La question des droits civils, sociaux, syndicaux et politiques des étrangers a été l’objet de nombreuses luttes et polémiques en France. Ce sont ces luttes qui ont conduit au passage d’une situation de non-droit quasi-complète à une autre aujourd’hui, où à l’exception des droits politiques (et du droit d’éligibilité aux prud’hommes) les étrangers sont formellement dans les autres domaines des citoyens comme les autres. Le droit d’être élu délégué du personnel ou délégué syndical, de diriger une association ou de siéger dans les conseils d’administrations des caisses de sécurités sociales, etc. , n’ont pas toujours existé. Ces droits soulevaient, il n’y a pas si longtemps encore, de nombreuses objections, même si une fois arrachée par la lutte plus personne ne les remet en cause.
Les moments d’avancées de ce débat et de ce combat ne sont pas neutres. C’est à chaque fois dans les moments de luttes sociales importantes que ces questions ont progressées : 1936, 1945, 1968. A chacun de ces grands moments des luttes sociales en France, l’immigration a participé activement et massivement aux différentes initiatives. La mémoire française reste trop souvent amnésique sur cette contribution aux combats sociaux et aux conquêtes sociales. De la lutte contre le fascisme dans les années 30, aux grèves de 1968 en passant par une participation active au combat antinazi, l’immigration a, chaque fois, été présente activement et massivement. C’est cette participation active aux luttes qui ont fait avancer les droits beaucoup plus qu’une “ prise de conscience ” subite des pouvoirs en place.
Sans faire de lien de cause à effet dans un sens ou dans un autre, force est de constater que les avancées sociales et les droits des étrangers on toujours cheminé ensemble en France. A l’inverse les régressions des droits des étrangers ont toujours été concomitantes avec une régression généralisée du droit de tous les citoyens. La période de Vichy est bien entendu l’exemple le plus typique mais elle n’est malheureusement pas la seule. A chaque fois que les droits des étrangers régressent c’est généralement pour annoncer une régression plus globale. Le droit des étrangers joue ainsi une fonction de révélateur de l’état des droits démocratiques en France.
De la même façon la question des droits politiques pour les étrangers est ancienne en France. Le recul et l’amnésie ont été tels que certains ont présenté Mitterand comme l’initiateur de ce débat par la proposition n° 80 de son programme électoral de 1981. Ce qui est également ancien, c’est l’habitude d’enterrer cette revendication une fois le pouvoir obtenu. Ce fut le cas en 1981 mais également en 1936. En 1999, Jospin tente une nouvelle fois la manœuvre après l’avoir habilement brandie et instrumentalisée quand cela l’arrangeait.
De la même façon que la “ patrie des droits de l’homme ” a été loin d’être la première pour l’abolition de l’esclavage ou l’octroi du droit de vote aux femmes, elle semble s’acheminer pour être la lanterne rouge du droit de vote aux étrangers en Europe. Seuls quatre pays n’ont pas réalisé ou annoncé pour prochainement cette avancée : l’Autriche, la Grèce, le Luxembourg et la France. Bien entendu le combat n’est pas terminé ailleurs dans la mesure où ce droit est, soit limité à l’échelon local, soit soumis aux conditions de réciprocité.
La logique qui a conduit à reconnaître une citoyenneté sociale et syndicale aux étrangers est à chaque fois la même. C’est en premier lieu le constat de “ devoirs communs ” et “ d’obligations communes ” qui a conduit à l’exigence de droits égaux. Comment accepter en effet d’être soumis aux même obligations dans l’entreprise sans avoir le droit d’être délégué syndical ? C’est en second lieu la prise de conscience d’un “ intérêt commun ” qui a poussé au développement des luttes pour l’égalité. Quand les intérêts sont communs et que les droits sont inégaux c’est le combat de tous qui est affaibli. Le combat pour les droits politiques n’est qu’une partie d’une très ancienne lutte pour l’égalité des droits. Elle a commencé avant et elle se poursuivra après. Simplement la conquête des droits politiques est une étape incontournable pour renforcer les luttes futures.
Si nous présentons dans cette partie les épisodes antérieurs de la longue marche vers l’égalité de l’immigration, c’est pour souligner comme dans la partie précédente l’inconsistance des arguments présentés pour refuser les droits politiques. Les mêmes arguments ont été mis en avant dans le passé pour les autres droits (sociaux, syndicaux, etc.). L’histoire et les luttes sociales les ont balayé. Ils sont ressortis aujourd’hui à peine maquillés pour brouiller les pistes.
Le projet de 1936
Le caractère ouvrier de l’immigration et sa participation massive aux luttes sociales sera à l’origine des premières prises de positions en faveur d’un “ statut des étrangers ”. Les années 20 et 30 de ce siècle voient simultanément un grand afflux d’immigration et une exacerbation importante de la lutte des classes. Il n’est pas inutile de rappeler les positions prises par les différents protagonistes de l’époque tant elles rappellent des débats actuels. Ainsi la ligue des droits de l’homme s’exprime de la manière suivante en 1926 :
“ la liberté toute simple irait à l’encontre de l’intérêt pacifique que nous entendons défendre : nous ne pouvons, sous prétexte de libéralisme, nous laisser envahir par les malades, les délinquants, nous ne pouvons davantage laisser s’établir en France des nationalités secondaires, qui, après avoir réclamé des écoles particulières, en viendraient bientôt à constituer des centres de turbulences ethniques ”.
