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La banalité du mâle : Louis Althusser a tué sa conjointe, Hélène Rytmann-Legotien, qui voulait le quitter

Deuxième partie : Le contexte social du meurtre

par Francis Dupuis-Déri
5 février 2017

Louis Althusser, philosophe à l’Ecole Normale Supérieure, assassine Hélène Legotien, sa femme, le 16 novembre 1980. Dans un article publié initialement dans Nouvelles Questions féministes en 2015, Francis Dupuis-Déri revient sur la thèse qui va s’imposer dans les débats publics, celle de la folie, à grands renforts de cautions intellectuelles empressées de disculper le tueur. Un des intérêt de cet article est de fournir les éléments factuels montrant, de façon implacable, la pertinence d’une autre grille de lecture, elle sociologique et féministe, qui donne à voir un meurtre finalement très banal.

Première partie

« Je me souviens de mon interminable question : mais comment se peut-il que j’aie tué Hélène ? »
Louis Althusser (1994 : 286)

Du meurtre de Legotien par son conjoint, nous n’avons que le récit du meurtrier. L’autobiographie écrite par celui-ci au milieu des années 1980 et publiée en 1992, deux ans après sa mort de cause naturelle, s’ouvre ainsi :

Tel que j’en ai conservé le souvenir intact et précis jusque dans les moindres détails […] voici la scène du meurtre telle que je l’ai vécue. Soudain, je suis debout, en robe de chambre, au pied de mon lit dans mon appartement de l’École normale. […] Devant moi : Hélène, couchée sur le dos, elle aussi en robe de chambre. […] Agenouillé tout près d’elle, penché sur son corps, je suis en train de lui masser le cou. […] Je ressens une grande fatigue musculaire dans mes avant-bras : je sais, masser me fait toujours mal aux avant-bras. Le visage d’Hélène est immobile et serein, ses yeux ouverts fixent le plafond. Et soudain, je suis frappé de terreur : […] je sais que c’est une étranglée. Mais comment ? Je me redresse et hurle : j’ai étranglé Hélène ! Je me précipite, et dans un état de panique intense, courant à toute force […] vers l’infirmerie où je sais trouver le Dr. Étienne […] [t]oujours hurlant je monte quatre à quatre l’escalier du médecin : “J’ai étranglé Hélène !” (Althusser, 1994 : 34).

Catherine A. Poisson (2008) et Vania Widmer (2004) ont procédé à des études serrées de cette mise en récit et elles concluent qu’elle est minée par un problème important : « Althusser est absent du meurtre. Le meurtre se déroule sans lui » (Widmer, 2004 : 13). Il massait sa conjointe, puis il a une sorte d’absence, presque une rêverie, et quand il reprend conscience, Legotien est morte. Cette mise en récit reprend des éléments de discours qui se retrouvent dans les médias lorsqu’il y est question des « crimes passionnels » : « les termes choisis tendent à décrire ce moment [du meurtre] comme un accident, comme l’accident d’un être sujet à l’égarement et non pas sujet de son crime » (Houel, Mercader et Sobota, 2003 : 129).

Dans son autobiographie de plus de trois cents pages, Althusser raconte son histoire personnelle pour expliquer son meurtre. Il suggère que ce crime s’explique par des ressorts psychologiques et psychanalytiques, évacuant toute référence à la politique des sexes et au féminisme. Or, ce meurtre ne constitue pas un événement exceptionnel, particulièrement si on le replace dans le cadre du système patriarcal en France, où il a eu lieu. En effet, les féministes ont bien démontré que la violence masculine contre les femmes est un phénomène sociologique, en plus d’être l’objet d’importantes mobilisations féministes, y compris à l’époque où survient le meurtre.

Après Maryse Jaspard (2005 : 11-13), Alice Debauche et Christelle Hamel (2013 : 5) ont rappelé que la dénonciation des violences masculines contre les femmes a été « l’une des questions majeures soulevées par le mouvement féministe des années 1970. […] La dénonciation des différentes formes de violences envers les femmes fut l’objet de nombreuses manifestations et de nombreux écrits militants — manifestations de nuit, procès politique, etc. » Le meurtre de Legotien par son conjoint philosophe marxiste et militant communiste survient donc après une décennie de mobilisation féministe au sujet des violences masculines contre les femmes.

