Philippe Val se surpasse. Récemment adoubé « social-traître » devant la France entière par le preux Franz-Olivier Giesbert, en présence de Raymond Barre, tout fiérot dans sa nouvelle tenue de paladin du social-libéralisme, notre nouveau croisé tient à se faire admirer dans ses seyants atours. « Les habits neufs du directeur Philippe » ! Ou encore : « M’as-tu vu dans ma jolie panoplie ? »
L’adoubement eut lieu quelques jours après l’affreux résultat que l’on sait à l’abominable référendum sur le Traité Constitutionnel Européen. Sur le plateau de « FOG », entre autres célébrités : Jean Marie Rouart (de l’Académie Française !), Notre Philippe national et Monseigneur Raymond en grande majesté. Toujours aussi suffisant et enchanté de lui-même, le ci-devant ex-meilleur-économiste-de-France-selon-Giscard, sous le règne de qui l’on vit le chiffre du chômage tripler en cinq ans, pérorait avec cette ironie dédaigneuse de celui qui sait – car Lui, Il sait ! – sur les invraisemblables avantages sociaux dont bénéficie la plèbe, et qui la rendent chaque jour plus feignante, sur le « Cercle de la Raison », qui, si Dieu le veut, allait enfin Gouverner la France, et sur l’impérieuse nécessité de maintenir les Grands Équilibres. Bref : une grande bonne grasse plâtrée de langue de sciure de bois patronale dont nous sommes gavés depuis 30 ans ! La routine.
Interpellé par FOG, Philippe Val qui ne disait rien depuis le début, reconnut du bout des lèvres que, ma foi, tout n’était pas faux, et qu’il n’était pas en total désaccord avec le Grand Mamamouchi de la « Science » économique. Ce que voyant Giesbert, malicieux, s’exclama :
« Même Philippe Val est d’accord avec Raymond Barre ! Mais vous êtes un social-traître !! »
Et de rire…
L’a pas dit non, not’ Philippe ! Une légère rougeur sur son beau visage anguleux… Social-traître… Comme ça… Si vite… Vraiment, je ne sais que dire… C’est trop d’honneur… Domine non sum dignus [1]…Mais que ta volonté soit faîte et non la mienne… Et dans ses yeux rêveurs, on vit briller la flamme ardente du nouveau Chevalier qui va bouter les « alter » hors de la gauche.
Quand on vit de sa plume, la meilleure façon de se faire remarquer est de commettre un Opus. Notre éditorialiste aurait pu choisir la confidence intimiste : Portrait of the artist as an old betrayer [2], Le désarrois du gauchiste Philippe ou plus pétulant : Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer les sociaux-libéraux, sur le modèle de l’immortel Docteur Folamour… Mais notre homme aime à trompetter, il a donc choisi de faire dans le genre épique érudit, façon Le déclin de l’Occident, Rise and fall of the Roman empire [3] ou Des choses cachées depuis le commencement du Monde, et il nous gratifie donc d’une grande fresque panoramique sur l’histoire de la Gauche française au vingtième siècle. Pas moins.
Ça commence très fort :
« La famille de Gauche est divisée en deux sous familles : les Traîtres et les Crétins »
Boum ! Tout à trac ! Sans barguigner ! D’un coup d’un seul ! Une de ces phrases définitives qui vous posent le grand penseur, sur le modèle de la célèbre formule de Marx et Engels :
« L’Histoire de l’Humanité des origines jusqu’à nos jours n’est que l’Histoire de la Lutte des Classes » [4].
Ben là, tout pareil : l’histoire de la gauche française depuis cent ans n’est que… Quel talent ! Quelle leçon ! Voilà ce qu’il en est avec les esprits supérieurs : là où le vulgus pecum [5] parvient à distinguer péniblement des apories et des impasses, des reniements et des confusions, des scissions et des réunions, des victoires et des défaites, l’œil d’aigle du Grand Historien ne se laisse pas leurrer par quelques détails vulgaires et va droit à l’essentiel.
Il est venu, il a vu, il a conclu : Traîtres et Crétins, tout partout, toujours, et ce sublime diagnostic une fois posé, l’auteur en déduit qu’il a bien raison d’être un Traître, vu que c’est quand même la posture la moins pire des deux.
