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La dernière danse

Hommage à Mort Shuman (1938-1991), pour les soixante ans de son premier chef d’œuvre

par Pierre Tevanian
18 août 2020

Il y a tout juste soixante ans sortait aux États-Unis un 45 tours magique des Drifters, mille fois repris depuis par les plus grand.e.s artistes, d’Ike & Tina Turner à Leonard Cohen et de Harry Nilsson à Dolly Parton, en passant par Dalida, Dion, Jerry Lee Lewis, Emmylou Harris, Carole Laure, Nancy Sinatra & Lee Hazlewood : Save the last dance for me. En hommage à son compositeur, Mort Shuman, qui ne s’arrêta pas là, voici un petit parcours dans une vie et une œuvre multiples, passionnantes et bouleversantes.

À l’aube des sixties, alors que les grands pionniers du rock’n’roll sont déjà morts en bagnole ou en avion, ou mis en taule, ou partis au service militaire, ou revenus à Dieu et au gospel, ou injustement passés de mode, que la Tamla Motown se monte doucement, et que les Beatles n’ont pas encore déboulé, la meilleure musique populaire américaine se fabrique en grande partie au Brill Building à New York, où sont employées des équipes de « composers » et de « lyricists » qui deviendront légendaires, comme Leiber & Stoller, Mann & Weil, Gerry Goffin & Carole King, Jeff Barry & Elie Greenwich. La plupart sont juifs, tous ont la vingtaine à peine, et ils produisent en binôme, mari et femme ou pote et pote, des mélodies magiques et des paroles simples, qui ne parlent à peu près que d’adolescence et d’amour – en anglais : de teenagers et de love. De manière quelques fois idiote, quelques fois poignante, quelques fois entre les deux.

Teenagers in love

Ces hymnes sont à chaque fois enregistrées par une dizaine de chanteurs ou de groupes différents, noirs ou blancs, souvent excellents, parfois sublimes, qui se nomment Ben E. King, les Drifters, les Shirelles, les Chiffons, les Shangri-Las, puis les Ronettes ou les Crystals. C’est là que ne s’invente peut-être pas, mais que se systématise, me semble-t-il, un principe d’écriture imparable, consistant à marier des paroles tragiques et une musique joyeuse : par exemple dans « It’s my party and I cry if I want to » de Gold, Gluck, Weiner et Gottlieb pour Lesley Gore (et Quincy Jones à la production) – ou I count the tears des Drifters. Et l’inverse, le bonheur et la joie chantés sur des airs graves et mélancoliques – par exemple dans Will you still love me tomorrow ? de Goffin-King pour les Shirelles (puis cent autres) ou Ecstasy de Ben E King. Beaucoup de ces productions restent, soixante ans plus tard, des merveilles sans âge, mille fois reprises et adorées à nouveau à chaque nouvelle décennie, comme Will you still love me tomorrow ? justement, ou encore Save the last dance for me.

Cette dernière chanson, tout comme « Ecstasy », tout comme I count the tears, tout comme l’emblématique et programmatique A teenager in love, est l’oeuvre d’une des meilleurs équipes du building, qui offrira aussi au King Elvis une de ses plus sublimes chansons : His latest flame. Je veux parler de l’équipe formée par le parolier Doc Pomus et le compositeur Mortimer Shuman, dit Mort Shuman. Avant d’honorer la mémoire de l’immense et adorable Mortimer en solo, voici donc déjà un premier top 10 personnel, celui de cette dream-team Pomus-Shuman : A teenager in love (Dion & the Belmonts), This magic moment (Drifters), Save the last dance for me (Drifters), I Count the Tears (Drifters), Spanish lace (Drifters), Ecstasy (Ben E. King), First taste of love (Ben E. King), Sweets for my sweet (Drifters), His latest flame (Elvis Presley), Viva Las Vegas (Elvis Presley), I can’t get used to losing you (Andy Williams).