Ce philosophe célèbre qui enseigna à nombre de futures vedettes intellectuelles (Étienne Balibar, Regis Debray, Michel Foucault, Bernard-Henri Lévy, Jacques Rancière) et qui côtoyait des personnalités célèbres (Paul Éluard, Jacques Lacan) semble avoir totalement ignoré — si on se fie à son autobiographie — le féminisme, aussi bien comme mouvement social que comme théorie. Mobiliser l’analyse féministe permet pourtant de rappeler la signification sociologique et politique du meurtre puisque le « privé est politique », d’élaborer une lecture critique de l’explication avancée par le tueur lui-même et ses alliés et de rappeler que la protection sociale dont a joui le tueur de la part de ses alliés n’est pas exceptionnelle quand des célébrités masculines tuent ou violent des femmes.

En moyenne tous les deux jours en France, un homme tue sa conjointe ou son ex-conjointe. Legotien est l’une de ces femmes assassinées. Il s’agit d’un phénomène social, doté d’une certaine régularité. Les données sont d’ailleurs à peu près constantes depuis plus de vingt ans en France et dans d’autres pays, comme au Canada, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et ailleurs. Déjà en 1977, Questions féministes rappelait que les violences masculines contre les femmes surviennent souvent dans le cadre d’une relation de couple (Hanmer, 2012 [1977] : 98-99). Environ un tiers de ces meurtres de femmes [1] surviennent en situation de séparation ou de séparation annoncée. L’homme décide de tuer sa conjointe ou son ex-conjointe, plutôt que d’assumer qu’elle le quitte et s’émancipe de la relation.

De l’avis même du meurtrier, Legotien lui avait dit qu’elle voulait le quitter quelques jours avant qu’il ne l’assassine. Dans son autobiographie, Althusser (1994 : 165) relève par des propos pour le moins équivoques son refus de laisser sa conjointe le quitter : « les départs violents d’Hélène, […] je ne pouvais [les] supporter : ils m’étaient autant de menaces de mort (et on sait quel rapport actif j’ai toujours entretenu avec la mort). »

L’assassin se présente comme une victime de la femme qu’il a tuée, mais qui aurait menacé sa survie à lui, l’homme. Ces propos concordent avec les remarques de spécialistes des homicides conjugaux qui indiquent que « la raison la plus souvent invoquée par les hommes qui ont commis un homicide conjugal est l’incapacité d’accepter la séparation conjugale », les meurtriers déclarant ne pas pouvoir « tolérer la perte de leur conjointe et […] vivre le deuil de la relation. » (Lefebvre et Léveillée, 2011 : 12) Dans son autobiographie, Althusser s’explique ainsi :

Je ne sais quel régime de vie j’imposai à Hélène (et je sais que j’ai pu être réellement capable du pire), mais elle déclara avec une résolution qui me terrifia qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, que j’étais pour elle un “monstre” et qu’elle voulait me quitter à jamais. Elle se mit ostensiblement à chercher un logement, mais n’en trouva pas sur-le-champ. Elle prit alors des dispositions qui me furent insupportables : elle m’abandonnait en ma propre présence, dans notre propre appartement. Elle se levait avant moi et disparaissait tout le jour. S’il lui arrivait de rester chez nous, elle refusait de me parler et même de me croiser […] j’avais toujours ressenti une intense angoisse d’être abandonné et surtout d’elle, mais cet abandon en ma présence et à domicile me paraissait plus insupportable que tout. (Althusser, 1994 : 279-279)

La situation semblait dramatique, puisqu’il ajoute : « Elle me déclara qu’elle n’avait plus d’autre issue, étant donné le “monstre” que j’étais et la souffrance inhumaine que je lui imposais, que de se tuer. » (Althusser, 1994 : 279) Selon l’assassin, Legotien lui aurait même demandé de l’aider en la tuant. En cette période, le couple était totalement isolé, au point où il ne répondait plus au téléphone, ni à la porte. On ne répondait même plus aux coups de téléphone du thérapeute qui suivait indépendamment Legotien et Althusser et qui cherchait à les joindre car il savait le couple en crise, ou à tout le moins Althusser pour qui il avait même entrepris des démarches afin qu’il soit hospitalisé.

