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La laïcité en péril

Éxégèse d’un lapsus préfectoral

par Pierre Tevanian
9 avril 2020

Nous devions fêter le 20 mars 2020 les 20 ans du site « Les mots sont importants », avec la présentation en librairie du recueil Mots et maux d’une décennie paru aux éditions Cambourakis. Confinés, et solidaires avec ceux et celles qui ne peuvent pas l’être, en colère contre ceux qui se sont attelés consciemment et systématiquement à détruire le système public hospitalier ces dernières années, nous avons décidé de célébrer autrement cet anniversaire, en proposant à partir de ce 20 mars une anthologie virtuelle. Le principe est le suivant : un texte par jour pour chaque année depuis la fondation du site en 1999, choisi parmi ceux qui sont parus exclusivement ou initialement sur le site, et qui n’ont été repris dans aucun recueil, ni celui de 2010, ni celui de 2020. Des « classiques » du site ou des textes passés plus inaperçus, des textes critiques, joyeux ou sérieux, qui parlent de politique au fil de l’actualité, mais aussi de films et de livres, et invitent à parcourir les quelques 2000 autres articles publiés par LMSI. Dès que les nécessités de confinement seront passées, nous reprogrammerons un événement festif, évidemment dans le 20ème arrondissement de Mme Calandra, la Maire sortante qui avait cherché à nous faire condamner en justice (en vain) et qui n’a récolté, au premier tour de 2020, qu’un pitoyable 12,5% (contre 38% à son concurrent de gauche). Notre recueil 2010-2020, est par ailleurs disponible sur commande, ici. En 2019, nous consacrons un texte à Didier Lallement, déjà célèbre et déjà abondamment mis en cause, notamment pour sa gestion des manifestations des gilets jaunes. La scène tourne en boucle depuis quelques jours. Le préfet de Paris est interpellé sur place par une riveraine, qui lui déclare qu’elle est « gilet jaune ». Le préfet répond, tout à fait tranquillement : « Eh bien, nous ne sommes pas dans le même camp, Madame ». En dix petits mots, c’est tout un système qui se dévoile. Le roi est nu, et l’on s’aperçoit au passage qu’il n’est pas laïque...

Je parle d’un vrai péril, pas de la présence tout à fait licite de femmes ou d’hommes portant des voiles, des foulards, des turbans, des kippas, des croix, des étoiles, dans l’espace public, et qui s’y expriment puisque cet espace est fait pour cela.

Et je parle de la vraie laïcité, celle de la loi de 1905 : celle qui vise les agents de l’État, astreints pour leur part – et pour leur part seulement – à une obligation de neutralité, et même plus que cela : à une mission de préservation d’un espace public neutre, c’est-à-dire équitablement ouvert à toutes les expressions de la part des individus et des groupes organisés de la société civile.

Bref : dans l’espace public, a fortiori dans l’exercice de ses fonctions, un préfet est tenu à une absolue neutralité religieuse et politique. Il est donc en l’occurrence astreint à une absolue neutralité entre le camp des gilets jaunes et celui du patronat (pardon, du gouvernement) qui les réprime. En théorie.

Je dis en théorie parce que dans la pratique, bien entendu, cette non neutralité s’était déjà exprimée depuis longtemps de manière non verbale. Elle s’était même imprimée sur les corps sous forme principalement d’hématomes, de mâchoires défoncées et d’yeux crevés. Mais la voici désormais verbalisée, explicitement, clairement, frontalement – et il faut donc se rendre à l’évidence : nous ne sommes pas dans un État laïque.

Pour que ce monde à l’envers retombe sur ses pieds, il existe toutefois une petite astuce, qui a déjà servi dans un passé proche : révolutionner la laïcité. La culbuter, en votant par exemple une grande et belle loi de « réaffirmation du principe de laïcité » qui interdirait tout à fait opportunément le port ostensible d’un gilet jaune dans l’espace public.

Cette loi n’aurait bien entendu rien de discriminant puisqu’elle s’appliquerait identiquement à tout le monde : une même interdiction pour tous de porter le gilet jaune, qu’on soit smicard ou patron du CAC40.

Elle n’aurait rien de liberticide non plus puisqu’elle laisserait aux gueux en colère une entière liberté de porter le gilet jaune chez eux, dans la sphère privée.

Tout serait de nouveau pour le mieux, dans le meilleur des mondes laïques possibles.