Pour se convaincre du caractère arbitrairement répressif de la notion de secte, il suffit d’examiner les critères suggérés à la Commission par les Renseignements Généraux. Ils sont au nombre de dix, mais nulle part il n’est précisé combien il faut en réunir pour être considéré comme un mouvement sectaire. De surcroît, comme le reconnaît la Commission, « chacun pourrait prêter à de longues discussions ». Mais il ne suffit pas d’admettre que les procédés par lesquels on jette l’opprobre sur près de 160 000 citoyens sont discutables, encore faut-il savoir pourquoi. A défaut d’explication de la part de la Commission, il nous faut examiner par nous-mêmes chacun de ses fameux indices dont la convergence est censée nous permettre de reconnaître le caractère sectaire d’une association.
Premier indice : « la déstabilisation mentale ».
Pour peu que cette notion ait un sens, elle nécessiterait de savoir si les adeptes étaient ’’mentalement stables’’ avant d’entrer dans la secte. Or, la Commission reconnaît par ailleurs que les sectes ’’offrent des réponses à des besoins importants’’ : crise du modèle de développement des sociétés occidentales, dérégulation du marché des ’’biens spirituels’’ , crise économique, bouleversement des structures familiales, besoin d’amélioration des performances individuelles et éclatement de la cohésion sociale contribueraient à susciter un désir de ’’se transformer pour transformer le monde’’. Mais si l’on accepte que ces facteurs expliquent le succès des ’’sectes’’ , on est obligé d’admettre qu’ils ont perturbé la formation psychique des individus préalablement à leur initiation. La déstabilisation mentale est donc logiquement antérieure à l’entrée dans la ’’secte’’, même si cette dernière peut transformer en maladie ce qui n’était encore qu’un malaise.
Encore faudrait-il préciser jusqu’à quel point la ’’secte’’ est à incriminer dans ce processus, puisque le désir de ’’se transformer soi-même’’ est aussi nécessairement une demande de ’’déstabilisation’’ qui n’est jamais sans risque. Doit-on accuser un psychothérapeute patenté de ’’déstabilisation mentale’’ si les troubles de quelques uns de ses patients s’aggravaient au cours de la cure ? Comment évaluer le mieux-être apporté par une ’’secte’’ sinon par les succès qu’elle rencontre autant que par ses échecs ?
On voit donc mal comment, à défaut d’expertises psychiatriques menées à grande échelle, la Commission a pu déterminer les groupes mentalement destabilisants. Ceci n’a pourtant pas empêché M. le sénateur About, et Mme la députée Picard, de s’inspirer de ce critère pour proposer la création d’un délit de ’’manipulation mentale’’ à leurs assemblées respectives. Le ministère de l’intérieur avait pourtant manifesté son opposition à cette proposition de loi, la qualifiant de ’’dangereuse pour les libertés publiques’’ et de ’’législation d’exception’’. La place Beauvau estimait notamment que l’imprécision du sens et de la portée de cette notion ouvrait la porte à toutes les dérives, ce que l’histoire confirme. C’est effectivement à l’aide d’une loi similaire que Mussolini a liquidé le Parti Communiste Italien.
De plus, cette proposition de loi menaçait aussi les ’’grandes religions’’ qui n’ont pas tardé à exprimer leur inquiétude. Ainsi, Mgr Jean Vernette, délégué de l’épiscopat pour les sectes, demandait [1] : « qu’est-ce qui va faire la différence entre direction spirituelle et manipulation mentale ? » . Tandis que le président de la Fédération protestante s’interrogeait tout aussi lucidement : « où est la limite entre le discours convaincu, le serment ardent et la manipulation mentale ? ». Tous rappelaient par ailleurs, avec le rabbin Haïm Korsia, que la première Commission d’enquête parlementaire avait considéré, en 1994, que l’arsenal juridique existant était suffisant pour lutter contre les sectes.
Face à ces oppositions, et aux vives critiques de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ainsi que de la Ligue des droits de l’homme, un nouveau texte a été présenté le 25 janvier 2001 au Sénat où les termes de ’’manipulation mentale’’ ont disparu. Ils ont été remplacés par la notion d’ abus d’ ’’état de sujétion’’ , ce qui reviendra à élargir l’article 313-4 du code pénal réprimant ’’l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse’’. Mais si les appelations changent, le contenu reste le même. Alors que la première mouture définissait la manipulation mentale comme « le fait, au sein d’un groupement sectaire, d’exercer sur une personne des pressions graves et réitérées afin de créer ou d’exploiter un état de dépendance et de conduire la personne, contre son gré ou non, à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable » , la dernière version fait résulter l’état de sujétion de « l’exercice de pressions graves et réitérées ou de techniques propres à altérer le jugement ».