Nous retrouvons dans ce texte de 1926 toute thématique encore présente aujourd’hui dans le débat sur l’immigration. L’idée que certaines “ nationalités ” mettraient en danger la République par des “ turbulences ethniques ” fait également penser à certains propos actuels sur l’islam et sur l’immigration. Enfin la peur d’une “ invasion ” était déjà présente dès le début de ce siècle. Si nous avons cité la ligue des droits de l’homme c’est pour souligner l’ampleur du consensus qui sévissait à propos de l’immigration et de ses droits. D’autres prises de positions plus radicales exigeaient une sélection “ ethnique ” permettant d’éliminer les “ nationalités ” inassimilables. Les socialistes de leur côté réclamaient une législation qui “ ménage l’intérêt des nationaux ” – c’est à dire en fait la “ préférence nationale ” pour utiliser le langage d’aujourd’hui.
Pendant cette période, seul le Parti Communiste, fait entendre une autre voix en exigeant l’ouverture des frontières, la liberté de circulation et l’égalité des droits pour tous les travailleurs. Le tout jeune Parti Communiste se veut en effet être le parti du prolétariat et ne peut à ce titre sous-estimer l’importance d’une implantation dans l’immigration d’autant plus que celle-ci est très présente dans les luttes sociales. Voici comment le PCF parle de cette immigration et de sa place dans les luttes en mars 1930 :
“ La MOE ( Main d’Oeuvre Etrangère) est peut-être la partie du prolétariat de France la plus radicalisée. En dépit de la répression et des méthodes fascistes qui l’oppressent, elle entre facilement en bataille. Dans toutes les grandes grèves, Italiens, Polonais, Hongrois sont au premier rang (...). Ce qu’il y a de caractéristique, c’est que de nombreuses grèves spontanées des ouvriers étrangers ont entraîné dans la lutte les ouvriers français. (...). La conquête de la majorité de la classe ouvrière en France ne peut se réaliser que dans la mesure où un sérieux travail sera fait dans la MOE qui constitue une fraction très large des couches les plus exploitées ” .
Soulignons que les positions sur l’ouverture des frontières et sur l’égalité des droits étaient également celles de l’internationale communiste dont le PCF était membre.
La crise de 1929 fut l’occasion d’une montée importante des idées xénophobes présentant déjà l’immigration comme responsable du chômage des Français. Dans une démarche électoraliste, les partis de droites emprunteront de plus en plus de thèmes à l’extrême-droite fasciste. L’année 1935 fut un véritable tournant en matière de politique migratoire. Le gouvernement reprend ouvertement à son compte de nombreuses propositions de l’extrême-droite et les fait passer dans la loi :
“ Le décret du 6 février 1935 alourdissait la réglementation du séjour des étrangers. Désormais, au terme de l’article 4, la carte d’identité n’était valable en tant que fixation de domicile que pour le département pour lequel l’étranger l’aurait reçu. Ce décret limitait ainsi considérablement le droit de déplacement des étrangers. L’article 3 donnait le droit aux préfets de refuser ou de retirer la carte à l’étranger qui ne paraissait pas offrir “les garanties désirables ”. Ainsi en plus de mesures de police, le décret du 6 février 1935 se doublait d’une volonté de contrôle économique des étrangers. Le renouvellement de la carte d’identité n’était plus automatique. Sur 31 815 dossiers examinés de février à mars 1935, 8612 reçurent un avis défavorable, soit une proportion de refus voisine de 30 %. Les immigrants dépourvus de titre de séjour reçurent aussitôt des ordres de refoulement et le gouvernement déposa une proposition de loi visant à aggraver les peines pour les récalcitrants ”.
De nombreuses autres mesures restrictives furent prises par décret au cours de l’année 1935. La place est trop courte ici pour illustrer l’ampleur de la régression en matière de droits des étrangers. Ces droits déjà très faibles antérieurement étaient systématiquement et méthodiquement remis en cause instituant ainsi un véritable climat de terreur :
“ L’hostilité latente de la majorité de la population française locale à toute forme de vie politique des étrangers renforce la discrétion des émigrés. Licenciements, amendes, emprisonnements, expulsions tombent vite avec des conséquences dramatiques pour des pères de famille ayant des enfants en bas âge ” .
La terreur était bien réelle comme en témoigne la révocation de la naturalisation suivie de l’expulsion du délégué mineur de la CGTU Olzansky par le gouvernement Laval.
Sans faire de comparaisons abusives, force est de comparer ce train de mesure à la politique de Chevènement en direction des “ sans-papiers ” : déstabilisation de la carte de dix ans par la multiplication des cartes d’un an, taux important des refus, politique de refoulement et de sévérité pour les récalcitrants, non-automaticité du renouvellement, pouvoirs accrus de l’administration, etc. Si ce n’est pas la même politique, elle y ressemble fortement.