De méchants esprits pourraient lui faire observer qu’avec une si flatteuse opinion de la gauche, le moins dangereux pour lui serait d’être tout simplement de droite… Mais dans ce cas, notre immense penseur risquerait de n’être guère entendu des lecteurs de Charlie Hebdo ! D’où contrebande, contrefaçon et tromperie sur la qualité substantielle de la marchandise – car il est bien certain que si l’on rebaptise le Couscous du doux nom de Paella, on a davantage de chance de faire danser le flamenco dans les restaurants maghrébins.
Ainsi donc, voici la Gauche : un ramassis de Traîtres et de Crétins…
La thèse est certes hardie, mais structurée sur le bon vieux modèle manichéen qui rassure tant les imbéciles : Blanc et Noir, Guerre et Paix, Yin et Yang, Esprit et Matière, Traîtres et Crétins, Foutite et Chocolat, elle a de quoi séduire. Nous connaissions la Passion selon Saint Mathieu, voici désormais la Gauche selon Saint Philippe. Une leçon d’histoire au cirque Pinder : éternels dialogues de l’Auguste et du Clown Blanc.
– « Alors les petits Crétins, ça va, ça va, ça va, ça va, ça va ?
– Voyons M. Chocolat, il ne faut pas parler comme ça à nos électeurs ! » rétorque Foutite, le Clown blanc.
L’assistance : gondolée, morte de rire ! Triomphe assuré ! On sent chez Philippe Val la riche expérience de la bête de scène.
Traîtres ou Crétins, pas de faux-fuyant, pas de demi-mesure, aucun autre possible : nous sommes dans la logique du Tiers-exclu. Coincés ! Et oui mon pauv’ vieux, c’est comme ça…. Alors moi, forcément, fils de Crétin et Crétin moi-même, qui s’efforce à sa façon de transmettre à son fils quelques valeurs du Crétinisme militant, je me sens … Comment dire ? Piqué au vif ? Et mon sang ne faisant qu’un tour [6], me voici contraint de m’y coller, à la réplique venimeuse, au pamphlet imbécile et déshonorant qui révèle toujours l’homme du ressentiment, confit dans la haine de soi et la paranoïa mal déguisée sous le masque de l’intérêt pour les masses opprimées… Fermez le ban !
Quand, pauvre Crétin de base, inconnu et isolé de tous au fond de sa province, on songe à se mesurer à un penseur politique de la taille de Philippe Val, on est forcément saisi d’une affreuse inquiétude, rongé par l’anxiété…. Affronter un tel puits de science ? Une telle érudition ? Une telle finesse d’analyse ? On est tenté de renoncer, de retourner à la sombre médiocrité du Crétinisme ratiocinant en essuyant humblement d’un revers de main tremblant les vestiges du mollard qu’on vient de se prendre en pleine gueule.
Heureusement pour l’imbécile, notre illusionniste de la politique, trop shooté sans doute aux neuves drogues pour lui du libéralisme militant, écrit à 2500 à l’heure, et ce faisant aligne une des plus denses concentrations d’inexactitudes historiques, de jugements à l’emporte-pièce, d’anachronismes et de contre-vérités pures et simples qui se puisse rencontrer dans un éditorial. Notre Crétin jubile : on lui facilite la tâche.
Commençons par le meilleur : Jacques Doriot, le Grand Jacques, fondateur du PPF, le premier parti collabo de France et sans doute le seul purement et authentiquement fasciste… Voici comment le présente notre fulgurant analyste :
« … Jacques Doriot, vieux militant socialiste exclu du Parti des Traîtres en 1934… ».
Socialiste, Doriot ? Numéro deux du Parti Communiste, bolchevik de la première heure, leader de la lutte contre la guerre du Rif, au Maroc en 22, longtemps pressenti pour remplacer Thorez à la tête du Parti ! C’est même par déception de ne pas avoir été choisi qu’il décidera de quitter le PCF. En 1934, effectivement, amenant avec lui deux autres Crétins de haut rang dans l’Internationale, Barbé et Célor, ainsi que la section de Saint-Denis du PCF qui formera le noyau dur de son Parti Populaire Français.