Mais comment vont donc être déterminées ces techniques délictueuses ? Les seules qui soient reconnues comme incontestablement efficaces relèvent du ’’lavage de cerveau’’. Elles consistent à effacer les souvenirs de l’individu pour reformer sa personnalité. Cependant, de telles pratiques nécessitent de retenir la victime physiquement prisonnière, comme le furent certains soldats américains en Corée. Or nul ne conteste le fait que les sectes s’appuient sur la séduction, plutôt que sur la contrainte, pour recruter et former leurs adeptes. Autrement dit, les ’’techniques’’ qu’elles emploient, d’une façon plus empirique que scientifique, ne tirent leur efficacité que du consentement de leur ’’victime’’. En conséquence, la seule façon de déceler l’utilisation de techniques manipulatoires est de constater leurs effets, c’est-à-dire l’altération du jugement. Celle-ci se reconnaît lorsqu’une personne est « conduite à un acte ou une abstention qui lui est gravement préjudiciable ». Il faudrait néanmoins ajouter, et les parlementaires ont étrangement oublié de le faire, les actes ou abstentions gravement préjudiciables à autrui. Quoiqu’il en soit, ce sera lorsque l’acte ou l’abstention profitera au ’’manipulateur’’ tout en nuisant à la ’’victime’’ (ou peut-être aussi à autrui) que la manipulation mentale, renommée abus d’état de sujetion, sera constatable par le juge.
En d’autres termes, le législateur va empêcher de se nuire à soi-même au profit d’un tiers, ce dernier étant alors réputé avoir altéré le jugement du premier à l’aide de ’’techniques’’ que nul n’est capable de désigner a priori. On pourrait longuement s’interroger sur l’état d’une société qui s’apprête à interdire le sacrifice de soi ou de ses propres intérêts. Force est de constater qu’un tel comportement est devenu à ce point étranger à nos parlementaires qu’ils ne peuvent plus y voir qu’une altération du jugement produite par des techniques mystérieuses. Les effets moraux d’une telle cécité sont malheureusement prévisibles : la nouvelle loi ordonne, de fait, à chaque citoyen de se conduire en parfait homo economicus sous peine d’être regardé comme une victime. Le fait que le dépassement de soi n’inspire désormais plus que la compassion pourrait néanmoins avoir des conséquences inattendues. Ne faudrait-il pas considérer les résistants comme des victimes, non pas du nazisme, mais de De Gaulle ou de Staline ?
Mais on n’en viendra jamais là. Comme on n’en viendra jamais à condamner les bénéficiaires des techniques de manipulation psychologique utilisées tant dans les ressources humaines que dans la vente et la communication [2]. Ces méthodes, faisant l’objet de recherches coûteuses, n’ont pourtant d’autre but que d’altérer le jugement au profit des entreprises, de l’armée, de l’Etat.
Il n’y a cependant aucun risque que ces organisations soient un jour considérées comme des « groupes ayant pour but ou pour effet de créer ou d’exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ses activités ». Car, bien que correspondant à cette définition de la secte que les divers travaux législatifs ont fini par produire, ces organisations n’ont pas été incluses dans la liste noire du rapport Guyard. Or la proposition de loi About-Picard a pour objectif restrictif de « renforcer la prévention et la répression à l’encontre des groupes à caractère sectaires » [3]. Dans la pratique judiciaire, l’article 313-4 modifié s’appliquera donc exclusivement aux associations répertoriées dans le rapport Guyard [4], rapport où elles étaient déjà accusées de « déstabisation mentale » alors que cette notion n’avait encore acquise aucun sens déterminé. C’est ce qui s’appelle boucler la boucle.
Deuxième indice : « le caractère exorbitant des exigences financières ».
Cet indice est sensé révéler le caractère vénal de certaines associations qui se présentent comme spirituelles. Ici, le fait que la spiritualité doive apparaître désintéressée est considérée comme une évidence. Il n’est pourtant venu à l’esprit d’aucun enquêteur parlementaire que l’originalité de certains mouvements religieux pouvait aussi résider dans la remise en cause de notre séparation traditionnelle (et toute idéale) de la religion et de l’argent. N’est-il pas inévitable que, là où l’on trouve ce qu’ils nomment eux-mêmes des ’’biens spirituels’’, on trouve aussi de véritables entreprises cultuelles pour les produire et les commercialiser ? Les leçons de libéralisme de nos hommes politiques sont décidément bien sélectives.
