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La parole confisquée (Troisième partie)

Les élèves, grands oubliés du débat sur "le voile à l’école"

par Pierre Tevanian
16 août 2005

Pour connaître l’avis, trop souvent ignoré, des lycéens qui côtoient des élèves voilées, des enseignants ont mené une enquête, à l’aide d’un questionnaire anonyme [1], au lycée Eugène Delacroix de Drancy (93). Les résultats [2] sont éloquents : l’opposition à l’interdiction du foulard - et plus encore à l’exclusion des élèves voilées - est massive.

Deuxième partie

Au cours des longs mois de "débat" sur "le voile", tout le monde ou presque s’est exprimé sur le foulard islamique, sur sa signification, et sur l’opportunité qu’il y a d’en interdire le port dans l’enceinte des établissements scolaires publics. Intellectuels médiatiques, universitaires, dirigeants associatifs, politiques, syndicaux, enseignants, chefs d’établissement, fédérations de parents d’élèves... Même quelques femmes voilées ont parfois réussi à y accéder.

Mais il est un protagoniste qui n’a jamais eu la parole : l’élève, et notamment l’élève qui partage les bancs de l’école avec des filles voilées. Cet élève est invoqué, surtout dans sa version féminine, par tous ceux qui proposent de légiférer, d’interdire et d’exclure pour protéger la jeunesse des conflits " communautaristes ", pour protéger les adolescentes du sexisme de leurs condisciples masculins, et enfin pour protéger les adolescentes issues de familles musulmanes contre un entourage exerçant une pression sur elles pour leur imposer le port du foulard. Mais bizarrement, aucun sondage n’a été réalisé auprès d’eux.

C’est pourquoi, avec les moyens du bord, mais en suivant une méthode rigoureuse (la garantie de l’anonymat, notamment), nous avons mené, avec plusieurs collègues, une enquête auprès de 125 élèves du lycée où nous enseignons, à Drancy, en Seine-Saint Denis (deux classes de Terminale ES, une Terminale L, une Première SMS, une Terminale bac pro et une seconde BEP) - sans bien sûr que les questions posées aient été abordées en cours avant l’enquête.

Ce lycée compte près de 2000 élèves, garçons et filles, dont une petite dizaine de filles portant le foulard islamique. Cela dit, une seule des classes sondées comptait dans ses rangs une élève voilée.

Une première question, totalement ouverte, demandait aux élèves les trois problèmes principaux qu’ils rencontraient dans leur scolarité. Les réponses ont été très diverses. La violence ou l’insécurité n’ont été mentionnées que par trois élèves sur 125. En revanche, le manque de respect, d’écoute, de compréhension ou de bienveillance de la part des professeur (ou leur attitude " supérieure ") est une réponse qui est revenue souvent. Mais les réponses les plus fréquentes ont été des problèmes tournant autour du rythme de travail : emplois du temps trop chargés, mal faits, travail le samedi matin, transports en commun qui marchent mal ou qui occasionnent des retards, manque d’indulgence vis-à-vis de ces retards, ouvertures de la grille pas assez fréquentes... Quant au foulard islamique, il n’a été évoqué qu’une seule fois. On mesure donc à quel point le matraquage médiatique autour du foulard est loin des préoccupations des élèves.

On le mesure également dans la suite de l’enquête, lorsqu’on propose " la présence d’élèves portant le foulard islamique " au milieu de douze autres " problèmes " concernant la scolarité : seuls 17% des élèves interrogés disent que cette présence pose un problème " très important " ou " assez important " (alors que pour les douze autres problèmes évoqués, ces deux réponses additionnées recueillent entre 43% et 83%). Et plus de la moitié des élèves interrogés (56%) déclarent que ce n’est pas vraiment un problème (tandis que, sur les douze autres points, cette réponse ne recueille qu’entre 3% et 23%). Si l’on prend en compte les réponses " problème très important ", les principaux problèmes selon les élèves interrogés sont les suivants : l’inégalité des chances entre riches et pauvres (67%), le manque de conseils pour l’orientation (66%), le manque de respect de certains professeurs envers leurs élèves (51%) et le nombre d’heures de cours (51%).