Doriot ? Un Crétin de chez Crétin, celui là ! Bon, c’est pas grave, Philippe, t’as juste confondu avec Marcel Déat – nous y reviendrons…
« …. Vieux militant socialiste exclu du Parti des Traîtres en 1934 pour avoir constitué une aile radicale, une sorte de parti alter-mondialiste avant la lettre. ».
Hein ? Pardon ? Mais mon pauvre Philippe, alter-mondialistes, ils l’étaient tous, à cette époque-là ! Ils avaient même une drôle de chanson qui clôturaient leurs congrès… Comment c’était, déjà ? Attends que je me souvienne… Ah oui ! « Le monde va changer de base », qu’ils disaient ! Tous ! Traîtres et Crétins, vraiment tous : Déat et Thorez, Doriot et Léon Blum, Cachin et Vincent Auriol….
Incroyable non ! Un monde qu’aurait changé de base, ce serait, comme qui dirait… un autre monde ! Et des gens qui voudraient un autre monde, comment qu’on pourrait bien les appeler ? Eh oui, l’affreux soupçon est fondé ! Ils étaient tous alter-mondialistes ! Ils s’engueulaient juste sur la façon d’y arriver, et sur la gueule qu’il pourrait avoir, le Nouveau Monde…
Quelle révélation, n’est-ce pas ? Ô toi, jeune lecteur ou lectrice, innocent-e de toutes ces vieilles querelles, et qui se fout comme de sa première masturbation de Cachin et de Doriot, dont t’as sûrement jamais entendu parler, apprends cette nouvelle vertigineuse : le ministre des finances du Front Populaire, à qui l’on faisait savoir que les Banques étaient mécontentes de sa politique, répondit désinvolte :
« Les Banques je les ferme ; les banquiers, je les enferme ! ».
Ça décoiffe, non ? Comme on disait naguère chez Citroën ! Fermer les banques et enfermer les banquiers, ça vous change quelque peu le monde, non ? C’est pas Strauss-Khan qui sortirait des incongruités pareilles… Et comment qu’il s’appelait, le boute-feu irresponsable, le Crétin totalitaire qui éructait des insanités pareilles ? Tu ne devineras jamais ! Vincent Auriol ! Vincent Auriol, parfaitement ! Le bon papy à lunettes qui finira Président de la République, celle d’avant : la quatrième. SFIO de toujours, traître parmi les traîtres suivant la neuve classification de notre Jupiter de la pensée. Moi, des traîtres comme ça, je les embrasse sur la bouche…
Faut dire qu’entre temps, les banques, on les avait pas fermées, on les avait nationalisées ! Si si ! Parole ! Sur proposition du Conseil National de la Résistance, un mélange hétéroclite de Traîtres, de Crétins et de Chrétiens-démocrates, sous l’auguste présidence d’un dénommé De Gaulle, Charles de son prénom, dont t’as peut être entendu parler… Et pendant cinquante ans, ça a continué comme ça…. L’a fallu attendre le socialisme nouveau [7] pour voir un gouvernement éponger sur les deniers publics cent milliards de Francs dilapidés par le Crédit Lyonnais pour pouvoir enfin le refourguer au privé. Ouf ! On respirait : décidément, un autre monde n’était pas possible…
Mais revenons à Doriot. S’il est exclu du Parti en 34, ce n’est nullement pour excès de radicalisme, mais bien au contraire parce qu’il prônait l’alliance avec la SFIO, à rebours de la ligne définie à l’époque par Staline, à savoir : « Classe contre Classe ». Voilà comment le Crétin Thorez parlait de cette politique :
« C’est à ce moment que quelques opportunistes proposent à notre Parti d’abandonner les positions du bolchevisme pour retomber au vomissement social-démocrate » [8].
Autrement dit : c’est le Crétin Doriot qui voulait s’allier avec les Traîtres, et les autres Crétins qui voulaient pas… Ça se complique… Bon ! Six mois plus tard, Thorez dira tout le contraire… Comme disait Edgar Faure : « C’est pas les girouettes qui tournent, c’est le vent ! ». Un grand vent d’Est en l’occurrence.
Encore tout faux Philippe faut réviser !