Cependant, le problème des parlementaires ne semble pas être l’existence d’un marché des ’’biens spirituels’’ , mais le prix exorbitant qu’ils peuvent atteindre. Mais comment mesurer ce caractère exorbitant, sinon en le rapportant aux prix des biens et services équivalents sur le marché ? Or une telle comparaison est impossible puisque chaque ’’secte’’ propose une gamme de ’’produits’’ uniques : le coût pour redevenir un ’’thétant opérant’’ chez les scientologues (environ 500 000 francs), peut-il être comparé à celui nécessaire aux raëliens pour construire une ambassade destinée à accueillir les extra-terrestres (7% du revenu net) ? Il semble que ces tarifs paraissent surtout exorbitants à ceux qui ne partagent pas les mêmes espoirs.
Faudrait-il, dans ce cas, inclure la psychanalyse dans la liste des sectes au prétexte qu’en exigeant au minimum 200 francs par séance, à raison de deux séances par semaine payables même en cas d’absence, elle ponctionne souvent bien plus que 7 % du revenu net de ses patients pour un résultat que nul ne peut garantir ?
Troisième indice : « La rupture induite avec l’environnement d’origine ».
Il faut comprendre ici la rupture des enfants avec leurs parents, consécutive à leur entrée dans une association. Il est étonnant que le milieu ’’d’origine’’ ait ici plus de valeur que l’environnement créé : on n’évoque pas les ruptures induites avec ses propres enfants, avec son conjoint ou avec ses amis. Quoiqu’il en soit, ce critère reconnaît normal que les enfants, même majeurs, appartiennent à leur famille avant de s’appartenir à eux-mêmes. Il légitime ainsi les associations de parents en lutte contre les ’’sectes’’, notamment l’UNADFI qui s’est vue reconnaître le statut d’association d’utilité publique un an après la sortie du rapport Guyard.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’à sa création, en 1974, elle s’appelait Association pour la Défense des Valeurs Familiales et de l’Individu. Jugée trop ’’réactionnaire’’, l’appellation fût rapidement modifiée en Association pour les Défenses des Familles et des Individus. Quoiqu’il en soit, cette nouvelle dénomination laisse songeur. Quelle liberté reste-t-il aux individus s’ils n’ont pas le choix de décider de leurs propres influences, quitte à rejeter celles de leur ’’environnement d’origine’’ ? De telles pratiques de ruptures ne sont-elles d’ailleurs pas caractéristiques de certains ordres monastiques, sans qu’associations familiales ou parlementaires ne semblent s’en s’émouvoir ? Si certains groupes ’’induisent’’ effectivement de telles séparations, le responsable n’en est-il pas celui qui a finalement opéré ce choix, à savoir l’enfant majeur lui-même ?
Enfin, les parlementaires ne prennent pas au sérieux l’expression ’’environnement d’origine’’, dont l’emploi dissimule leur accord avec le commandement biblique qui enjoint de respecter ses parents. Car la rigueur exigerait d’inclure dans l’environnement d’origine le milieu social et géographique. Or les parlementaires ne semblent pas prêts à considérer comme sectaires les pratiques d’entreprises bénéficiaires qui offrent le libre choix à leurs salariés entre le chômage et le travail sur un site éloigné de leur région, ou de leur pays, ’’d’origine’’. De façon générale, la valorisation de l’environnement d’origine nous renvoie à des pratiques politiques bien éloignées de la démocratie.
Enfin, en parlant de ruptures ’’induites’’, les parlementaires ouvrent la porte au plus grand arbitraire. En effet, le concept d’induction est tellement indéterminé qu’il permet d’incriminer tout et n’importe quoi en étendant indéfiniment la chaîne des responsabilités. Ainsi, que devrions-nous penser des pratiques de l’Etat français, et de nombreuses entreprises nationales, lorsqu’ils ’’induisent’’ des populations entières à migrer en les réduisant à la misère ? Ne serait-il pas légitime de supposer que nos députés sont enclins à montrer du doigt les effets ’’induits’’ par les pratiques sectaires pour faire momentanément oublier les ruptures sociales ’’induites’’ par leurs propres agissements ?
