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La nouvelle « bataille des idées »

L’« antiterrorisme » et ses experts (Troisième partie)

par Thomas Deltombe
10 juin 2014

Depuis les années 1990, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les États de l’Union européenne ont multiplié les initiatives censées « répondre aux menaces du terrorisme islamiste » : durcissement des législations, renforcement de la coopération antiterroriste internationale, actions ouvertes ou clandestines violant souvent le droit international. Les effets de sidération produits par des attentats spectaculaires et meurtriers ont largement inhibé l’attention critique des citoyens face aux autres menaces que beaucoup de ces initiatives font peser sur les démocraties. C’est de ce constat qu’est né un important livre collectif, plus que jamais d’actualité : Au nom du 11 septembre. Coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, il analyse la centralité de cet « antiterrorisme » dans la nouvelle géopolitique mondiale et son impact sur la vie politique des États démocratiques : opérations militaires, surveillance généralisée, pratiques d’exception et de désinformation... Entrons donc dans l’univers plutôt viril (et, de fait, 100% masculin) des marchands de peur – pardon : des experts de l’anti-terrorisme...

Première partie

Deuxième partie

Quelles que soient leurs positions sur la politique irakienne des États-Unis, les experts sont en revanche d’accord sur un point, le caractère psychologique de la « guerre contre le terrorisme ». Déterminés à empêcher les terroristes de manipuler les foules occidentales, ils s’arment de pédagogie et s’engagent corps et âmes dans ce que le Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme appelait en 2006 la « bataille des idées » [1], laquelle vise, selon ce document officiel, deux « groupes-cibles » prioritaires :

« La population dans son ensemble, y compris les enfants et les adolescents » et « les populations dont les terroristes se prévalent »

(c’est-à-dire les musulmans, ou ceux qui ont l’air de l’être).

Le schéma mental qui sous-tend cette « bataille des idées » est celui, convoqué en permanence par tous les experts, des « poupées russes » (Éric Denécé) ou des « ondes qui se propagent à la surface de l’eau » (Antoine Sfeir). Appliquée dans les premiers temps à la structure opérationnelle d’Al-Qaida, qui aurait Ben Laden en son centre, quelques fidèles dans son entourage et des combattants disséminés sur la surface du globe, cette structuration « en cercles concentriques » s’élargit progressivement lorsque les experts s’accordent pour reconnaître qu’« Al-Qaida n’est qu’un label », que « l’attentat-qu’on-redoute-pour-demain » se fait toujours attendre et que « c’est avant tout une idéologie qui nourrit le terrorisme ». S’opère ainsi, courant 2002, un élargissement de la cible : l’ennemi principal n’est plus simplement le « terroriste » qui rêve de nous foudroyer avec des Boeing détournés, c’est surtout le cancer « islamiste » qui grignote en silence les piliers de la société occidentale. On retrouve là, sous une forme rénovée, la théorie du général Jean Delaunay, auteur d’un ouvrage intitulé La Foudre et le Cancer [2] qui militait pour redonner de la vigueur aux théories contre-subversives (contre le cancer) face à la focalisation sur la force de frappe nucléaire (la foudre). Il expliquait en mars 2003 :

« Ce que j’écrivais il y a dix-huit ans me paraît d’ailleurs encore plus vrai aujourd’hui » [3].

Alors que l’administration américaine s’apprête à pilonner en Irak les positions supposées d’Al-Qaida pour imposer sa démocratie, la télévision française bombarde le public de considérations quasi propagandistes sur l’« assimilation », la « République » et la « laïcité », pour refouler la « gangrène islamiste ». Le concept d’« islamisme », qu’aucun expert ne se risque à définir autrement que par des formules creuses, devient ainsi l’alpha et l’oméga de l’expertise antiterroriste télévisée. Il permet d’unifier toute une série de mouvements, de courants ou de personnalités sous une même bannière, indépendamment de leurs objectifs, de leurs modalités d’action et des contextes politiques, historiques et géographiques dans lesquels ils s’inscrivent. Catégorie infiniment élastique, l’islamisme crée un ennemi aussi artificiel que consensuel, que stigmatisent de concert les experts de la tolérance zéro et ceux de la guerre de l’information, les spécialistes du terrorisme et les « géopoliticiens ». Si tous prennent soin de distinguer rituellement l’islamisme de l’islam, par souci de respectabilité et pour désamorcer rhétoriquement le potentiel raciste dont est chargée l’appellation, ils n’en soulignent pas moins la ressemblance de l’« islamiste » et du « musulman ». Car l’ennemi est partout, tapi, masqué, invisible. C’est la vieille théorie du « poisson dans l’eau », utilisée par Charles Pasqua dans les années 1990 et, avant lui, par tous les théoriciens de la contre-subversion.