Poursuivons :
« …On le retrouve à Radio Paris pendant la guerre. »
Ah ben non ! Là, Philippe tu confonds avec Jean Herold Paquis, le célèbre chroniqueur visionnaire : « Car comme Carthage, l’Angleterre sera détruite ! » Ni Traître ni Crétin, celui-là, un bon vieux catho réac qui fera ses premières armes au service de Franco à Radio Saragosse. Merde ! Ça se complique encore… Y’avait des gens de droite qu’étaient collabos ? Je te crois pas ! Depuis le temps que je me nourris des éditoriaux de Griotteray [9] dans le Fig-Mag, je pensai que la Collaboration, c’était une affaire de gauche !
Bouh ! Mes oreilles sifflent tant est véhément le concert de protestations :
« T’en fais un peu beaucoup, quand même ! Ce pauvre Philippe a confondu le communiste Doriot (un Crétin donc) avec le socialiste Marcel Déat (du parti des Traîtres) qui a bien quitté la SFIO en 1933 (et pas en 1934) avec quelques amis (qu’on appelait « les Néos ») pour créer le Parti Socialiste de France qui deviendra plus tard le RNP, le deuxième grand parti de la collaboration. Point. Errare humanum est [10] ! Et ça ne change pas grand chose au corps de la démonstration ! Comme tous les Crétins paranoïaques, tu t’acharnes sur un point de détail pour instruire un procès stalinien ! Attitude abjecte !! Honte ! Honte sur le nouveau Vychinski [11] !!! »
Change pas grand chose ? Ben si, quand même ! Écoutons donc comment Pascal Ory nous parle des « Néos » :
« Ils ont nom Marcel Déat, Adrien Marquet, Barthélemy, Montagnon. Ils parlent matières premières, réorganisation des marchés, espace vital. Ils croient au Plan et au Dirigisme économique, à l’ascension des classes moyennes et d’une nouvelle intelligentsia technicienne. Leur antimarxisme se colore de plus en plus d’antibolchevisme. Certains tels Montagnon ont déjà pris langue avec l’Italie fasciste. L’extrême droite leur adresse de longtemps des sourires complices…. Le slogan du Parti est “Ordre, Autorité, Nation” » [12].
Où c’est que t’as vu, là dedans,
« une aile radicale, une sorte de parti alter-mondialiste avant la lettre. »,
Philippe ?
Sans doute dans le dernier discours de José Bové sur la nécessité d’envahir l’Ethiopie afin d’accroître l’espace vital de la France et garantir son approvisionnement en matières premières ? À moins que ce ne soit « Ordre, Autorité, Nation », qui t’ont fait sursauter quand tu as su que c’était le titre du nouvel album de Manu Chao…
Pour paraphraser Marcel Pagnol, je dirai que si, en politique, il est parfois habile d’avoir l’air idiot, là tu pousses le bouchon un peu loin !
Les deux phrases suivantes correspondent bien à une vérité :
« …Puis il fonde la légion des volontaires français contre le Bolchevisme…C’est sous l’uniforme allemand qu’il meurt sous la mitraille alliée en 1945. »
Exact, pour une fois ! C’est une question de probabilités, tu peux pas te gourer tout le temps…N’empêche : quatre erreurs majeures en trois lignes, pour un phare germanopratin de la pensée, ça fait désordre…
Oui, bon, que voulez-vous ? Quand on survole à Mach 3 cent ans d’histoire, quinze mille mètres au-dessus des nuages, on ne distingue plus trop bien les détails… Doriot, Déat, Paquis…Tout ça, c’est du pareil au même. Des Traîtres ou des Crétins ! Rien d’autre.
N’empêche, Ô toi, jeune lecteur ou lectrice, mon ami-e qui ne connaît rien de rien à l’Histoire et qui chercherait à se renseigner auprès des anciens en qui tu as confiance, méfies toi quand-même, un peu, des contes bleus de Tonton Philippe…
Car l’admirable dichotomie mise à jour par le Mississipi de l’Analyse Historique laisse quand même quelque peu à désirer coté explicatif :
« Jaurès a tout de suite compris que l’entrée de Millerand dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau en 1899 n’était qu’un prétexte pour les guesdistes qui ne digéraient pas les dreyfusistes ».