Quatrième indice : « Les atteintes à l’intégrité physique ».
Ici encore, les parlementaires ne donnent aucune précision. S’agit-il d’atteintes consenties ou imposées ? Dans le premier cas, elles sont assimilables au tatouage, au piercing, aux scarifications et aux pratiques sado-masochistes entre adultes consentants, qui n’intéressent pas en tant que telles les pouvoirs publics. S’il s’agit d’atteintes imposées, sont-elles mutilantes ou non ? Si une atteinte à l’intégrité physique imposée mais non mutilante choque les parlementaires, pourquoi ont-ils exclu le judaïsme des mouvements sectaires alors qu’on y pratique la circoncision des nouveaux nés ? Enfin, les parlementaires ne distinguent pas parmi les atteintes à l’intégrité physique, celles qui sont volontaires de celles qui sont accidentelles, ni celles qui sont systématiques de celles qui ne sont que répétées. De telles distinctions auraient pourtant leur importance, sans quoi il faudrait considérer comme sectaires les entreprises où les atteintes involontaires et répétées à l’intégrité physique des salariés sont légion, comme c’est le cas dans le secteur du BTP.
Si seuls doivent être considérés comme sectaires les groupes imposant volontairement et systématiquement des mutilations à leurs membres, où trouve-t-on de telles associations dans la liste établie par la Commission d’enquête ? Il n’y en a aucune, hormis l’OTS. Mais dans ce dernier cas, parler d’atteinte à l’intégrité physique, alors que c’est de mort dont il s’agit, manifeste un sens douteux de l’euphémisme.
Il ressort que le rapport Guyard tente de discréditer certaines associations en prétendant qu’elles mettent en danger l’intégrité physique de leurs membres. Mais, par ailleurs, il ne mentionne pas les groupes qui pratiquent l’excision traditionnelle des jeunes filles. Les parlementaires donnent ici la fâcheuse impression d’avoir établi la liste des sectes en France avant même d’avoir élaboré les critères permettant de les reconnaître.
Cinquième indice : « L’embrigadement des enfants ».
Il semble qu’aux yeux des parlementaires, l’embrigadement consiste à placer l’enfant dans une structure éducative univoque, limitant au maximum la pénétration d’éléments extérieurs (famille, médias, connaissances scolaires...), de façon à empêcher l’apparition de toute distance critique avec les dogmes et les pratiques de la secte. Il faut pourtant reconnaître que toute éducation implique l’imposition nécessairement sélective de valeurs, de pratiques, de connaissances et de relations sociales, puisqu’elle vise à l’insertion de l’enfant dans une société, ce qui présuppose la soumission à l’autorité des adultes. De sorte que toute éducation comporte une part d’embrigadement, si l’on s’en tient à la définition qu’en donne le Petit Larousse : « faire entrer quelqu’un par contrainte ou persuasion, dans une association, un parti, un groupe quelconque ».
De fait, la plupart des enfants sont amenés à intégrer un groupe social identique à celui de leurs parents, ou proche de celui-ci. La reproduction (des valeurs, des comportements, des inégalités...) est la règle et la rupture l’exception. Si tel n’était pas le cas, on pourrait alors reprocher à l’éducation nationale ’’d’induire des ruptures avec l’environnement d’origine’’, ce qu’on aurait bien du mal à faire. On voit ici comment le troisième indice contredit le cinquième, puisque celui qui n’induit pas de rupture de l’enfant avec son environnement d’origine tombe automatiquement sous l’accusation d’embrigadement. Il devient bien difficile de ne pas être sectaire.
Surtout, avant de parler de comportements embrigadants, il faudrait au préalable comparer le taux d’anciens élèves de l’éducation nationale ayant rompu avec leur environnement d’origine (en intégrant une secte par exemple) avec le taux d’enfants élevés dans une secte ayant par la suite fait le parcours inverse. Etant donné la relative stabilité du phénomène sectaire depuis une quinzaine d’années, on peut supposer l’existence d’un taux de fuite important (sans compter ceux qui, tout en restant dans la mouvance sectaire changent d’affiliation) : l’embrigadement n’est donc peut-être pas le plus efficace où on le croit habituellement.
