’il ne devrait pas y avoir un million et demi de chômeurs puisqu’il y a un million et demi d’immigrés.
C’est son successeur Raymond Barre qui, deux ans plus tard, appelle le patronat à « substituer » une main-d’œuvre nationale à une main-d’œuvre immigrée – ce qui signifie concrètement : pratiquer la discrimination, théoriquement prohibée, en licenciant prioritairement des immigrés et en embauchant prioritairement des Français.
C’est le Parti communiste français (PCF) qui, en 1981, part en guerre contre un foyer de travailleurs immigrés au nom du « seuil de tolérance dépassé ».
Tout cela se passe à une époque où le Front national (FN) est quasi inexistant politiquement. Puis c’est le Premier ministre socialiste Laurent Fabius qui déclare en 1984 que Jean-Marie Le Pen « pose de bonnes questions », c’est le président François Mitterand qui reprend en 1989 le thème du « seuil de tolérance dépassé », c’est son prédécesseur Valéry Giscard d’Estaing qui parle en 1991 « d’invasion », c’est à nouveau Jacques Chirac, la même année, qui dénonce une « overdose d’immigrés », stigmatise « le bruit et l’odeur » des familles africaines et préconise la préférence nationale pour l’accès aux prestations.
Ce sont enfin des gouvernements républicains, de gauche et de droite, qui ont multiplié depuis trente ans les réformes démantelant le droit d’asile et le droit à l’entrée et au séjour des étrangers.
Parler d’un racisme républicain, c’est donc prendre acte d’une réalité. C’est accepter de simplement regarder notre République en face, telle qu’elle est et non telle qu’elle se rêve et s’auto-célèbre. C’est prendre acte du fait qu’aujourd’hui comme dans le passé, une très grande part des discours et des actes racistes est le fait d’authentiques républicains, qui se revendiquent comme tels et se reconnaissent les uns les autres comme tels (au point qu’un « Front républicain » se constitue entre eux lorsque « l’autre » de la République, l’extrême droite, risque de remporter une élection).
Mieux que ça : c’est le plus souvent au nom de la République et de sa supériorité (sur les « féodalités » africaines par exemple, ou les juridictions musulmanes) que des hiérarchies racistes ont été construites au temps de la colonisation, et c’est au nom de la République qu’est maintenu le statu quo inégalitaire : c’est toujours « la République » qui est invoquée, comme un ex-voto, pour rappeler à l’ordre les immigrés ou les Français « de couleur » lorsqu’ils se rassemblent et s’organisent afin de combattre le racisme et les discriminations.
Il est vrai aussi qu’« au nom de la République », ou plus précisément de « ses principes », la liberté, l’égalité et la fraternité, des luttes d’émancipation ont été menées. Mais, justement, si la signification d’un mot dépend des forces qui s’en emparent, il est patent qu’aujourd’hui, le mot « République » est plus souvent prononcé pour justifier une inégalité et « remettre à leur place » les immigrés et leurs enfants que pour revendiquer une réelle égalité de traitement. Force est en tout cas d’admettre que des usages racistes du signifiant « République » existent (comme existent des usages sexistes ou homophobes du même signifiant), qu’ils sont même légion, et qu’il n’y a aucune raison de les nommer autrement que « racisme républicain ».
L’objet de mon livre – La république du mépris – est d’en mesurer l’étendue, d’en comprendre les ressorts, et d’en analyser les reformulations récentes, plus particulièrement celles de la période 2002-2005 qui a été dominée, tant sur le plan de l’activité législative que sur celui de la présence médiatique, par la figure de Nicolas Sarkozy, avant de se conclure par l’accession de ce dernier à la Présidence de la République. De nombreux épisodes (lois, mouvements sociaux, controverses intellectuelles, « affaires » médiatiques) y sont évoqués, dont le récit détaillé est disponible sur ce site sous le titre : Chronique du racisme républicain, 2002-2007.