Chacun-e, même sans avoir en tête toutes les méandres d’une affaire terriblement compliquée, qui dura plus de dix ans, comprend que Millerand, c’est le Gentil, le dreyfusiste, l’ami de Jaurès tandis que Guesde est le Méchant, l’ennemi de la liberté. Quand Millerand est rentré au gouvernement, les méchants guesdistes lui en voulaient beaucoup d’avoir défendu Dreyfus. C’est bien là, votre thèse Monsieur Val ?
Ben ouais ! Mais malheureusement, ça ne colle pas, mais pas du tout, avec les faits. Comme le rappelle Jean-Denis Bredin, dans son livre de référence sur L’Affaire :
« Le 25 décembre 1894, au lendemain de la condamnation de Dreyfus, le général Mercier dépose à la Chambre un projet de loi rétablissant la peine de mort pour le crime de trahison, et le député Jean Jaurès intervint soulignant avec vigueur que Dreyfus aurait pu, aurait du être condamné à mort. » [13]
Eh oui, le bon Jaurès n’a pas compris tout de suite. Les vrais héros de l’Affaire Dreyfus, plutôt que Jaurès, ce sont Bernard Lazare et Zola ! C’est qui, eux ? Des Traîtres ou des Crétins ? Laisse tomber, ils étaient même pas socialistes… Il a fallu plus de quatre ans pour que, Traîtres ou Crétins, les socialistes prennent position en faveur de Dreyfus. Les bons et les méchants, faut laisser ça à Hollywood, Philippe… Aujourd’hui, même les scénaristes de Navarro sont plus subtils ! Pour ta gouverne, voici un compte-rendu de la séance de l’Assemblée Nationale du 4 décembre 1897. On est trois ans après la condamnation de Dreyfus !
« Le socialiste Millerand monte à la tribune. Dur, acerbe, méprisant, martelant ses paroles, il écrase le gouvernement sous l’étonnant reproche d’être l’ami de Dreyfus, le complice des promoteurs de la révision…. À une énorme majorité, la Chambre vote, paragraphe par paragraphe, un ordre du jour ou elle se déclare “Respectueuse de la chose Jugée” ou elle “s’associe à l’hommage rendu par le ministre de la Guerre à l’Armée”. Elle “flétrit les meneurs de la campagne odieuse entreprise pour troubler la conscience publique”. La quasi-totalité des radicaux, la majorité des socialistes votent avec la droite l’ordre du jour qui enterre l’Affaire Dreyfus » [14].
Le lendemain Reinach, ardent dreyfusiste, provoquait Millerand en duel.
« Keskidi, le bouffon ? En duel ? Alors ton Jaurès et ton Millerand, c’étaient pas toujours les gentils ? Tu serais pas en train de nous bourrer la caisse, là, Philippe ? » Attends, t’as encore rien vu.
Voici maintenant le Congrès de Tours, synthétisé en deux phrases par notre Everest de la pensée politique :
« Puis ce fut de nouveau le divorce, et la création du Parti Communiste Français par les Crétins qui ne voulaient pas faire le jeu du Traître Léon Blum. Blum était Traître car il ne croyait pas à la nécessité de la suspension des droits démocratiques pour réussir une révolution bolchevique [15]. Et Marcel Cachin était un Crétin qui, après un voyage dans la Russie des Soviets, revint convaincu qu’après quatre ans de guerre mondiale, une bonne dictature ferait du bien aux survivants ».
