C’est à Yoko Ono que je veux rendre hommage. D’abord parce que John mérite mille hommages mais les a eus, alors que Yoko mérite des hommages qu’elle n’a pas eus et démérite les sarcasmes et les vilénies qui se déversent abondamment sur elle depuis près de cinq décennies. Nul-le en effet n’a plus que Yoko Ono servi d’accoucheur ou d’accoucheuse du sale mec et du gros raciste anti-asiate qui sommeillait au fond de tant de babyboomers de gauche, d’anciens hippies androgynes et épris de spiritualité orientale, ou d’enfants du rock qui « auraient voulu être noirs ». Rares en effet sont les fans et plus rares encore les rock-critics qui n’ont pas donné de la voix dans le concert de clichés qui s’est abattu sans discontinuer sur la « Dragon Lady » depuis ce jour fatidique de novembre 1966 où elle est entrée dans la vie de l’Idole, faisant d’elle – je ne cite que les formules les plus canoniques – une sorcière, un boudin, une arriviste, une dominatrice et bien entendu une fouteuse de merde, responsable entre autres forfaits de l’éclatement de la belle équipe des « quatre garçons dans le vent » [2].
Tout cela est fort bien résumé par un répugnant compte Facebook intitulé « Yoko Ono should have died instead of John Lennon. For people who are against that japanese slut » [3], et par la page Wikipedia de Yoko Ono où l’on trouve cette phrase sublime de concision, qui renferme un intense et puissant concentré de crétinerie humaine :
« Même si le temps qui passe la réhabilite peu à peu, Yoko restera dans l’esprit de millions de fans la manipulatrice, castratrice, fourbe, démon avant-gardiste en minijupe qui a provoqué la séparation des Beatles. »
La phrase est absolument vraie, bien sûr, si on la lit comme un discours indirect libre, exposant de manière distante – et même ironique – ce qui malheureusement se pense et se dit chez les fans de John Lennon. Mais cette lecture distanciée n’est pas franchement encouragée par la tournure générale de la notice, qui s’affranchit à maintes reprises de la « charte de neutralité » de Wikipedia, notamment dans ce passage où le point de vue évidemment partial d’un ancien mari est présenté comme objectif, et sert même de fondement à une extrapolation pas vraiment bienveillante... ni très originale :
« Des années plus tard, Toshi révélera à un journal japonais que Yoko avait toujours besoin qu’on la traite comme une reine. Elle était égoïste et morbide. Dès le début, la jeune femme a des aventures extra conjugales. Son mari en souffre, mais il ferme les yeux (...) Toutes les relations qu’aura Yoko par la suite suivront le schéma établi par son mariage avec Toshi. A chaque fois, Yoko semble avoir besoin d’un homme qui l’aide à se sortir d’une mauvaise passe, mais qui devient très vite un instrument qu’elle utilise pour compenser ses ambitions déçues. »
Castratrice disent-ils donc aussi, et ce grief est sans doute le seul qui se fonde sur du réel, même s’il le fait bêtement, salement et à contresens. Yoko disent-ils a dévirilisé Lennon : en séparant John de ses compères, en l’éloignant de la « scène rock », en l’introduisant dans d’autres mondes artistiques et politiques – le mouvement anti-guerre, le féminisme, la cause noire, la cause irlandaise – et en concevant avec lui des happenings gauchistes ou pacifistes, en lui inspirant des chansons d’amour pas du tout rock’n’roll et même une chanson de Noël [4], en le quittant pendant plus d’un an puis en le retrouvant et enfin crime des crimes en faisant de lui, pendant plus de cinq ans, un « père au foyer », elle l’a humilié, ridiculisé, émasculé !
Ce qui n’est pas faux du tout, c’est qu’au contact de Yoko, John s’est démasculinisé : tant dans les postures corporelles que dans l’écriture – paroles et musiques – et dans la manière de poser sa voix, il y a un avant et un après Yoko. Il y a un monde entre le style petite teigne hétéroviolente [5] du Lennon rock’n’roll, période Hambourg et Liverpool, et le Lennon maigrichon et binoclard posant tout nu dans les bras de Yoko, et il y a un monde surtout entre les fanfaronnades imbéciles et menaçantes de You Can’t Do That (1964) ou Run For Your Life (1965) [6] et la drôlerie, la joie, l’ivresse amoureuse de The Ballad Of John And Yoko (1969) – et surtout ces miracles de délicatesse, absolument inouïs dans la musique populaire masculine jusqu’alors et peu réentendus depuis, que sont Don’t Let Me Down (1969) et le merveilleux tryptique Oh Yoko - Love - Oh My Love (1970-1971). Ou encore, près de dix ans plus tard, Woman et Grow Old With Me.