Parler de racisme républicain, ce n’est donc pas, comme feignent de le comprendre les républicanistes intégristes, s’en prendre à « la République » en général. Ce n’est pas dire que la République est raciste par nature – plus raciste par exemple que d’autres régimes comme la monarchie ou l’empire. Ce n’est pas dire que tout individu qui se déclare républicain est nécessairement un raciste qui s’ignore. C’est une république et non la république qui est en cause – mais il se trouve aussi que cette république particulière n’est pas n’importe laquelle : c’est la nôtre, telle qu’elle a été construite et a administrée depuis deux siècles.
Parler de « racisme républicain » n’est pas davantage un refus des idéaux proclamés de liberté, d’égalité et de fraternité. C’est au contraire souligner le fait que l’Etat républicain a rarement été fidèle à ces idéaux – ou plus précisément le fait que cet Etat a poursuivi en réalité d’autres idéaux, en faisant passer avant la liberté et l’égalité la préservation d’un certain ordre social et symbolique – dans lequel « l’Occident » domine à tous points de vue « l’Afrique » et le « monde arabo-musulman », et où les immigrés ne sont que des « travailleurs » censés raser les murs et baisser la tête.
Enfin, parler de « racisme républicain », ce n’est pas prétendre que seuls des républicains peuvent être racistes. Il est indiscutable qu’en France a existé une forte tradition raciste anti-républicaine, qui s’est incarnée notamment dans l’antidreyfusisme, l’Action française et le régime de Vichy, et qui a aujourd’hui encore ses nostalgiques, au Front national comme dans le reste de l’extrême droite – et même un peu au-delà. Mais il convient d’ajouter que ce racisme antirépublicain n’est pas le seul, qu’il ne l’a jamais été, que certains des plus valeureux dreyfusards étaient par ailleurs colonialistes, que des antifascistes et des résistants, y compris de gauche, se sont révélés incapables de comprendre et d’accepter le soulèvement des peuples colonisés, et qu’aujourd’hui, les propos et les actes racistes dépassent de très loin des cercles de l’extrême droite.
Le racisme républicain a en effet ceci de particulier, qui le rend extrêmement dangereux, qu’il est massif : l’extrême droite, même si elle progresse dangereusement, a été capable jusqu’à maintenant de rassembler 18% des votants au second tour de l’élection présidentielle de 2002, ce qui est beaucoup trop mais demeure bien en deçà du succès des énoncés racistes ou xénophobes comme « il y a trop d’immigrés », « Les Maghrébins sont plus difficiles à intégrer », « L’islam est vecteur de violence » ou « Les Français doivent être embauchés prioritairement », qui recueillent des taux d’approbation de 20, 30, 40 % et parfois davantage – sans parler des pratiques discriminatoires, elles aussi massives. Le racisme républicain est, en d’autres termes, un racisme beaucoup plus « ordinaire », ce qui implique une autre particularité : il est beaucoup moins facilement identifié – et par conséquent beaucoup moins condamné et combattu. C’est même un racisme qui s’ignore, car il se dissimule – nous y reviendrons – sous les plus belles parures : la protection des « petites gens », le féminisme, la laïcité, le « vivre ensemble » ou la liberté d’expression… C’est donc un racisme « respectable » et même « vertueux » (selon les formules de Rachad Antonius, Saïd Bouamama, Nacira Guénif-Souilamas) qui s’exprime et se transmet en toute bonne conscience.
C’est aussi un racisme qui imprègne l’Etat, qui s’inscrit dans des politiques publiques, des dispositifs administratifs, des lois et des circulaires (sur « l’immigration », « l’intégration », la « prévention de la délinquance », la « défense du principe de laïcité » et même, comble de l’ironie, le « devoir de mémoire » et la promotion de « l’égalité des chances »), alors que l’extrême droite n’a jamais eu accès à l’appareil d’Etat – son ascension s’étant arrêtée pour le moment à la gestion de quelques municipalités.