Drôle, élégant, percutant… Désinvolture de bon aloi, esprit français… Une belle démonstration de la pensée chic et choc…
Mais voici ce que nous narre Annie Kriegel, historienne respectée du Parti des Crétins, récemment décédée, et peu suspecte de complaisance avec celui-ci. Faut expliquer que dans sa jeunesse, elle était tellement Crétine, tellement, tellement, qu’elle s’est retrouvée à 20 ans dans les maquis du Vercors à se prendre les paras SS sur la figure… Faut-y êt’ bête ! C’est pas not’ Philippe qu’aurait marché dans une combine pareille ! Comme il dit plus loin, les Traîtres sont prudents. Enfin… Après l’entrée des chars russes à Budapest en 1956, elle rompt avec le PCF et devient une anticommuniste de choc, primaire, secondaire et même quaternaire qui, entre autres tâches, assurera pendant quarante ans les analyses sur le Communisme dans le Figaro. Ecoutons donc Annie Kriegel :
« Le Parti unifié [Le parti des Traîtres, donc, puisqu’on est un an avant la scission.] se prépare donc avec le plus grand soin aux élections de novembre 1919…. À cette fin, il propose aux électeurs un programme nouveau rédigé par Léon Blum. C’est un document remarquable, où se trouvent déjà évoqués à peu près tous les thèmes qui feront l’originalité du programme du Conseil National de la Résistance… En 1945… L’objectif est d’établir en France, à l’instar de ce qui s’est fait en Russie, une dictature du Prolétariat. Léon Blum, de stricte obédience jaurésienne, se déclarait naturellement partisan de cette formule marxiste. »
« C’est quoi c’t’embrouille ? Philippe ! Il était pour la dictature, ton Léon ? »
Lis la suite jeune néophyte, lis la suite !
« Sur la base de ce programme, le Parti unifié va au combat (…) et c’est un terrible échec par rapport à ce qui était attendu. Le Parti s’aperçoit que sa participation au pouvoir de 1914 à 1917, son opposition nuancée de 1918, n’ont pas été payantes. Le socialisme se retrouve donc désemparé puisque sa perspective révolutionnaire était fondée sur le préalable d’une victoire électorale ».
« Attends ! Attends ! Attends… En 14-18, c’était la guerre non ? Et les socialistes, ils étaient au gouvernement pendant la guerre ?
– Eh oui, aimable jeune âme. Ils étaient entrés au gouvernement en juillet 14. L’Union Sacrée, qu’ils appelaient ça …Et tu vas rire : l’un des premiers à y entrer fut Jules Guesde , dont nous parle Tonton Philippe.
– Mais les socialistes, ils étaient contre la Guerre ?
– Ah oui ! Et pas qu’un peu ! En 1912, Léon Jouhaux secrétaire général de la CGT avait proclamé que, en cas de déclaration de guerre, « Nous refuserons de nous rendre aux frontières ! » Ce qui n’était d’ailleurs que la stricte continuation de la résolution de l’Internationale Socialiste, Français et Allemands ensemble au congrès de Bâle en 1912 : En cas de déclaration de guerre, Grève générale des deux cotés du Rhin !
– Et en 14, ils rentrent au gouvernement ? C’est des Traîtres !
– Je te laisse la responsabilité de ton jugement, jeune ami-e…
– Mais tu dis que le Guesde, là, il est ministre ! C’est un Traître, alors, lui aussi ?
– Ben oui…
– Mais Philippe, y dit que c’est un Crétin !
– Oui, mais Philippe est la preuve vivante qu’on peut être l’un et l’autre…
– Alors c’est comme quand Mitterrand, il a fait tout le contraire de ce qu’il avait promis… Ben dis donc, les adhérents y devaient avoir les nerfs !!
– Un peu, oui… Tu sais à quel point les Crétins sont susceptibles : un rien les bouleverse ! Faut dire qu’a Verdun, sous les obus, la question du maintien des libertés démocratiques n’était pas le sujet principal des discussions ! Pour te donner une idée de la boucherie, sache qu’en avril 17 au Chemin des Dames, Nivelle réussit à faire tuer 100 000 hommes en trois semaines. Alors six mois plus tard, quand les bolcheviks ont pris le pouvoir en Russie et signé un armistice séparé, y en a qui se sont dit que Lénine, c’était sans doute pas un grand démocrate, mais que quand t’as 5000 potes qui meurent tous les jours, s’il fallait passer par une petite dictature pour arrêter le carnage, c’était peut être pas cher payé…Ce qu’ils ne pouvaient pas savoir, c’est que les bolchos n’avaient mis fin à cette tuerie-là que pour en recommencer une autre en interne. Ils voulaient tuer en famille. Mais ça ! les poilus pouvaient pas le savoir.
– Ouais ! Mais Philippe le sait, lui ?
– Tout le monde le sait. Avec 90 ans de recul, on voit nettement mieux les choses. Tu vois, juger les événements d’une époque avec les informations, l’expérience et la sensibilité d’une autre, c’est la faute historique la plus banale et la plus scandaleuse. On appelle ça l’anachronisme…Ou la mauvaise foi.
