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La guerre de la plage à Saint Voyons

Parabole estivale

par Laurent Lévy
12 août 2005

Ceci n’est pas un conte. La petite ville de St Voyons est posée à l’écart des grands axes de circulation, sur la côte de l’Atlantique. Jolie petite ville, jolie petite place, joli petit clocher, jolies terrasses de café où dès qu’arrive la belle saison, les vacanciers viennent se désaltérer avant de se rendre à la plage, ou lorsqu’ils en reviennent. Le bureau de tabac tient aussi lieu de libraire, où l’on achète ses cartes postales...

Certaines reproduisent de vieilles photos du village. Nostalgie des coiffes des vieilles, des charrettes à bras, des ramasseuses de coquillages. L’une de ces photos représente la plage de St Voyons, telle qu’elle était à la Belle Epoque. Sur la plage, des hommes jouent à la raquette, coiffés de canotiers de paille et vêtus de longs caleçons rayés, tandis que des femmes en longues robes et chapeaux fleuris causent sous un parasol. En arrière plan, la mer. Les hommes qui s’y baignent ont laissé sur la plage leurs canotiers, et les femmes leurs chapeaux à fleurs. Les plus hardies ont même tombé la robe, et l’on distingue nettement leurs pantalons de dentelle. St Voyons a toujours été à l’avant-garde, en matière de bains de mer.

C’est qu’elle est belle, la plage de St Voyons, et dès cette époque, quelques privilégiés savaient en profiter. Aujourd’hui, le monde a bien changé, mais St Voyons a presque su rester à l’écart des tempêtes modernes. Les automobiles ont certes remplacé les charrettes à bras, mais l’air paisible du soir est toujours le même. Et la plage est restée la plage. Pour autant, sur la plage, la mode n’est plus ce qu’elle était. On ne se baigne plus en caleçon et maillot rayé.

Cela dit, ce n’est pas le vêtement de bain des hommes qui est à l’origine de la guerre de la plage à St Voyons.

La guerre, elle est venue sans qu’on l’attende. On s’était habitué sans problème aux maillots de bains en une pièce des dames. Personne, pour être franc, n’y prêtait plus attention. On est à l’avant-garde ou on ne l’est pas ! Certain été des années soixante, le bikini a fait son apparition, à St Voyons en même temps qu’à St Tropez. C’était charmant. On s’y est vite habitué. Non que toutes les femmes s’y soient mises, mais qu’importe !

Que l’on n’aille pas dire que le soleil de St Voyons n’est pas à la hauteur. Les bains de soleil ne sont pas moins doux que les bains de mer. En quatre heures de plage, c’est tout juste si on se baigne quarante cinq minutes. Et le reste du temps, c’est allongées sur leur serviette que ces dames profitent de l’après midi. Ça n’a l’air de rien, mais c’est comme ça que tout commence : par la délicate question du bronzage parfait. Et quoi de plus laid que la marque, dans le dos, des bretelles d’un soutien-gorge ? On passe des heures sur le ventre pour que sa peau prenne des reflets d’or et de cuivre, et il y reste cette ligne blanche, ce trait horizontal ! C’est ainsi qu’elles commencèrent à dégrafer plus ou moins subrepticement, pour les besoins d’une esthétique rigoureuse, le haut de leurs maillots de bains. Personne n’y trouva à redire.