Les spécialistes débattent pour savoir si les hommes qui commettent des homicides conjugaux sont des conjoints intrinsèquement violents, ou si un conjoint paisible peut soudainement passer à l’acte et tuer sa conjointe. Les données statistiques ne permettent pas de trancher. L’idée d’un continuum de la violence est tout de même avancée par la recherche féministe pour désigner des situations où la femme assassinée par son conjoint ou son ex-conjoint a été la cible d’une escalade de violence au fil de la relation (Lefebvre et Léveillée 2011 : 12).

Dans son autobiographie, Althusser lui-même se désignait comme un « monstre » et mentionnait les « perpétuelles disputes » qui l’opposaient à sa conjointe (Althusser, 1994 : 270). Il se confesse : « je lui étais réellement intolérable tant mes provocations et mes agressions ininterrompues lui étaient blessantes, quasi mortelles. » (Althusser, 1994 : 275) La relation était donc non seulement conflictuelle, mais marquée par de la violence, à tout le moins psychologique, sans compter qu’il s’agissait aussi d’une relation inégalitaire à l’avantage de l’homme, en termes de réussite professionnelle, de prestige et d’influence sociale, de réseaux sociaux et affectifs. Il n’était pas déraisonnable que Legotien veuille quitter son conjoint, ni si surprenant que celui-ci réagisse mal à cette volonté d’émancipation.

Troisième partie.

P.-S.

Bibliographie
Althusser, Louis (1994). L’avenir dure longtemps. Paris : Stock/IMEC.
Arce Ross, German (2003). « L’homicide altruiste de Louis Althusser ». Cliniques Méditerranéennes, 1(67), 222-238.
Blais, Mélissa (2009). « J’haïs les féministes ! » : Le 6 décembre 1989 et ses suites. Montréal : Remue-ménage.
Blais, Mélissa, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurtzman et Dominique Payette (Éds.) (2010). Retour sur un attentat antiféministe : École polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989. Montréal : Remue-ménage.
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Cipriani, Lucile (2003). « Mort de Marie Trintignant : Nul n’a su contourner l’agresseur ». Le Devoir, 3 septembre (texte consulté sur le Web le 10 janvier 2015 : http://www.ledevoir.com/non-classe/35211/mort-de-marie-trintignant-nul-n-a-su-contourner-l-agresseur).
Corpet, Olivier et Yann Moulier Boutang (1994). « Présentation ». In Louis Althusser, L’avenir dure longtemps. Paris : Stock/IMEC.
Delphy, Christine (2011). « “C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un Gentleman” ». In Christine Delphy (Éd.), Un troussage de domestique (pp. 9-25). Paris : Syllepse.
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Dubec, Michel (2001). « André Gide aurait-il pu juger Louis Althusser ? ». Journal français de psychiatrie, 2(13), 37-39.
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Hanmer, Jalna (2012 [1977]). « Violence et contrôle social des femmes ». Questions féministes, 1 ; reproduit dans Questions féministes 1977-1980, Paris : Syllepse, 2012, pp. 94-115.
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Houel, Annik, Patricia Mercader et Helga Sobota (2003). Crime passionnel, crime ordinaire. Paris : Presses universitaires de France.
Jaspard, Maryse (2005). Les violences contre les femmes. Paris : La Découverte.
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Legotien, Hélène (1955). « Du roman au film ». Esprit, juillet.
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Naville, Pierre (1961). L’automation et le travail humain. Paris : CNRS.
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Romito, Patrizia (2006). Un silence de mortes : La violence masculine occultée. Paris : Syllepse (coll. Nouvelles questions féministes).
Widmer, Vania (2004). « Le crime d’Althusser ». L’Écrit, 54, 8-22.

Notes

[1Dans les cas du Canada et des Etats-Unis, c’est même plus que la moitié (Lefebvre et Léveillée, 2011 : 12).