– Et ton Lénine, là, c’est un Crétin ?
– Le Crétin en Chef ! L’Empereur des Crétins ! Une vraie catastrophe…Mais revenons au Congrès de Tours ! »
Vu par Annie Kriegel [16] :
« À peine le Parti Socialiste avait-il connu l’écroulement de ses espérances que la CGT était appelée au début de l’année 1920 à essayer sa propre solution : La révolution par la grève générale (…). Le 1er mai 1920 au soir d’une journée où la démonstration syndicale a revêtu une ampleur inégalée (…) où les violents heurts avec la police ont fait deux morts et de très nombreux blessés (dont 102 gardiens de la paix), où 103 ouvriers ont été arrêtés, la fédération des cheminots appelait à une grève générale illimitée pour imposer la nationalisation des chemins de Fer… »
« Mais Sarkozy, il veut faire le contraire aujourd’hui !
– Et oui, revenir en 1920 c’est ça qu’est moderne, coco… »
Continuons :
« En fait, il y a des mois que le patronat se prépare à ce choc de classe (…) Pour faire de la résistance aux revendications ouvrières un Verdun social, il a un plan pour faire marcher les trains avec des “volontaires” comme on appelait ces jaunes recrutés et formés à la hâte parmi les élèves des grandes écoles. (…) Il encourage le gouvernement à mettre en action le plan de protection civile qui, sous couleur de maintenir l’ordre public, jette contre les grévistes la police et l’armée. (…) À Paris le 12 mai : 42 arrestations. À Marseille le 13 : 36 arrestations. Puis le gouvernement va plus loin : le conseil des ministres ouvre une information contre la CGT aux fins de dissolution. »
Le respect des libertés démocratiques, c’est cela la clef de tout, n’est-ce pas Philippe ?
« … C’est une terrible défaite : 18 000 cheminots de toutes catégories et de tous réseaux, soit 12% des agents grévistes et 5% des membres de la Fédération sont révoqués, rayés des cadres ou licenciés. Après la tension formidable des esprits durant un mois entier, le moral lâchait : le 16 juillet Jouanen, 38 ans, secrétaire général du syndicat des cheminots d’Alais, se suicidait. »
« Il a fallu ce double et cruel échec pour qu’enfin le mouvement ouvrier français se résolve à considérer sérieusement le Bolchevisme : mieux, pour que son aile gauche s’y rallie. »
Voilà le contexte dans lequel s’est ouvert le Congrès de Tours en décembre 1920, alors les histoires du Traître Blum et du Crétin Cachin, c’est l’histoire de France racontée par Zavata.
« Sûr que c’est pas la même histoire que tu racontes, toi.
– Pas vraiment. Un petit peu plus compliquée, peut être…
– Et ouais !… Mais avec toi, c’est prise de tête… Y’a trop plein de trucs.
– Et certes, ô jeune âme, mais raconter l’Histoire, c’est ça ! Et non pas animer la soirée récréative de l’atelier : “Révisionnisme et ré enchantement du Monde” aux Universités d’été du Medef ! »
La grande difficulté avec les charlatans, c’est qu’il leur faut trois lignes pour dire n’importe quoi et qu’il en faut au moins quarante pour les réfuter… Forcément, au long cours, ce sont eux qui gagnent. Marc Bloch disait :
« L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même ».
Mais c’est bien le but recherché ! Compromettre l’action… D’ailleurs, dans son brillant éditorial, Saint Philippe nous vente la prudence, j’y reviendrai… Toi, précaire, chômeur-euse, ouvrier-e qu’on jette comme un vieux tampax, artisan-e impécunieux-se, paysan-ne pauvre, mal logé-e, mal payé-e, parfois pas logé-e du tout…. Sois prudent-e ! Ne te révolte pas ! Ou alors pas trop ! Juste assez pour que la gauche des Traîtres reprenne le pouvoir et te déçoive encore une fois. Puisque c’est une loi de la nature, suivant Saint-Philippe-de-la-Trahison ! N’écoute pas tous ces alters, ces Crétins qui veulent te séduire. Tonton Philippe, il sait ou ça nous mène tout ça…. Au Goulag, mon petit bonhomme ! Au Goulag ! Alors continue à râler dans ton coin et n’oublie pas d’acheter Charlie toutes les semaines, ça défoule… Et ça assure ses fins de mois… Tu vois, lui, il est prudent !
