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La dimension spatiale du pouvoir

Conclusion de Good Neighbors (Troisième partie)

par Sylvie Tissot
5 novembre 2015

Ce livre étudie la manière dont un espace a été réhabilité et approprié par un groupe d’habitants bien plus aisés que ceux qui l’occupaient initialement, et ce sans réduire la gentrification aux logiques contemporaines du capitalisme ou aux pulsions répressives d’un groupe privilégié. Mais il n’a pas seulement pour objectif d’expliquer, en évitant les schémas simplistes, comment les centres-villes se métamorphosent. Partant des pratiques des habitants d’une grande agglomération des Etats-Unis, il s’agissait aussi de mettre au jour les transformations de la structure sociale elle-même, à travers l’émergence d’un groupe spécifique au sein des classes privilégiées.

Deuxième partie

A distance des lectures naïvement optimistes de l’adhésion à la diversité, sans pour autant tomber dans le schème critique du « toujours pareil », ce livre n’a pas pour objectif d’évaluer les progrès que constitue ce nouveau gouvernement de la diversité ; il décrit ses logiques de fonctionnement. Visant à comprendre les formes spécifiques de contrôle d’un espace, l’enquête s’est centrée sur les mobilisations collectives. Il s’agissait bien, à partir de ses porte-parole investis dans le secteur associatif, de regarder un groupe en train de se constituer.

Pour cela, la question de l’espace s’est avérée être centrale, d’abord parce que la ville offre un site d’observation précieux des frontières, sociales et symboliques, en train de se reconfigurer. La monographie d’un quartier connaissant depuis plusieurs décennies un processus de gentrification permet de suivre le remodelage d’un espace. Mais tandis que les brownstones sont reconstruites et les infrastructures rénovées, alors que la scène commerciale se recompose et que les espaces publics sont occupés autrement, les délimitations du quartier changent aussi : délimitations administrative (du quartier à rénover), journalistique (du quartier des restaurants branchés), culturelle (du quartier historique à préserver).

Comme le livre l’a montré, l’érection de ces frontières symboliques constitue une dimension décisive de la requalification du quartier. Toutefois, ce jeu entre l’espace matériel et les représentations fait intervenir un troisième niveau d’analyse, celui des agents et groupes sociaux investis dans la requalification du quartier : s’ils sont divers, s’en dégage un groupe d’habitants mobilisés, qui, en même temps qu’ils se mobilisent pour faire advenir le « bon » South End, se définissent aussi eux-mêmes, en traçant les frontières qui les distinguent des « autres ».

L’analyse de la formation des groupes gagne ainsi à introduire la question de l’espace. Ainsi si ces habitants aiment le South End historique, ils rejettent ceux qui préfèrent la construction de logements sociaux à la préservation des brownstones. Attachés à la diversité contrairement aux suburban residents qu’ils critiquent, ils la définissent comme la coexistence pacifique et non conflictuelle d’une multitude de groupes sociaux, plutôt que par le droit de ces derniers à porter leurs propres cultures et revendications. Les liens sont donc étroits entre les frontières sociales qui voient se former un groupe, les frontières symboliques que tracent les catégories de classement, les normes et les cultures et enfin les frontières géographiques à travers lesquelles se façonne un quartier [1].

Si certains font de la ville le lieu aujourd’hui central de l’exploitation capitaliste [2], il existe donc d’autres manières, plus complexes, de penser les liens entre la question spatiale et la structure sociale. La première concerne la manière dont la mobilisation des groupes privilégiés s’opère à travers l’espace local. A côté du monde professionnel qui définit, en grande partie, les statuts sociaux, les classes moyennes supérieures progressistes se sont organisées dans les associations locales des quartiers qu’elles ont investies. C’est là, dans l’espace de quelques pâtés de maison, dans des dîners organisés entre voisins ou dans les jardins publics où ils se croisent que les Bostoniens se sont rencontrés pour faire advenir le « South End de la diversité ». Dans la proximité de leurs habitations, dans les conversations, en apparence triviales autour des maisons à rénover et des parcs à entretenir, des manières de transformer le quartier, de voir le monde, et donc de traiter les autres groupes sociaux se forment et circulent.

Les identités de classe se construisent par conséquent à travers un rapport à l’espace qui ne se limite pas, pour les plus riches, au maintien de la ségrégation résidentielle et à la mondialisation généralisée. L’attachement au quartier résidentiel du « bon voisin » fait en effet voler en éclat le cliché des « élites mondialisées » voyageant d’un grand hôtel à l’autre, et retrouvant indifféremment leurs marques dans des espaces internationaux créés pour elles. Les habitants de ces « quartiers mixtes » dépensent non seulement de l’argent, mais aussi un temps et une énergie considérables pour maintenir ce « capital d’autochtonie » patiemment construit à l’intersection des sphères philanthropiques, commerciales et politiques.

