Les élèves « voilées », qui étaient pourtant les premières cibles de la loi, n’ont jamais eu la parole, mis à part quelques articles dans le quotidien Le Monde et quelques « micro-trottoirs » de dix secondes à la sortie des lycées dans les journaux télévisés. Il y a bien eu quelques femmes « voilées » invitées à prendre part aux débats, mais elles furent assez rares, et il s’agissait presque toujours de femmes trentenaires (comme Saïda Kada ou Siham Andalouci), n’ayant pas vécu d’exclusion à l’école - ou en tout cas n’en parlant pas, car elles étaient trop occupées à se défendre des accusations d’intégrisme qu’on leur adressait. Leurs condisciples, leurs professeurs, leurs surveillants, qui les côtoyaient au quotidien, n’ont pas eu davantage voix au chapitre.
Cette remarque vaut aussi bien pour les plateaux télévisés et les émissions de radio [2] que pour les grands quotidiens : si la différence est notable entre le parti-pris nettement prohibitionniste de Jean-Michel Helvig, responsable des pages « Idées-Rebonds » de Libération [3], et la gestion plus équilibrée de Michel Kajman, responsable des pages « Horizon-Débats » du Monde, il est en revanche des aspects essentiels sur lesquels les deux quotidiens ne diffèrent pas : la sur-représentation des universitaires, des écrivains et des journalistes, la très faible proportion d’enseignants, et l’absence totale des élèves en général et des élèves « voilées » en particulier
Libération a en effet publié 33 tribunes prohibitionnistes (pour l’exclusion des sœurs Lévy ou pour la loi interdisant le voile à l’école [4]), 20 tribunes anti-prohibitionnistes et 12 tribunes ne prenant pas vraiment parti. Soit 51% de tribunes prohibitionnistes, 31% de tribunes anti-prohibitionnistes et 18% de tribunes ne prenant pas vraiment parti.
Le Monde a, de son côté, publié 19 tribunes prohibitionnistes, 22 tribunes anti-prohibitionnistes et six textes ne prenant pas clairement parti. Soit 39% de tribunes prohibitionnistes, 49% de tribunes anti-prohibitionnistes et 12% de textes ne prenant pas clairement parti.
Quant au statut social des auteurs, il est le suivant. Sur les 88 auteurs de « Rebonds » publiés par Libération dans le cadre du « débat sur le voile » [5], la répartition est la suivante (en %) :
Universitaires : 38,5
Responsables ou militants syndicaux et associatifs : 12,5
Romanciers et essayistes : 15
Journalistes : 15
Membres d’organisations ou d’institutions religieuses ou « communautaires » : 1
Responsables politiques : 6
Professeurs du secondaire et représentants de parents d’élèves : 8
Proviseurs : 1
Elèves : 0
Adolescentes ou femmes « voilées » : 0
Autres : 3
Et sur les 63 auteurs de tribunes publiées par Le Monde dans le cadre du « débat sur le voile » [6], la répartition est la suivante (en %) :
Universitaires : 49
Responsables ou militants syndicaux et associatifs : 13
Romanciers et essayistes : 13
Journalistes : 0
Membres d’organisations ou d’institutions religieuses ou « communautaires » : 8
Responsables politiques : 9
Professeurs du secondaire et représentants de parents d’élèves : 4
Proviseurs : 1,5
Elèves : 0
Adolescentes ou femmes « voilées » : 0
Autres : 3
Enfin, si l’on considère l’ensemble du corpus des deux quotidiens, soit 114 tribunes signées par 155 auteurs, on obtient 46% de tribunes clairement prohibitionnistes, 38% de tribunes clairement antiprohibitionnistes et 16% ne prenant pas clairement position. Quant au profil social des auteurs, le voici (en %) :
Universitaires : 43
Responsables ou militants syndicaux et associatifs : 12,5
Romanciers et essayistes : 14
Journalistes : 8,5
Membres d’organisations ou d’institutions religieuses ou « communautaires » : 4
Responsables politiques 7
Professeurs du secondaire et représentants de parents d’élèves : 7
Proviseurs : 1
Elèves : 0
Adolescentes ou femmes « voilées » : 0
Autres : 3
Conséquence logique d’une telle sélection des locuteurs autorisés à prendre part au « débat » : on n’a pratiquement pas entendu un mot sur le devenir des filles exclues. On n’a quasiment rien entendu sur les questions suivantes : comment elles ressentent l’exclusion, quelles sont leurs difficultés à suivre des cours par correspondance, leur isolement par rapport à leur entourage qui va à l’école, les séquelles psychologiques que provoque leur mise à l’écart, et leur destin scolaire et professionnel. Et on n’a pas davantage entendu le point de vue de leurs condisciples, celles et ceux qu’on a prétendu protéger des pressions sexistes et « communautaristes » en stigmatisant les élèves « voilées », et qui, lorsqu’on les consulte, font valoir assez clairement qu’ils n’ont rien demandé... [7]
Fin de la première partie