Publié dès janvier 2002, le livre d’Alain Bauer et de Xavier Raufer, La Guerre ne fait que commencer, participe au déplacement de la cible du « terroriste » à l’« islamiste », et à l’articulation des fronts extérieur et intérieur dans la « guerre ». Adaptant les théories de la tolérance zéro à la conjoncture post-11 septembre, les auteurs, qui se drapent dans les habits de la scientificité et d’un mystérieux « savoir qui pressent », expliquent que le danger consiste peut-être moins en un festival de bombes atomiques qu’en la diffusion au plus profond de la société française d’un virus subversif. Ou plus précisément : que si tout devient techniquement possible, à commencer par un nouvel « Hiroshima », il faut surtout prendre conscience que les « millénaristes hantés par l’Apocalypse » peuvent surgir de partout, et singulièrement des quartiers « en voie de sécession » que sont les banlieues [4]. Guillaume Bigot et le syndicaliste policier Stéphane Berthomet stigmatisent eux aussi les quartiers populaires, considérés comme la source la plus certaine de la désintégration nationale. Dans Le Jour où la France tremblera, ils écrivent :

« En 1940, nos dirigeants se rassuraient en répétant que la première armée du monde [l’armée française] avait la situation bien en main. On connaît la suite. Qu’on se le dise, le périphérique ne sera pas plus infranchissable que la ligne Maginot. » [5]

L’analogie omniprésente avec le cancer, propre à affoler les téléspectateurs d’un certain âge, s’accompagne assez souvent de comparaisons avec les virus informatiques, plus propices à sensibiliser les jeunes générations : l’islamisme s’introduirait dans notre « disque dur » collectif comme un redoutable « cheval de Troie », de sorte que les « cellules dormantes », infiltrées dans « nos universités », « nos hôpitaux », « nos entreprises », peuvent se réveiller au moindre stimulus. La chose fut en tout cas l’objet de multiples débats télévisés après la tentative manquée d’attentat en Grande-Bretagne fin juin 2007 : les « médecins islamistes » s’étaient-ils « auto-allumés » à force de surfer sur les sites Web djihadistes, ou avaient-ils répondu à un signal venu « de la frontière pakistano-afghane » ? [6] Débats qui s’achevèrent immanquablement par une certitude : il faut mettre à jour « notre logiciel » défensif.

C’est pour cette « mise à jour » que militent la plupart des experts sécuritaires. Claude Moniquet, par exemple, ne manque pas une occasion de mettre en garde contre les plus invisibles des terroristes, infiltrés à l’intérieur de la « ligne Maginot ». Ce fut le cas lorsque la justice française interpella, début 2003, un bagagiste arabe de Roissy inconnu des services de police. Moniquet expliqua alors :

« Si l’enquête confirme la piste terroriste, cela voudra dire que le cancer est encore plus profond – ou ses métastases plus largement répandues – qu’on ne pouvait le penser jusqu’à présent. » [7]

Victime d’une simple vengeance familiale, le bagagiste sera rapidement blanchi par la justice. Ce qui ne gênera aucunement l’expert, dont l’objectif est moins de dire ce qui est que de dévoiler ce qui pourrait être, et de trouver n’importe quel prétexte pour vendre les remèdes aux maladies qu’il diagnostique. Il n’hésitera donc pas, deux ans plus tard, à donner des leçons d’antiterrorisme aux services du monde entier :

« Cinq ans après le 11 septembre 2001, le “monde occidental”, et singulièrement l’Europe, en est toujours à combattre les symptômes d’une maladie mortelle et non la maladie elle-même. En d’autres termes, la justice, la police, les services de sécurité et de renseignement traquent les cellules terroristes et combattent le djihadisme, mais se désintéressent trop souvent de l’islamisme qui, lui, progresse jour après jour. […] Notre système de sécurité est donc en tout point comparable à un État qui, pour combattre la malaria, s’emploierait à tuer les moustiques plutôt qu’à assécher les marécages dans lesquels ils naissent et prospèrent. » [8]

Des citoyens-policiers ?