De plus, il faut rappeler que la loi est sensée empêcher la soustraction totale de l’enfant aux influences extérieures. La France a notamment ratifié une série de conventions internationales sur les droits de l’enfant, portant notamment sur le droit à une instruction normale et le droit à la famille (qui implique la possibilité de voir ses grands-parents, ou l’un des parents en cas de divorce). Par conséquent, si la loi était appliquée, et c’est aux parlementaires de donner à l’exécutif les moyens de le faire, il ne devrait plus y avoir, sur le territoire national, d’embrigadement d’enfants au sens entendu par la Commission.
Enfin, qu’une multinationale comme Vivendi se trouve à la tête d’un des plus grands réseaux d’écoles privées de France [5] n’alerte évidemment pas les parlementaires, puisqu’une entreprise aussi respectable et généreuse, ne peut se livrer à ’’l’embrigadement’’ de la jeunesse. Pour ceux qui estiment une telle menace exagérée, nous ne pouvons que rappeler la réaction de la firme Nike à l’adhésion au Consortium pour les Droits des Travailleurs [6] de trois universités américaines qu’elle subventionnait. Quant à la mainmise sur les moyens de persuasion de masse par quelques Bouygues ou autres Lagardère, elle ne présente, bien entendu, aucun risque d’endoctrinement pour les enfants.
Sixième indice : « Le discours plus ou moins antisocial ».
Le « plus ou moins » en dit long sur l’amplitude des propos impliqués dans cette catégorie. Mais que signifie le terme « anti-social » quand il s’applique à des groupes dont la Commission met en avant la forte cohésion ? Il s’agirait de propos dénonçant le caractère dangereux ou perverti de la société, et destinés à accentuer la rupture des adeptes avec celle-ci. Nous pourrions rappeler à nos parlementaires que la révolution Française, à laquelle ils doivent leurs sièges, n’aurait jamais eu lieu s’il ne s’était trouvé personne pour dénoncer le caractère nuisible et pervers de la société monarchique.
Mais surtout, les 26 associations dénoncées par les Renseignements Généraux sont loin d’être les seules à entretenir une mentalité d’assiégés. Ainsi, les discours apocalyptiques de nombreux hommes politiques au sujet des banlieues (zones de non-droit où l’on ne devrait plus avoir droit à la tolérance), ou des jeunes issus de l’immigration (sauvageons inintégrables), ont pour effet direct de renforcer l’apartheid avec ces populations ou ces quartiers [7]. La propagande anti-sectes fait aussi partie de ces rhétoriques diabolisatrices, au nombre desquelles on trouve encore la dénonciation du péril islamiste (qui hier encore était rouge, et avant hier jaune).
Oeuvrer à rendre les minorités inquiétantes est-il moins antisocial que la peur paranoïaque entretenue par quelques groupes souvent très restreints ? C’est d’autant moins sûr que l’ensemble de ces frayeurs, distillées à l’envi dans l’opinion, ont en commun de porter sur l’étranger (flux migratoires, financiers, culturels et cultuels), et tendent par conséquent à faire percevoir le reste de la planète comme intrusive.
On peut ainsi supposer que l’origine étrangère de la plupart des » sectes » répertoriées, notamment parmi les plus importantes, n’est pas pour rien dans la dénonciation dont elles font l’objet. C’est le cas pour les mouvements New Age en provenance des Etats-Unis, tout comme les églises évangéliques et, bien sûr, les Témoins de Jéhovah ainsi que les scientologues. C’est aussi vrai de groupes venant d’Amérique du Sud (comme l’Association Nouvelle Acropole France ou Tradition Famille Propriété) ou d’Asie (notamment l’Association pour l’Unification du Christianisme Mondial, la Fédération française pour la conscience de Krishna et la Sokka Gakkaï internationale France).
Septième indice : « Les troubles à l’ordre public ».
Cette notion fourre-tout consiste dans le ’’respect, au sens large, de la tranquillité, de la sécurité, de la salubrité et de la moralité publique’’. Cette définition est tellement vague qu’elle permet d’incriminer quiconque en fonction du bon vouloir des autorités. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a refusé de reconnaître le statut d’association cultuelle à l’Association Chrétienne des Témoins de Jéhovah, dans un arrêt d’assemblée du 1er février 1985, au motif qu’elle n’avait pas une activité conforme à l’ordre public et à l’intérêt national [8]. Il faut reconnaître que les Témoins de Jéhovah professent ouvertement le pacifisme et l’antimilitarisme, ce qui constituait, aux yeux de cette juridiction, un trouble grave à l’ordre public. A contrario, les guerres, et les armées qui les mènent, n’auraient jamais provoqué le moindre trouble à la tranquillité, à la sécurité, à la salubrité et à la moralité publique.