La métamorphose n’a d’ailleurs pas produit seulement une autre manière de chanter l’amour, mais aussi une autre manière de chanter tout le reste : sa mère, Dieu et les autres mondes possibles, la politique et la célébrité – je pense à ces autres merveilles : Mother, God, Imagine, How ?, Watching The Wheels ou Working Class Hero, et à ce beau et drôle de machin venu au monde le 6 février 1970 sous le nom d’Instant Karma !, qui dit notamment :
« Why in the world are we here ?
Surely not to live in pain and fear » [7]
Et puis il y a enfin, toujours dédié à Yoko, le sublime Jealous Guy, dont les paroles constituent un retour critique et même un complet reniement des rengaines machistes de « Beatle John ». Aux comminatoires Please Please Me, Run For Your Life ou You Can’t Do That – « that » désignant le simple fait que sa chérie va « parler à un autre type » – répond une incroyable douceur, une certaine contrition plutôt rare dans la gente masculine, en tout cas une appréciable réflexivité :
« I didn’t mean to hurt you
I’m sorry that I made you cry
I didn’t want to hurt you
I’m just a jealous guy » [8]
Dans quelle mesure est-ce Yoko qui a « rendu » Lennon si… différent ? La victime n’était-elle pas consentante ? Le plus machiste des Beatles [9] n’y a-t-il pas mis du sien ? Ou bien la métamorphose ne procède-t-elle pas précisément de la rencontre, de l’« affinité élective » et de la « double capture » [10], de ce singulier agencement « John-et-Yoko », aussi difficilement décomposable en une « Pygma-Lionne » et son jouet masculin qu’en un Génial Auteur et sa Muse ? La réponse est en vérité impossible et la question pour tout dire ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse est que cette métamorphose est généralement imputée et reprochée à Yoko alors que dans toute l’histoire du rock’n’roll et de la musique populaire il en est peu d’aussi belles.
Les petits et grands malins objecteront que Yoko n’est pas une Sainte, mais pauvres cons, je m’en doute ! Je sais qu’aucune femme n’est une Sainte mais qu’aucun homme non plus, et je vois surtout qu’on ne tient pas autant rigueur aux hommes qu’aux femmes de ne pas l’être. Je sais aussi que John non plus n’est pas un Saint [11] et qu’il faut plaindre le peuple qui a besoin de héros. Cela n’empêchera certes pas qu’on dénonce encore jusqu’à la fin des temps la manière dont « la veuve noire » gère « d’une main de fer » l’héritage de son défunt mari, un héritage pourtant qui de plein droit lui revient plus qu’à n’importe quel beatlemaniaque – ou alors, que celui qui jette la première pierre renonce auparavant à son propre héritage.
Cela n’empêchera pas que perdure ce reproche fondamental qui s’exprime sur Facebook dans sa hideuse nudité, et sous des formes plus habillées dans des médias plus « haute couture » : celui d’avoir survécu. Celui de n’être pas morte à la place du héros de la classe ouvrière WASP (White Anglo-Saxon & Patriarcal), celui surtout de s’être construit un personnage de veuve un peu moins éploré et effacé que prévu. Celui d’avoir continué à vivre et produire [12] et de l’avoir assumé, sans frime mais sans honte, avec beaucoup de dignité et d’intelligence :
« Je ne sais pas pourquoi j’ai eu à traverser ce que j’ai traversé. Mais vous savez, on peut vivre le restant de ses jours dans la désolation, ce que beaucoup font et ont le droit de faire, ou bien décider, pour ainsi dire, que finalement le fait d’être en bonne santé, d’avoir un toit et quelques bons amis est quelque chose dont on peut se réjouir. » [13]
Je me doute aussi que tout ne tourne pas autour de Yoko, et que par exemple la démasculinisation de Lennon advient dans tout un contexte socio-historique : le mouvement anti-guerre et la vague hippie, dont l’antivirilisme éthique et esthétique fut patent [14]. Peut-être ce processus de dévirilisation s’explique-t-il aussi par d’autres rencontres que celle de « Miss Lennono » : celles de « Sister Morphine », « Cousin Cocaïne » ou « Lady Heroïne ». Seulement voilà : tous les gauchistes, tous les hippies et tous les junkies ne se sont pas à ce point déconstruits et dévirilisés. Toutes les dissidences et toutes les addictions, loin, très loin de là, n’ont pas produit Jealous Guy.
En assassinant John Lennon, le 8 décembre 1980 à New York, Mark David Chapman a mis fin à une histoire d’amour qui, comme toutes les histoires d’amour, n’a été ni pure, ni éternelle et sans divorce, mais a existé, persisté et produit dans la culture quelque chose d’unique et de précieux. Que le héros de la classe ouvrière repose en paix, et longue vie à la sorcière.