Puisque l’ennemi est « chez nous comme un poisson dans l’eau », la seule solution pour mener à bien la nécessaire thérapeutique de choc « que nous impose l’islamisme » est de mettre sur le pied de guerre la totalité de la population. Les services de police et de renseignement français font certes un travail formidable, ne cessent de rappeler les experts médiatiques. Mais on ne peut laisser les fonctionnaires seuls face aux graves périls qui nous menacent. Les citoyens-téléspectateurs doivent donc non seulement accepter docilement les contrôles d’identité, les fouilles au corps et les caméras de surveillance, mais ils doivent aussi aider activement les autorités à dépister le cancer intérieur. Antoine Sfeir prévient en octobre 2006 :

« La France doit compter sur ses propres citoyens pour lutter contre le terrorisme, parce que sinon on ne pourra pas y échapper. Il y aura un jour un attentat : ce n’est pas une question d’alarmisme, c’est vraiment une question de vigilance. Chacun de nous doit être un maillon de la lutte antiterroriste. » [9]

Dans ce combat, le maillon faible est naturellement le « musulman », plus susceptible que d’autres de céder aux sirènes « islamistes ». Ou, en termes politiquement plus corrects : « Les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme. » Jouant pleinement le rôle de vigie auquel sont assignés les « musulmans modérés » (c’est-à-dire les musulmans modèles, abstraits et, à tous les sens du terme, sans histoire), certaines âmes généreuses entreprennent de mettre en avant leur « identité musulmane » pour inciter leurs « semblables » à rejeter les mauvaises influences hors de la « communauté ». Dans la guerre de l’information anti-islamiste, le rôle des « musulmans modérés » devient dès lors ambigu : propagandistes à l’intérieur de la « communauté musulmane », ils doivent se faire délateurs à l’extérieur.

Guillaume Bigot explique cette logique sur un plateau de télévision, quelques mois après le 11 septembre :

« On est dans une guerre asymétrique, c’est-à-dire que des gens qui ont très peu de moyens [s’affrontent à] une grosse puissance [les États-Unis]. Mais il y a une autre asymétrie derrière : c’est l’asymétrie de l’information, c’est-à-dire que les gens qui nous agressent ou qui agressent l’Occident ont infiniment plus d’informations sur nous que nous n’en avons sur eux. Ils nous connaissent parfaitement. Et pour cause : ils sont très occidentalisés, ils se fondent intégralement dans la population. »  [10]

Conscient du problème, le journaliste Mohamed Sifaoui entreprendra en 2003 de montrer l’exemple à « ses coreligionnaires » : il s’« infiltre », avec une caméra cachée, dans ce qu’il décrit de façon parfaitement invraisemblable comme une « cellule parisienne d’Al-Qaida » [11]. Consacré « expert » grâce à cette ahurissante opération de dépistage de cancer islamiste, il multipliera ensuite les livres à succès et les reportages sensationnalistes, et recyclera sur tous les plateaux de télévision la théorie combinée de la « tolérance zéro » et du « péril islamiste ».

Mais les musulmans, ou présumés tels, ne sont pas les seuls à devoir faire preuve de vigilance. C’est la nation entière qui doit se mobiliser pour assécher préventivement les foyers « islamistes ». Et comme l’ennemi est infiltré, il faut déployer notre force de persuasion au-delà des frontières, dans les « zones grises » à travers lesquelles s’infiltre jusqu’à « nous » un dangereux venin – comme celui du GSPC algérien, rebaptisé en janvier 2007 « Al-Qaida au Maghreb » [12]. Pour cela, estiment les experts, la nation peut trouver dans sa connaissance des « sociétés musulmanes », grâce à son histoire coloniale, une arme efficace. Antoine Sfeir s’exalte par exemple en octobre 2006 :

« Fabriquons des démocrates ! Créons des universités, des lycées partout dans le monde ! Transformons la moitié de notre armée en agents culturels… mais en uniforme, parce que, de l’autre côté de la Méditerranée, on aime l’uniforme : souvenez-vous comment les Lyautey, les Sarrail, les Gouraud étaient accueillis ! » [13]

Parce qu’ils aiment franchir préventivement les frontières, les experts ont déjà prévu la pénétration du virus hors de la « communauté musulmane » : mutant, le poisson terroriste sortira bientôt de son bocal. Aussi peuvent-ils étendre leur champ de « compétence » – et leur clientèle potentielle – à une gamme extrêmement large de problèmes politiques et sociaux. Éric Denécé explique par exemple :

« La sphère de préoccupation des entreprises s’élargit désormais à de nouveaux domaines qui viennent perturber leur développement et leur imposent de nouvelles conditions de fonctionnement ».