Sha la la la lee

En 1964, Mortimer a 25 ans, et déjà plusieurs vies derrière lui. Après avoir écrit avec Doc Pomus quelques classiques pour Ben E. King, les Drifters, Elvis et quelques autres, l’enfant de réfugiés juifs polonais né à Brooklyn s’expatrie à son tour en Europe, à Paris, puis Londres, puis Paris, où il s’associe à de nouveaux paroliers pour mettre en mots sa musique lyrique et mélancolique, de plus en plus fortement teintée d’Europe de l’Est et de Soul. La synthèse se réalisera à la fin de la décennie 60, avec un premier album comme interprète, mêlant dans une même marmite brûlante les airs de son enfance, le délire symphonique à la Phil Spector (réminiscence des débuts au Brill Building) et l’avant-garde de la soul moderne, 50% Motown, 50% Stax, avec quelque chose d’écorché qui rappelle Ray Charles et Otis Redding.

Avant cela le Mortimer offre à Hugues Auffray une mélodie splendide pour sa chanson la plus triste, qui porte le prénom de Céline, et à quelques-uns des meilleurs groupes anglais quelques rocks bien saignants, et enfin à Janis Joplin un de ses plus beaux classiques. Par ordre à peu près chronologique, voici donc un second top ten de Mort Shuman, sans Doc Pomus cette fois : Céline (Hugues Auffray), Follow Me (Drifters), Here I go again (Hollies), Sha la la la lee (Small Faces), My baby (Yardbirds), What good am I  ? (Cilla Black), What’s It Gonna Be ? (Dusty Springfield), Get It While You Can (Janis Joplin), She ain’t nothing but a little child oh my (Mort Shuman), Mademoiselle (Mort Shuman).

Songs of old lovers

En décembre 1967, Otis Redding meurt dans un accident d’avion, alors qu’il est au sommet de son art et que, bouleversé par l’écoute du Sgt Pepper des Beatles, il cherche à s’ouvrir à de nouvelles formes d’écriture et d’orchestration. De cette évolution nous ne connaissons que les tous premiers pas, essentiellement une chanson merveilleuse devenue tout de suite fameuse : Sittin’ on the dock of the bay. Ce qu’Otis aurait fait après, on ne peut que l’imaginer, donc on ne peut pas, puisque cela aurait été tout simplement inouï, comme toute son oeuvre l’a finalement été depuis toujours, y compris dans ses plus révérencieuses reprises de Sam Cooke ou de Little Richard. Mais je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’il aurait assez probablement pu faire s’il avait eu connaissance, quelques mois plus tard, en 1968, des formidables adaptations de Jacques Brel par Mort Shuman, pour un spectacle intitulé « Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris » (« Jacques Brel est vivant, se porte bien et vit à Paris »).

Ce musical avait débuté en 1966 pas loin de Broadway, au Greenwich Village, mais la version sur disque ne sort qu’en 1968, et c’est avec ces adaptations (textes en anglais, arrangements soul) que quasiment tou.te.s les artistes anglophones, de Nina Simone à Marc Almond en passant par David Bowie, Scott Walker et Dusty Springfield, vont découvrir le grand Jacques – et c’est dans la « version Mort Shuman » qu’ils le mettront à leur répertoire. Les reprises enregistrées par Mort Shuman et sa troupe en 1968 restent toutefois parmi les meilleures, et en les écoutant je ne peux pas m’empêcher de penser à Otis Redding. Quand Mort Shuman chante Brel, il révèle une parenté entre les deux artistes, Jacques et Otis, qui était là depuis le début, mais qu’on n’entendait, qu’on ne mesurait, qu’on ne réalisait pas bien, et il nous fait rêver à ce que le vrai Otis, à son tour, aurait pu faire de ces chansons.

Bref : en plus de son rôle historique immense, de passerelle entre un auteur francophone et tout un nouveau monde d’artistes (de Nina Simone à Marc Almond en passant par Scott Walker et David Bowie), le travail de Mort Shuman sur Brel est tout simplement, en lui-même, de la grande musique. Voici donc un troisième top ten, celui de « Mort Shuman sings Jacques Brel » : Mathilde, Fanette, Next, Jacky, If we only had love, Song of old lovers, Amsterdam, The desperate ones, Mon enfance, Caramels. Sept titres issus du grand show et trois du disque suivant, qui ouvre une nouvelle décennie et une nouvelle vie pour le grand Mortimer : celle de chanteur à succès – mais ça, c’est encore une autre histoire…

Brooklyn by the sea, dimanche après-midi...