Avec la même rigueur, le Conseil d’Etat a considéré que le refus de la transfusion sanguine par les Témoins de Jéhovah constituait aussi un trouble à l’ordre public. Il convient néanmoins de rappeler que nul n’est obligé de se soigner, et que le problème juridique ne se pose en fait que pour les mineurs. Or la question n’est pas nouvelle, et la loi autorise déjà les médecins à décharger provisoirement les parents de leur autorité en vue de pratiquer des soins indispensables, comme les transfusions par exemple [9]. Ainsi, dans les faits, la doctrine jéhoviste en la matière [10] trouble moins l’ordre public que le refus papal de l’usage du préservatif. En effet, nombre d’enfants, nés et morts avec le sida, sont la conséquence directe de cette décision pontificale. Pourtant, sur les 500 congrégations légalement reconnues par la république, la quasi-totalité relève de la religion catholique. Et rares sont les groupes catholiques qui se voient refuser le statut avantageux d’association cultuelle.
Que la notion d’ordre public ait été élaborée pour donner toute latitude à l’action administrative, c’est ce que révèle aussi l’usage qui n’en est pas fait. Ainsi, le DPS, service d’ordre du Front National, n’a jamais été sanctionné malgré les menaces que son armement et son entraînement font courir à la sécurité publique. De même, le Front National, au lieu d’être sanctionné pour non respect de la moralité publique (à moins de considérer le racisme conforme aux bonnes m ?urs), continue de toucher des subventions de l’Etat. Enfin, alors que les foyers de travailleurs immigrés sont rarement en conformité avec les dispositions légales en matière d’hygiène et de sécurité, les associations qui ont la charge de leur gestion n’ont que très rarement été sanctionnées pour manquement au respect de la salubrité publique.
Si les considérations d’opportunité l’emportent sur le respect de la loi, il convient donc de s’interroger sur les raisons qui motivent l’administration à discriminer certaines associations, en particulier les 26 organisations dénoncées par les Renseignement généraux comme troublant l’ordre public. Outre les très dangereux Témoins de Jéhovah et les terrifiants membres de la Fédération française pour la conscience de Krischna, on trouve la Nouvelle Acropole dont le rapport dit qu’il s’agit « d’une secte aux visées politiques, au caractère d’extrême-droite et de type néo-fasciste (...) Ce sont de plus des ennemis déclarés de la démocratie (...) Pour eux, la fin justifie les moyens ». La nullité d’une association aussi nocive n’a pourtant jamais été demandée par l’administration depuis lors.
Huitième indice : « L’importance des démêlés judiciaires » .
Ici encore, les parlementaires manient le flou et l’amalgame car ils ne font aucune distinction entre les actions en justice menées à l’initiative des organisations sectaires et les procès intentés contre elles. Ainsi, si les scientologues sont des habitués des prétoires, c’est qu’ils sont le plus souvent à l’origine de la procédure. Pourtant, leur stratégie qui consiste à transformer en contentieux juridique la moindre critique adressée à leur égard, afin de dissuader leurs adversaires, est utilisée par bien d’autres : à commencer par le Front National que le rapport Guyard ne mentionne pas sur sa liste noire.
Par ailleurs, les entreprises et les partis politiques ont bien plus de contentieux juridiques, et souvent pour des motifs bien plus graves. Surtout, « l’importance des démêlés judiciaires » est un critère d’autant moins pertinent qu’il ne concerne que les associations ayant le moins d’emprise sur leurs membres. En effet, pour ouvrir une procédure il faut déjà porter plainte, ce qui suppose une distance critique incompatible avec l’embrigadement et la manipulation mentale dont on accuse les sectes. On devrait donc plutôt considérer l’absence de démêlés judiciaires, notamment avec ses propres adhérents, comme un signe inquiétant.
Neuvième indice : « L’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ».