Parmi les nouveaux dangers :

« Les multiples mouvements contestataires qui s’opposent de manière parfois violente à tout ou partie de l’évolution qu’est en train de connaître notre société libérale. […] L’opposition active à la mondialisation vise d’abord les grandes entreprises, puis le “pouvoir de l’argent”. »  [14]

Dès lors, étendant leur domaine d’intervention à toutes les formes de contestation, et réactivant les réflexes anticommunistes d’antan, les experts du terrorisme sont légitimement invités sur les plateaux de télévision à commenter les manifestations syndicales ou altermondialistes.

Évoluant dans un univers mental qui considère les rapports sociaux comme naturels ou mécaniques (la société comme corps, l’islamisme comme cancer, l’économie libérale comme système nerveux, etc.), toute remise en cause de cet essentialisme est considérée comme une preuve de mollesse, d’abdication, voire de complicité avec l’ennemi. Le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy déclarait en 2006, à propos de présumés « terroristes islamistes » qu’il s’apprêtait à faire arrêter sous l’œil des caméras :

« Quand on commence par vouloir expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable : c’est une bande d’assassins et on doit les traiter en tant que tel » [15].

La politique et la sociologie, qui ne peuvent mener qu’au « pourrissement moral » et à la « culture de l’excuse », deviennent dès lors presque aussi criminelles que le « terrorisme » lui-même. Pour défendre cette idée, Xavier Raufer parle de « sociologisme » :

« Ce dogme, écrit-il, qui est à la science sociale ce que l’islamisme est à l’islam, […] a débuté sur le mode révolutionnaire, pour sombrer récemment dans le formalisme et le “politiquement correct”, se bornant à jouer la police de la pensée et traitant machinalement de “fasciste” quiconque s’aventure à parler du réel et ose décrire ce qu’il a sous les yeux. » [16]

Ainsi se propage, légitimée par les médias de masse, une singulière vision du « réel », inspirée par une idéologie sécuritaire et apocalyptique, où chaque citoyen-spectateur est sommé de combattre l’ennemi chimérique qu’on lui met sous les yeux.

P.-S.

Ce texte est paru initialement sous le titre « “Armer les esprits”, le business des “experts” à la télévision française » dans le recueil Au nom du 11 septembre, coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, publié aux éditions La Découverte, et accessible intégralement pour les usagers des bibliothèques abonnées à Cairn.info en cliquant ici. Nous le publions avec l’amicale autorisation des coordonnateurs et éditeurs.

Notes

[1La France face au terrorisme. Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, La Documentation française, Paris, 2006, p. 96

[2Publié par les Editions Pygmalion en 1985

[3<www.francevaleurs.org> ; . Alain Marsaud paraphrase cette théorie dans son livre Face à la terreur, op. cit., p. 221.

[4Alain Bauer et Xavier Raufer, La Guerre ne fait que commencer, J.-C. Lattès, Paris, 2002, p. 223 et 307.

[5Stéphane Berthomet et Guillaume Bigot, Le Jour où la France tremblera. Terrorisme islamiste, les vrais risques pour l’Hexagone, Ramsay, Paris, 2005, p. 229.

[6« Terrorisme : les nouveaux acteurs », Le Débat, France 24, 3 juillet 2007.

[7« France. Une nouvelle espèce de terroristes ? », VSD, 9 janvier 2003

[8Claude Moniquet, « Islamisme et djihadisme : combattre la maladie et non ses symptômes », in Claude Moniquet (dir.), 11 septembre 2001-11 septembre 2006. Islamisme, djihadisme et contre-terrorisme cinq ans après le 09.11, ESISC, 2006, <www.esisc.org> ;

[9« L’invité d’Olivier Mazerolle », BFM TV, 19 octobre 2006.

[10« Ben Laden, les alertes américaines », C dans l’air, France 5, 22 mai 2002

[11Mohamed Sifaoui, « J’ai infiltré une cellule terroriste au cœur de Paris », Zone interdite, M6, 23 mars 2003.

[12Voir par exemple : « Al-Qaida à nos portes », C dans l’air, France 5, 11 avril 2007.

[13« L’invité d’Olivier Mazerolle », BFM TV, 19 octobre 2006.

[14« Les entreprises confrontées aux nouveaux risques liés à la sûreté », CF2R, novembre 2006 ; « Les entreprises face aux nouveaux risques contestataires », CF2R, février 2007.

[15Pièces à conviction, France 3, 26 septembre 2006.

[16Xavier Raufer, « Une féconde alliance face aux dangers du monde », Défense nationale et sécurité collective, n° 5, mai 2005, <www.xavier-raufer.com> ;