Après une vie de jeune prodige faiseur de tubes au Brill Building, une autre au service du rock anglais, une troisième comme intercesseur entre Jacques Brel et l’Amérique, et un magnifique acte de naissance en solo intitulé My death, le Mortimer se pose à Paris et se lance dans une carrière de chanteur en français. Il fait appel à un jeune parolier génial alors acoquiné avec Julien Clerc : Étienne Roda-Gil, et pour les arrangements à un musicien génial tout juste trentenaire lui aussi, sorti il y a peu du Conservatoire de Paris avec les premiers prix d’harmonie, de fugue et de contrepoint, qui s’est frotté également à quelques grands jazzmen comme Dexter Gordon, Johnny Griffin ou Kenny Clarke – et qui a officié enfin comme arrangeur pour Michel Magne et Sylvie Vartan : le dénommé Jean-Claude Petit. La fine équipe produit, en 1973, 1974 et 1975, une trilogie injustement oubliée, qui figure pourtant parmi les plus grandes oeuvres musicales en français des années 70, aux côtés disons des meilleurs disques de Nino Ferrer, Christophe ou Aznavour.

Le premier des trois, surtout, bouleverse, avec ses histoires étranges d’étrangers, d’émigrants, de fantômes ou de vampires paumés dans le monde moderne. Roda-Gil, pourtant prodigue en chefs d’oeuvres, a rarement été aussi tranquillement barré et poétique, la voix écorchée de Shuman est splendide, poignante, quant à la musique… À l’aube des seventies, Aretha Franklin avait déclaré que l’Europe avait essentiellement un grand chanteur soul : Charles Aznavour. C’est de ce côté que nous emporte la trilogie, avec un petit grain de folie en plus, et une rage aznavourienne mariée aux délires symphoniques spectoriens de ses vingts ans, si bien qu’on n’est pas très loin non plus du River deep Mountain’ High de Spector enregistré avec Ike & Tina Turner. Disons qu’Aznavour a produit la soul des Arméniens de Paris (Ray Charles meets Komitas) et que Shuman a produit la soul des Juifs ashkénazes de Brooklyn (Ray Charles meets le Klezmer), et que comme Aznavour il a fait avec ça une musique d’une puissance telle qu’elle a pu toucher tout un monde, bien au-delà de ces villes et de ces peuples.

Les trois albums sont à écouter en entier, en se laissant happer par mille détails littéraires, sonores, vocaux, je me contenterai ici de lancer cinq pistes : Le lac majeur, Brooklyn by the sea, Tout arrive, Écoute ce que je vais te dire, Voilà comment m’as laissé, puis cinq autres pour les années suivantes, avec des textes et des arrangements un peu moins géniaux mais toujours le lyrisme, les mélodies magiques et la voix unique de Mort Shuman : le célèbre Papa tango Charly bien entendu, et quatre splendides ballades mélodramatiques : Imagine, Sorrow, Comme avant, Un été de porcelaine [1]. Si l’on devait n’en retenir qu’une, ce serait bien sûr Le lac majeur, archi connue mais pas assez reconnue, ou bien l’autre merveille du monde : Brooklyn by the sea, rêverie bouleversante sur le Little Odessa de son enfance, celui des réfugiés avec leurs accents et leurs histoires, toute une humanité de survivant.e.s en train de s’effacer, et ces mots terribles :

« cette race va disparaître ».

Notes

[1Mentionnons enfin quelques jolies trouvailles dans les fonds de tiroir du grand Mort Shuman : Louise Michel en musique dans une comédie musicale sur Paris, avec Nicoletta ; une supervision musicale dans un très beau film, La petite fille au bout de l’allée, où le Mortimer joue un flic débonnaire ; quelques belles mélodies en BO de films (très) oubliables (À nous les petites anglaises, L’hôtel de la plage, Cent francs l’amour et surtout Une femme fidèle), et même un improbable 45 tours pour Yves Mourousi intitulé Ça va – et enfin de magnifiques réminiscences de son « Dis-moi Céline » dans la très belle BO d’un film d’Abraham Polonsky avec Yul Brynner : Le voleur de chevaux.