Au fil des ans, la population estivale de St Voyons avait pris des contours nouveaux. Il y avait toujours les habitués, enfants et petits enfants d’habitués. Ceux là possédaient généralement une petite maison en ville, ou avaient fait construire une villa dans l’un des quartiers qui leur avaient été spécialement aménagés. Ils avaient à St Voyons de nombreux souvenirs. Ils connaissaient tous les commerçants, et les appelaient par leur nom. Certains prétendaient que c’était leur propre arrière grand-mère qu’on voyait à la baignade, en pantalons, sur la carte postale. Mais il y avait aussi un nouveau public. Un camping s’était installé non loin du centre ville, dans un terrain vague qu’on n’avait pas pu lotir. Souvent, les campeurs qui venaient là avec leurs enfants étaient eux-mêmes venus dans ce même camping, à ses tout débuts, avec leurs propres parents, quelques années plus tôt. Le courant ne passait guère entre les anciens et les nouveaux. Après plus de vingt ans, ces derniers étaient d’ailleurs encore les nouveaux. Ils avaient leurs habitudes, leurs façons d’être. Ils restaient entre eux. Les mamans préparaient des sandwiches que les enfants mangeaient sur la plage. Ils allaient peu au restaurant. Ils sortaient peu en boîte de nuit. On les voyait plus à la superette qu’au marché couvert. Les filles, réservées, bavardaient des heures et ne se laissaient pas approcher. Les garçons avaient une manière de jouer au ballon qui amenait les autres - les anciens - à fuir leur compagnie et à les moquer dans leur dos. Les hommes jouaient à la belotte, et les femmes faisaient du tricot. Ils avaient l’air de se ficher pas mal de la perfection de leur bronzage. Anciens et nouveaux, gens des villas et gens du camping, c’étaient deux mondes séparés.

Vint le temps où, lasses sans doute de dégrafer leurs soutiens-gorge à tout propos, les femmes des villas adoptèrent le topless. Il y en eu trois, d’abord. Puis sept, puis douze. Puis, on ne compta plus. Cela ne fit pas scandale ; à peine si cela fit jaser. On est à l’avant-garde ou on ne l’est pas ! Le fait commença à se savoir alentour. Des baigneuses des villes voisines vinrent exprès se baigner à St Voyons, pour que leur dos bronze harmonieusement sans que leur entourage s’en offusque. Il n’est pas exclu que des baigneurs soient également venus de temps à autre, jugeant le spectacle sympathique. Le marchand ambulant de boissons fraîches vit son chiffre d’affaire augmenter de façon spectaculaire. Bientôt, il se trouva titulaire d’une paillote presque en dur au bord de la dune. La plage de St Voyons devenait vraiment une plage ‘chic’. Mais cette mode nouvelle ne semblait guère atteindre les ‘nouveaux’, les gens du camping. Les garçons ne détestaient pas la nouveauté, mais leurs sœurs, leurs voisines, leurs compagnes - et pis encore leurs mères - ne semblaient pas disposées à imiter le beau monde. Et cette attitude des nouvelles passa vite pour discourtoise du côté des villas. « Quel manque de solidarité ! Pour qui se prennent-elles ? Ce sont leurs hommes, bien sûr, ces jaloux ignares, qui les empêchent de se vêtir normalement, comme on fait ici, à St Voyons ! Aucun respect pour nos traditions ! »

Il y eut vite deux camps. Même les filles du clan des anciens qui ne se mettaient pas aux nouveaux usages étaient regardées de travers. « On croirait une fille du camping ! » disait-on d’elles... Les quelques nouvelles qui, à l’inverse, se laissaient aller à découvrir leur poitrine, étaient considérées d’un air gêné au camping. On riait parfois d’elles. Mais pour l’essentiel, les autres, hommes et femmes se sentaient trahis.

On en vint aux mots. Un jour, une femme des villas interpella une femme du camping qui arrivait avec un maillot une pièce, lui couvrant tout le ventre. « Il vous faudra bientôt une armure pour aller au bain ! ». L’autre s’était reprochée de n’avoir pas répondu. Elle en parla à ses copines. L’une lui souffla : « Tu aurais dû lui demander si elle, n’allait pas bientôt montrer son cul ! ». Tout le camping riait de l’anecdote, mais dans le fond, il riait jaune. Ce n’était plus comme avant. Avant, les deux groupes vivaient séparés, bien sûr, mais s’ignoraient plutôt qu’autre chose. Et c’était bien, ces vacances à St Voyons ! Maintenant, il régnait une tension à la limite du supportable.

On en vint presque aux mains. C’est encore une ancienne qui passa à l’offensive. Alors qu’elle bavardait avec deux de ses amies, bronzant agréablement sa poitrine au soleil, elle vit passer à moins de deux mètres d’elles un groupe de filles du camping. « Regarde moi ces pimbêches ! Quand je vois ça, franchement, j’ai envie de le leur arracher, leur soutien-gorge ! ». L’une des filles avait entendu. « Essaye, pour voir ! ». On avait été au bord de l’échauffourée.