La formulation de cet indice est révélatrice de la méthode inquisitrice de la Commission d’enquête. A défaut de faits établis, on se contente de soupçons. Il suffit en effet que le détournement des circuits économiques soit éventuel pour que les parlementaires considèrent avoir affaire à une secte. Malgré ce procédé, le rapport Guyard estime que seulement 51 associations répertoriées sont susceptibles de se livrer à ces pratiques délictueuses (recours au travail clandestin, fraude fiscale, escroquerie...), ce qui place les 134 autres au-dessus de tout soupçon. Les sectes seraient-elles anormalement honnêtes ? En effet, combien d’entreprises, combien de partis politiques ou combien de services secrets ne se sont jamais livrés à ’’d’éventuels détournements des circuits économiques traditionnels’’ ? Nos enquêteurs parlementaires sont particulièrement bien placés pour savoir qu’il n’y en a que très peu, voire aucun ? à moins de considérer comme traditionnel le détournement de circuits économiques légaux.
Dixième indice : ’’Les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics’’.
La Commission s’inquiète de l’attribution de subventions, et de certains marchés publics, à des organismes affiliés à des ’’sectes’’. En théorie, les appels d’offres sont réglementés afin de sélectionner le meilleur service. S’alarmer que des marchés publics soient attribués à des ’’sectes’’ signifie soit que, malgré leurs performances, on souhaiterait les éliminer de la compétition (c’est-à-dire les discriminer par rapport à d’autres entreprises), soit que l’on estime que leur pénétration de l’appareil d’Etat les favoriserait indûment.
La menace est peut-être réelle, bien qu’elle semble artificiellement gonflée pour les besoins de nos parlementaires autant que de ceux de nos services de police. On peut néanmoins s’interroger sur le fait que les parlementaires la réduisent à une liste de 175 associations, qualifiées de sectes pour l’occasion, et dont la plupart ne dépassent pas les deux mille adhérents. Les causes de corruption de l’administration sont à l’évidence bien plus nombreuses, et souvent beaucoup plus puissantes que ces ’’sectes’’. Les liens étroits avec certaines grandes entreprises et les connivences informelles ou formalisées par des appartenances communes (grandes écoles, partis politiques, franc-maçonnerie et autres clubs...) influent de manière beaucoup plus forte la décision publique que tous les mouvements sectaires réunis.
De nombreuses entreprises, et pas des moindres, se sont ainsi spécialisées dans l’obtention de subventions publiques en échange d’emplois qui n’ont jamais vu le jour. A titre d’illustration, La vie du rail [11], s’appuyant sur des déclarations de dirigeants de la SNCF, rapporte que le coût de 12 milliards de la nouvelle ligne TGV-Nord inclue 750 millions de dépenses indues générées par les ententes illicites entre les grandes sociétés de BTP. Lorsque ces faits ont été discutés à la Commission ’’transport et infrastructures’’ du Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, le 31 mars 2000, M. Percheron, vice-président (PS), aurait défendu ces ententes qui, selon lui, avaient pour but de défendre... l’emploi [12]. Qui infiltre qui ?
Face à ces pratiques, suffisamment communes pour qu’un élu ose les défendre publiquement, les attaques contre les ’’sectes’’ apparaissent comme un écran de fumée dissimulant péniblement les véritables (dys)fonctionnements de l’Etat. Le critère « d’infiltration des pouvoirs publics » a en effet l’avantage de préserver l’image d’une administration pure de toute influence extérieure, commandant à la société avec hauteur et indépendance. Ce conte pour enfants est probablement cru par nombre de parlementaires, et peut-être encore par quelques hauts fonctionnaires. Mais, comme la fameuse lettre cachée d’Edgar Poe, ce qu’il faudrait chercher est devenu tellement familier que personne ne le voit plus.
C’est cette intimité de longue date avec l’appareil d’Etat qui manque encore à l’Eglise de scientologie. Cette dernière, particulièrement visée par cette accusation d’infiltration, apparaît comme un bouc émissaire commode, susceptible de revivifier dans l’opinion les vieux démons complotistes que les services secrets ont toujours su manipuler [13]. En effet, même si l’intention des scientologues d’infiltrer l’appareil d’Etat ne fait plus guère de doute pour les services de police, leur organisation, qui regroupe environ deux mille adeptes en France, ne peut être sérieusement perçue comme une menace majeure. A contrario, le ’’pantouflage’’ des hauts fonctionnaires dans de grandes entreprises est désormais considéré comme une pratique normale, qui ne mérite plus d’alerter les pouvoirs publics sur l’infiltration dont ils font l’objet.
On ne se dissimule jamais mieux qu’au grand jour. Ainsi, plutôt que de traquer de prétendus pouvoirs occultes, nos parlementaires feraient mieux d’ouvrir les yeux sur les pouvoirs visibles ? et néanmoins bien réels.