Ces régressions sont à situer dans le cadre de la montée des activités des groupes ouvertement fascistes. C’est donc tout naturellement que les travailleurs immigrés participèrent à la mobilisation antifasciste. Les manifestations de février 1934 qui donnèrent un coup d’arrêt à l’offensive fasciste furent par une présence massive de travailleurs immigrés. En particulier les travailleurs algériens répondirent de manière importante à l’appel de l’Etoile Nord-Africaine (E.N.A.) pour faire barrage à la bête immonde. L’E.N.A fut par la suite membre du Front Populaire soulignant ainsi la contribution de l’immigration à la lutte antifasciste. Dans ce contexte la victoire électorale du Front Populaire fut investie par l’immigration d’un fort espoir de changement. Voici comment s’exprime le communiste italien Giulio Cerreti dans le journal Fraternité :
“ c’est grâce à la poussée du Front Populaire que se trouvent réalisées les conditions par lesquelles même les immigrés peuvent réclamer une législation nouvelle et démocratique qui leur garantisse enfin un certain nombre de droits élémentaires ”.
Cet espoir n’est pas sans rappeler celui de nombreux immigrés en 1981 lors de l’élection de Mitterand, lui qui avait aussi promis une égalité réelle des droits et en particulier l’octroi de droit de vote pour les résidents étrangers. Comme lui il sera également un espoir déçu. Voyons ensemble comment et pour quelles raisons.
Immédiatement après la victoire du Front Populaire les militants étrangers se mobilisèrent pour faire avancer la promesse d’un nouveau statut juridique. Dans ce cadre le Centre de Liaison des Travailleurs Etrangers élabora un projet de statut juridique qu’il soumit aux différents partis du Front Populaire. Ce projet fut repris dans une proposition de loi en juillet 1936 déposée par le groupe communiste. L’argumentaire du projet de loi déclarait viser à :
“ réorganiser le régime des expulsions, à donner une personnalité juridique et sociale à l’étranger résidant dans le pays et à abroger la loi du 3 décembre 1849 sur le séjour des étrangers ”.
Ce texte proposait en premier lieu une définition large de l’asile politique. Il prévoyait également des cartes de 5 ans renouvelables automatiquement et indéfiniment sur simple présentation de la carte venue à expiration, le droit de changer librement de profession et de lieu de travail, les mêmes droits que les travailleurs français en matière de chômage, d’accidents de travail, de régime des assurances sociales, etc., sans que cette égalité ne soit soumise à la clause de réciprocité. Bref le projet de loi posait le principe de l’égalité des droits sociaux. En matière de droits politiques les mesures préconisées étaient les suivantes :
“ La nationalité française devait devenir automatique, acquise de droit, pour tout étranger résident en France depuis trois ans ou dans un pays en union douanière avec la France et qui possède un casier judiciaire vierge. Du point de vue des droits politiques, l’article 29 prévoyait de reconnaître aux salariés étrangers le droit d’adhérer aux organisations syndicales, de secours, culturelles et politiques. On prévoyait d’étendre aux non-nationaux la possibilité d’être chargés de l’administration et de la direction d’un syndicat, d’assimiler les journaux en langues étrangères aux journaux français, d’octroyer le droit de vote aux mineurs étrangers aux élections des délégués mineurs et aux élections des conseils d’administration des caisses de secours ”.
A bien des égards ce projet était un grand pas vers l’égalité des droits. Nous soulignerons qu’il instaure une égalité complète des droits sociaux. De la même façon, il élimine le critère de réciprocité rendant le résident étranger dépendant de la politique de son état d’origine. Remarquons à cet égard que l’argument de réciprocité est encore aujourd’hui mis en avant par certains pour s’opposer ou limiter l’accès au droit de vote des étrangers. Sur la question des droits civils, sociaux et syndicaux, le projet propose ce qu’il faudra plus de quarante ans à obtenir !
Enfin la naturalisation automatique, après trois ans de résidence, enlève à celle-ci toute connotation idéologique nationaliste et introduit ainsi l’ensemble des résidents étrangers dans les droits politiques. Si l’on a en tête la surenchère qui a saisie la classe politique française ces dernières années à propos de la naturalisation, on mesure le recul du débat depuis que ce projet a été abandonné. Rappelons-nous les surenchères à coup de “ serment d’allégeance ” ou “ la nationalité cela se mérite ”, etc.
Le projet fut mis au panier par ceux-là même qui l’avaient proposé. Devant l’opposition et l’hostilité des socialistes au projet, celui-ci ne fut jamais soumis au vote. Le même processus d’abandon eût lieu sur un autre sujet : le processus devant mener à l’indépendance de l’Algérie. L’unité avec les socialistes était sauvé mais la France prenait ainsi des décennies de retard sur la question du droit des étrangers. Il faudra attendre 1945 pour que de nouveau on parle de droits nouveaux à accorder aux étrangers.
Deuxième partie : La question immigrée, de De Gaulle à Mitterrand, en ligne bientôt.