Contrôler les allées et venues dans les espaces publics et investir ces derniers en compagnie d’animaux domestiques, plonger dans le passé pour écrire l’histoire officielle du quartier, examiner dans le détail les projets immobiliers, mettre en scène sa générosité lors de soirées caritatives et surveiller sans relâche les horaires d’ouverture des restaurants : le contrôle de son quartier exige un surcroît d’investissement. Car non seulement cette entreprise morale rencontre des habitants porteurs d’autres normes et d’autres intérêts, mais elle implique aussi de socialiser les nouveaux propriétaires aux dangers et aux vertus de la diversité, et de leur inculquer la tolérance sociale de rigueur, comme ses limites.

Certes, la capacité de ce groupe à réguler l’espace résidentiel ne passe pas seulement par un engagement local. Elle nécessite le soutien de la municipalité et se combine à des pratiques se déployant à plusieurs échelles. Comme cela a été montré, les habitants les plus dotés combinent des usages intensifs du quartier et une forte mobilité [3]. De fait, nombre de résidents actifs du South End voyagent fréquemment, que ce soit dans les grandes villes de la côte Est, en Europe et en Amérique centrale pour échapper aux rigueurs de l’hiver. En outre, si tous mettent en avant une riche sociabilité locale, exaltent la communauté et vantent les mérites de la marche à pied, leurs usages du quartier engagent des pratiques très spécifiques : entre-soi des associations et évitement minutieux des cités d’habitat social, fréquentation de certains parcs et sélection des restaurants cotés.

La cuisine que proposent ces établissements offre une expérience du multiculturalisme qu’ils affectionnent : l’« habitus cosmopolite [4] » de ces notables se nourrit de l’exotisme des plats paysans du tiers-monde servis pourtant à des prix prohibitifs pour toute une partie de la population du quartier. L’affichage d’une autochtonie multiculturelle vient donc aussi, de façon imperceptible et sous couvert d’ouverture, conforter les micro-mises à distance. Mais dans cet espace local mixte dont la scène culinaire a été restructurée, paradoxalement peut s’affirmer, plus que dans les quartiers bourgeois traditionnels, un habitus cosmopolite : tout se passe comme si le détour par le quartier permettait d’affirmer une identité internationale. Le Bostonien du South End montre ainsi que, loin d’être incompatibles, l’influent « local » et l’influent « cosmopolite » peuvent se confondre dans une même figure [5]. L’esprit de clocher participe sans contradictions de l’ouverture revendiquée à l’universalisme des cultures.

La relation à l’espace de ce groupe comporte une dernière dimension. Le fort investissement local n’a pas effacé la frontière entre le public et le privé, au centre de l’éthos bourgeois depuis le XIXème siècle. Le « bon voisin » est sympathique, respectueux de son environnement, investi dans son quartier et prêt à dépanner, mais n’empiète pas sur l’espace privé des autres. Cette frontière s’est pourtant déplacée. Confronté à une mixité démographique inédite, notamment dans l’espace public, plus difficile à contrôler que les habitations, les commerces ou encore la sphère associative, ce groupe d’habitant a réussi, au fur et à mesure qu’il se l’appropriait, à retourner cette peur en fierté. Objet de crainte, l’espace public fait l’objet de toutes les attentions : c’est le lieu où, désormais, la diversité est mise en scène et le style de vie progressiste de ces habitants s’affiche. Comme c’était le cas un siècle plus tôt au sein de la bourgeoisie, la redéfinition des frontières entre le public et le privé engage aussi une recomposition des normes de genre et de sexualité[[Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family fortunes : men and women of the English middle class, 1780-1850, Chicago, University of Chicago Press, 1987. ].

Quatrième partie

P.-S.

Good Neighbors. Gentrifying Diversity in Boston’s South End est paru chez Verso en juin 2015.

Notes

[1Sur l’intrication de ces trois niveaux, Pierre Bourdieu, « Site Effects », in The Weight of the World. Social Suffering in Contemporary Society, Stanford University Press, 1999.

[2David Harvey, Rebel cities : from the right to the city to the urban, London, Verso, 2013.

[3Jean-Yves Authier, « Les rapports au quartier », in J.-Y. Authier (dir.), Du domicile à la ville. Vivre en quartier ancient, Paris, Economica, 2001, p. 133-169.

[4D. Ley, The New Middle Class and the Remaking of the Central City, op. cit., p. 307-309.

[5Robert Merton, 1957. “Patterns of Influence : Local and Cosmopolitan Influentials” in Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1957.