Et si l’on considère le différentiel "important/pas important" (obtenu en calculant la différence entre le total des réponses "très important"+"assez important" et le total des réponses "assez secondaire"+ "pas de réel problème"), la hiérarchie des préoccupations des élèves est la suivante : l’absence de soutien individualisé (+69), le manque de conseils pour l’orientation (+67), le nombre excessif d’heures de cours (+66), l’inégalité des chances entre riches et pauvres (+59), le manque de respect de certains élèves (+ 51), le niveau de formation des professeurs (+36), le coût du matériel scolaire (+37), le manque de respect de certains professeurs (+36), le nombre insuffisant de médecins et d’assistant sociaux (+28), l’état des locaux (+24), le nombre de surveillants et de Conseillers principaux d’éducation (+5), le nombre d’élèves par classe (-7) et, très loin derrière, la présence d’élèves portant un foulard islamique (-58).

Lorsqu’on considère les réponses aux questions suivantes, qui ciblaient explicitement le foulard islamique et sa possible interdiction, le premier enseignement est que l’opposition à l’interdiction est massive. Par exemple, lorsqu’on présente cette interdiction sous son meilleur jour, en parlant d’une loi s’appliquant de manière égalitaire à " tous les signes religieux ", et sans mentionner sa conséquence inévitable : l’exclusion des élèves qui refusent d’enlever leur foulard, seuls 18% des élèves interrogés s’y déclarent favorables, tandis que 54% se disent favorables au maintien de la loi actuelle, " autorisant le port d’insignes religieux, y compris le foulard islamique, s’il ne s’accompagne pas d’absentéisme ou de comportements perturbant le déroulement des cours ou l’ordre public ". L’opposition est plus marquée encore lorsque la question mentionne l’inévitable conséquence de l’interdiction, l’exclusion de " celles qui refusent d’enlever leur voile " : seuls 9% des élèves se disent d’accord, tandis que 79% d’entre eux s’y opposent. Enfin, les élèves ne sont que 2% à approuver le simple énoncé " il faut exclure les élèves voilées ".

Ce que confirme ensuite cette enquête, c’est le poids important des variables d’âge et de classe sociale : les 125 élèves interrogés, âgés de 15 à 20 ans et très majoritairement issus des classes populaires, sont nettement plus hostiles à l’interdiction et à l’exclusion que la moyenne nationale. En effet, alors que les sondages des derniers mois laissaient en général apparaître autour de 50% pour l’interdiction et 40% contre (et le reste sans-opinion), seuls 18% des élèves interrogés dans notre lycée se sont déclarés pour l’interdiction, tandis que 54% se sont déclarés contre (et que 29% se sont dits sans opinion).

Il en va de même sur une question laissant trois possibilités à un proviseur face à une élève voilée : dans un sondage publié le 28 avril 2003 dans La Dépêche du midi, 26% des Français répondaient qu’il fallait " laisser l’élève sans rien dire ", 46% qu’il fallait " demander à l’élève d’enlever son voile mais ne pas l’exclure si elle refuse ", et 22% qu’il fallait " interdire le voile et exclure celles qui refusent de l’enlever " (les 6% restants se déclarant sans opinion) ; alors que parmi les 125 élèves interrogés dans notre lycée, 54% ont donné la première réponse, 27% la deuxième, et seuls 5% ont opté pour l’interdiction assortie d’une exclusion (les 28% restants se déclarant sans opinion).

La conjonction de ces deux facteurs (jeune âge et origine sociale populaire) serait donc une explication possible de la très forte opposition de notre échantillon d’élèves à l’interdiction et à l’exclusion des élèves voilées. Mais sans doute y a-t-il un troisième facteur décisif : la solidarité avec des jeunes filles qui sont leurs condisciples et qu’ils côtoient, au quotidien.

Un autre facteur influent est le sexe, même s’il ne joue pas de manière univoque. Les filles sont en effet plus engagées que les garçons, mais dans les deux sens : il y a plus de filles favorables à l’interdiction des signes religieux (21% des filles, contre 9% des garçons), mais il y a aussi plus de filles se prononçant contre cette interdiction et pour le maintien de la loi actuelle (59% des filles, contre 48% des garçons). De même, il y a légèrement plus de filles favorables à l’énoncé " il faut exclure les élèves voilées " (3% des filles, contre 0% des garçons), mais il y a aussi nettement plus de filles se prononçant contre l’exclusion (83% des filles, contre 66% des garçons).