Cela vint au Conseil Municipal. Le Maire était le principal restaurateur du village. Le premier adjoint vendait des glaces. Le second adjoint était promoteur immobilier. Les autres conseillers étaient pour la plupart des commerçants, trop heureux de la renommée de leur plage. St Voyons était devenue la station à la mode. Si le camping était remplacé par un joli lotissement, on ferait venir une bien meilleure clientèle. Et puis, franchement, l’ambiance que les campeurs mettent à la plage, ça n’est plus supportable. « Et si on prenait un arrêté pour dire la plage ‘topless’ ? » proposa l’un. L’idée fit vite son chemin. Bientôt, on ne parlait plus que de ce projet. « Vivement qu’ils adoptent cette proposition ! », disait-on dans les villas. « Ce n’est pas possible, ils n’ont pas le droit ! », disait-on au camping. Après quelques jours, le garde-champêtre planta à l’entrée de la plage une pancarte :

« Cette plage est topless »

Les femmes du camping ne pouvaient pas le croire. Certaines s’abstinrent d’aller à la plage. Mais la plupart, sures de leur bon droit, firent comme si de rien n’était, d’autant que, vérification faite, c’est le second adjoint qui avait, de sa seule autorité, demandé au garde-champêtre de poser cette pancarte. Aucune décision n’avait été prise par le Conseil Municipal, ni par le Maire. Consulté, le sous-préfet avait courageusement émis certaines réserves. Mais la pancarte était bien là. « Vous ne savez pas lire ? » demandaient d’un ton hargneux les plus remontées des femmes des villas, quand celles du camping arrivaient à la plage. Mais les choses continuèrent grosso modo ainsi. La peinture de la pancarte commença à s’écailler. Pourtant, les partisans du topless obligatoire ne s’avouaient pas vaincus, d’autant qu’une plage voisine commençait à lancer la mode du bronzage intégral.

La polémique passa dans le vocabulaire. Du côté des anciens, on ne disait plus ‘soutien-gorge’, mais ‘corset’. On ne disait plus ‘la plage’, mais ‘le bronzoir’. Du côté du camping, on ne disait plus ‘les filles des villas’, mais ‘les filles nues’. On ne disait plus ‘je vais me baigner’, mais ‘je vais cacher ma poitrine’.

Il y eut une manifestation des anciens. La grande banderole disait : « Le soutien-gorge tue le petit commerce ! ». Sur les pancartes des manifestantes, on lisait : « Vive le bronzage libre ! », ou encore « St Voyons n’est pas Ste Nitouche », « Liberté du bronzage à St Voyons ! », « Non à l’obscurantisme ! », « Nous n’avons rien à cacher ! », « A bas le corset oppresseur ! », « J’aime ma ville : Topless obligatoire ! ». Tout cela n’était pas toujours très logique, mais tant de violence y était mise qu’on savait bien que la guerre était déclarée, et que comme toute guerre, elle se terminerait mal.

Au camping, on contre-attaqua. On découvrit une faille logique dans le raisonnement prohibitionniste : « Ils disent : ‘liberté du bronzage’ ; mais la liberté, c’est de bronzer comme on veut ! ». « personne le les empêche d’aller à la plage à poils, on peut y aller en anorak si ça nous chante... ». On découvrit une faille juridique, bien que le Maire ait ratifié la décision de son adjoint : « Contraindre une femme à montrer les parties de son corps qu’elle veut cacher est à l’évidence contraire à l’ordre public... » avait dit l’avocat. Gêné, il n’avait pas été au bout de sa phrase, qui évoquait en réalité les règlements contraires « à l’ordre public et aux bonnes mœurs ». C’est que ce thème des ‘bonnes mœurs’ était vraiment ringard. Et ils ne s’en privaient pas, les autres, de railler les tenants de l’ordre moral, qui veulent interdire aux femmes de montrer leur poitrine. Refuser le topless, c’était vraiment ouvrir la voie au fascisme. « On sait comment ça se passe, lorsqu’on fait des concessions. Bientôt, si on cède, ces apprenties bonnes sœurs du camping vous nous obliger à nous baigner comme mon arrière grand-mère - celle qui est sur la photo ! »

Tout, mais pas ça ! « Non aux pantalons de dentelle ! » disaient les banderoles suivantes. La presse locale se fit l’écho de cette histoire. Dans les villas, il ne se trouvait déjà plus grand monde pour oser prendre la défense des filles du camping.