S’il existe un racisme républicain, en quoi consiste-t-il exactement ? Davantage qu’une idéologie bien circonscrite, il s’agit plutôt d’une espèce de « culture commune », étonnamment compatible avec les options idéologiques les plus diverses : traditionalisme, gaullisme, ultra-libéralisme, social-libéralisme, social-démocratie, stalinisme, trotskisme, anarchisme, anarcho-syndicalisme, voire féminisme et écologisme. Cette culture commune s’incarne dans un vocabulaire commun, un ensemble de croyances et surtout d’habitudecommunes, qui déterminent une certaine manière de penser et de percevoir.
Le plus facile à repérer, ce sont tout d’abord certains mots récurrents : république, ordre, valeurs (les fameuses « valeurs de la République »), mais aussi les mots insécurité, incivilité, communautarisme, universalisme, intégration, laïcité, islamisme, sphère publique et sphère privée, repentance ou victimisation… Toute personne employant par inadvertance l’un de ces mots n’est évidemment pas automatiquement étiquetable comme « raciste-républicaine », mais il ressort de l’expérience que, lorsqu’on entend l’un de ces mots, la probabilité est forte d’avoir affaire à un discours raciste.
Au-delà du vocabulaire, on peut relever quelques postures caractéristiques. La première est un rapport particulier et problématique aux « jeunes de banlieue », qui peut aller d’une condescendance « amicale » et « fraternelle » à des formes extrêmement agressives de peur ou de haine (dès lors en tout cas que ces « jeunes de banlieue » ne sont pas des « miraculés scolaires » reconnaissants à l’égard de « l’école de la République »), et des injures de Nicolas Sarkozy contre la « racaille » au complexe de supériorité fort mal placé d’une bonne partie de la gauche et de l’extrême gauche à l’égard de ce qu’elle perçoit comme un lumpenproletariat, tout juste bon à « faire du bizness » ou à « brûler les voitures d’autres pauvres ».
Le second trait récurrent est un rapport particulier et problématique à l’égard de l’islam et des musulmans, qui se décline lui aussi sous des formes différentes, du mépris à la haine, en passant par une combinaison des deux. D’un côté, nous avons une certaine tolérance et même une certaine bienveillance, fortement teintée de paternalisme, à l’égard des « musulmans modérés » - c’est-à-dire des musulmans considérés comme tels parce qu’ils ont le bon goût de rester « discrets » et de se soumettre en tous points au « consensus républicain ». Mais cette bienveillance paternaliste va de pair avec un rapport phobique à tous les autres musulmans, qualifiés indifféremment de « radicaux », « d’islamistes » ou « d’intégristes » dès lors qu’ils manquent de discrétion ou dérogent au consensus.
Le troisième trait récurrent est un rapport particulier et problématique au passé colonial : une propension à le minimiser, et surtout à minimiser son impact sur le présent. Pour certains (grosso modo, l’essentiel de la droite, mais aussi certaines personnalités de gauche comme le socialiste Georges Frêche), la nostalgie de l’empire colonial est pleinement assumée. D’autres – l’essentiel de la gauche – concèdent que la colonisation est critiquable, mais font preuve d’une capacité de reconnaissance très limitée, fortement tempérée par des maximes très commodes, relevant du truisme (« la colonisation appartient au passé ») et de la tautologie (« le passé est le passé »).
D’autres encore, notamment à la gauche du Parti socialiste, vont plus loin et semblent accepter non seulement une condamnation sans appel de la colonisation, mais aussi l’hypothèse d’un impact de cet épisode historique sur la situation présente des immigrés, mais, là encore, sous conditions : d’une part, que cet impact s’avère « en dernière instance » négligeable à côté de la « lutte des classes » ou de la « mondialisation libérale », d’autre part, que la critique du passé colonial et du présent postcolonial soit laissée aux intellectuels et aux partis d’avant-garde, et non aux descendants de colonisés eux-mêmes. Ce dernier point est essentiel : d’une manière générale, le racisme républicain peut se définir comme l’incapacité d’admettre l’hypothèse – et plus encore l’incapacité d’admettre l’existence – de l’immigré ou du « jeune issu de l’immigration » en tant que sujet politique, porteur d’une parole et d’une pratique politique propres.