Le comble est atteint quand le prestidigitateur historique nous donne des leçons de morale :
« Maintenant que le “Crétinisme en action” a quasiment disparu et que la mémoire historique et la culture politique sont remplacés par la biographie de Zidane… »
Bien vu ! C’est même ce qui lui permet de nous fourguer sa camelote révisionniste à quatre sous. Voilà ce qui correspond exactement à la définition de la « Belle Âme » selon Hegel : « Celui qui vit, dans tous les sens du mot vivre, du désordre même qu’il dénonce. »
J’ai déjà noirci huit pages, et je n’ai encore commenté que les quatre premiers paragraphes d’un éditorial qui en compte seize du même tonneau : mélange très approximatif d’informations erronées, de schématisations bouffonnes et de généralisations abusives proférées sur fond d’extrême suffisance et de parfait contentement de soi. Comme expliqué plus haut, réfuter ce tissus d’insanité et de mauvaise foi dans le cadre serré d’un article de presse relève de la mission impossible. Il faut donc en finir, non sans relever, toutefois, deux ou trois perles qu’il serait dommage d’abandonner dans l’écrin nacré de cet éditorial de légende.
Tout d’abord ceci :
« …Les dangers que les Crétins font courir à l’humanité sont sans commune mesure avec ceux dont les Traîtres sont porteurs. Car le Traître est prudent, alors que le Crétin lâche la proie pour l’ombre »
Ainsi donc, en fin de compte, à partir de cette opposition constitutive du Traître et du Crétin, Philippe Val tente une velléité de dépassement de la contradiction, en privilégiant arbitrairement le Traître, qu’il gratifie d’une vertu trop négligée. La Prudence... Mais on ne voit pas bien pourquoi l’un en serait doté et l’autre pas –— que l’on sache, le Traître Déat s’est mis au service des Boches avec la même ardeur que le Crétin Doriot ! L’envie me prend de lui conseiller de sortir un peu de cette pensée binaire en s’essayant à la dialectique hégélienne. On sait que le maître faisait de la contradiction interne la nature même du concept et que le dépassement de cette contradiction laissait intact les deux pôles initiaux. Ainsi l’Etre s’oppose-t-il au Néant mais non sans engendrer par dépassement dialectique le tiers terme : le Devenir. Sur ce modèle, je proposerai, la résolution dialectique suivante : le Crétin (Thèse) s’opposant au Traître (Antithèse ), et son dépassement dialectique : La Tête de Nœud. Je crois que j’ai fait faire un grand pas à la philosophie politique…
Passons sur l’assertion burlesque selon laquelle la gauche déçoit toujours,
« la gauche des Crétins parce qu’elle ment, la gauche des Traîtres parce qu’elle déçoit. » !
C’est sûr que le Traître Bernard Tapie, ministre du Gouvernement Traître du Traître Mitterrand, n’a jamais menti à personne, non plus que son patron d’ailleurs, et que réciproquement le Crétin Georges Marchais n’a jamais déçu quiconque !
Mais où il va chercher tout ça ? Arrête Philippe, t’es infernal ! C’est pas humain de rigoler à ce point là ! Je ne suis plus jeune ! Je vais faire un infar…
Et terminons en répondant à la grave question que, malgré toute sa science, notre génie de l’investigation philosophique avoue laisser sans réponse :
« Ca me tarabuste, et je caresse l’espoir qu’il y aura des lecteurs pour éclairer ma lanterne. Pourquoi et comment depuis le début de l’histoire, les Crétins ont-ils réussi à entretenir l’idée qu’ils étaient plus à gauche que les Traîtres ? »
Un lecteur pour éclairer ta lanterne ?
Toujours prêt ! Crétin toujours ! Mais c’est bien simple mon pauvre Philippe ! C’est parce que les Crétins ne parlent qu’à des cons ! À qui d’autre voudrais-tu qu’ils s’adressent !