Les gens du camping ne furent pas en reste, côté manif. « Je fais ce que je veux de mes nibards », disait une banderole. Leurs alliées des villas, tant qu’il y en eut, défilaient avec elles. « Couvertes, dénudées, solidarité ! ». « Baignade à St Voyons, et pas Voyons les seins à la baignade ! ». « J’aime mon soutif ! ». Certaines se confectionnèrent des maillots de bain aux armoiries de la région, ‘Lion d’or sur fond de gueule’ : On verra bien si elles osent me l’arracher ! Elles osèrent. Il y eu des cris, du tissu déchiré, des pleurs. Des rires goguenards, aussi, des hommes de la plage.

L’idée que la civilisation connaîtrait un recul spectaculaire si on renonçait au topless obligatoire devint, dans les villas, une évidence qui ne se discutait plus. Et celles et ceux qui le discutaient malgré tout et prenaient le parti des filles du camping, prétendant que leur droit au bain ne devait pas être remis en cause sous prétexte d’un bout de tissu qui cachait leur poitrine, furent mis au ban de la société. Plus personne ne leur adressait la parole, si ce n’est pour les moquer. Idiots utiles des partisans du corset. Agents de la pudibonderie néo-victorienne. Coincés hypocrites. Ils finirent par renoncer.

Puis un jour, alors que deux filles du camping marchaient sur la plage après leur bain, pour se faire sécher au soleil et au vent, c’est le garde champêtre qui s’adressa à elles : « Circulez, mesdames, vous n’avez pas le droit de rester sur la plage dans cette tenue ! ». Elles commencèrent à en rire. « Circulez, ou je dresse procès verbal ! ». Elles protestèrent. Elles avaient quand même le droit de se promener sur la plage. « C’est une plage publique, mesdames, et on applique ici les règlements publics ! Rien ne vous empêche de garder votre soutien-gorge chez vous, mais ici, si vous ne l’enlevez pas, vous ne pouvez pas rester ! ». Elles avaient fini leur bain, et l’heure des crêpes approchait. Elles n’insistèrent pas.

Le lendemain, c’est deux gendarmes qui gardaient l’entrée de la plage.

 « Non, madame, pas dans cette tenue !

 Mais enfin, j’ai bien le droit de me baigner...

 Pas dans cette tenue

 On ne peut pas m’exclure de la plage ; la plage est à tout le monde

 Madame, inutile d’insister. Le règlement est le règlement : si vous n’enlevez pas votre corset ici et maintenant, c’est vous qui vous excluez vous-même, et vous ne pourrez pas vous en plaindre. »

Les dés en étaient jetés. L’année d’après, le camping était presque vide. Certaines familles, trop habituées à leurs vacances à St Voyons, revinrent néanmoins, en évitant la plage, et en la remplaçant par des promenades à vélo. Certaines filles se mirent à la mode topless et s’y habituèrent tant bien que mal. D’autres trouvèrent un peu plus loin une plage moins jolie, mais plus accueillante, et tâchèrent de s’y faire. Mais le cœur n’y était plus. Petit à petit, on oublia St Voyons. Des amis de toujours cessèrent de se voir. Les souvenirs d’enfance s’enfouirent sous les sables.

On dit que la mode du bronzage intégral a grandement progressé à St Voyons. On dit que le Maire, trop attaché à son slip de bain, a fini par perdre les élections. On dit que plus rien n’y amuse plus personne, et que la moitié des villas sont à vendre. Certaines femmes tenteraient de relancer la mode de la coiffe, comme celles des grands-mères des cartes postales. Mais on dit tant de choses, allez savoir le vrai du faux...