Peut-être la religion ou la " culture " est-elle également une variable pertinente. C’est en tout cas ce que nous avons voulu savoir en demandant, en fin de questionnaire, si la référence musulmane était présente ou pas dans la famille des personnes interrogées. L’échantillon interrogé s’est avéré, après dépouillement des réponses, composé de 33 garçons, 86 filles (et 6 non-réponses sur le sexe), dont 16 garçons avec référence musulmane dans la famille, et 50 filles avec référence musulmane dans la famille. Et ce qui est apparu aussi, c’est que le facteur " culturel " n’a qu’un effet très relatif sur les réponses données. Il est en effet apparu que, chez les garçons comme chez les filles (comme sur le total garçons-filles), la présence de la référence musulmane dans le milieu familial induit des réponses légèrement plus marquées contre l’interdiction des signes religieux et contre l’exclusion des élèves voilées. Par exemple, seuls 6% des garçons " avec référence musulmane " sont pour l’interdiction des signes religieux, contre 12% des autres garçons ; seules 19% des filles " avec référence musulmane " sont pour l’interdiction, contre 22% des autres filles ; 87% des garçons " avec référence musulmane " sont opposés à l’exclusion, contre seulement 41% des autres garçons ; 83% des filles " avec référence musulmane " sont opposées à l’exclusion, contre 75% des autres filles.

Ce qui frappe le plus à la lecture de ces chiffres, c’est que la variable culturelle ne joue pas aussi fortement chez les garçons et chez les filles : les écarts selon la référence " culturelle " sont faibles chez les filles, ils sont beaucoup plus marqués chez les garçons. Cela pour deux raisons.

Il y a tout d’abord une différence au sein des " musulmans " : une partie des filles musulmanes sont critiques face aux significations sexistes qu’elles voient dans le foulard (18% se disent " un peu génées" ou " très gênées " par " la présence d’élèves voilées dans le lycée ", " parce que c’est une marque d’inégalité entre hommes et femmes "), alors que les garçons " musulmans " semblent faire front contre toute mise en cause du foulard (0% de " gênés "). De même, la proportion de filles " musulmanes " favorables à l’interdiction des signes religieux est supérieure à celle des garçons " musulmans " : 19% contre 6%.

Mais ce qui creuse l’écart est surtout une différence de comportement au sein des " non-musulmans " : les filles " sans référence musulmane " donnent des réponses très proches de celles des filles " musulmanes " (elles sont presque dans les mêmes proportions " gênées " face aux significations sexistes du foulard, mais aussi opposées à l’interdiction et à l’exclusion), tandis que les garçons sans référence musulmane sont moins critiques, mais aussi beaucoup moins solidaires avec leurs condisciples voilées. Une grande proportion de ces garçons (autour de 50% dans la plupart des questions) s’abstient de toute opinion : chez eux, et chez eux seulement (pas chez les filles, ni chez les garçons " musulmans "), les raisons diverses de ne pas se prononcer (la paresse, l’indifférence, l’incertitude, la méfiance face au sondage, etc.) l’emportent souvent sur la volonté de se solidariser avec des camarades menacées d’exclusion.

En définitive, on peut distinguer trois groupes : les garçons " musulmans ", dans une position de soutien " de principe " aux élèves voilées ; les filles, " musulmanes " ou pas, qui ont des réponses assez proches : plus critiques à l’égard du foulard, mais tout aussi hostiles à l’interdiction et à l’exclusion ; et enfin les garçons " sans référence musulmane ", qui partagent avec les garçons " musulmans " l’absence de gène face à l’aspect " inégalité hommes-femmes ", mais qui ne sont pas aussi unanimes à s’opposer à l’interdiction et à l’exclusion.

Pour finir, il faut noter que les filles " avec référence musulmane " ont manifesté au cours de cette enquête une profonde méfiance à l’égard de leurs " sauveurs " ! En effet, l’argument qui consiste à dire : " il faut interdire le voile, et exclure les élèves qui refusent de l’enlever, afin d’apporter un soutien aux filles qui refusent de porter le voile et qui subissent de ce fait des pressions ", suscite chez les filles un profond scepticisme, et même une franche opposition : 71% d’entre elles se disent en désaccord (contre 64% chez les garçons). Quant aux filles issues de familles musulmanes, les premières concernées par cet argument (puisque ce sont elles qu’on prétend protéger par l’interdiction et l’exclusion des filles voilées), elles sont encore plus opposées à cet argument que les filles sans référence musulmane : ces dernières sont 6% à se dire " tout à fait en accord " avec cet argument, 6% à se dire " plutôt d’accord ", 19% " plutôt pas d’accord " et 47% " en total désaccord " (les 22% restantes se déclarant sans opinion), tandis que les filles " avec référence musulmane " sont 6% en accord total, 6% plutôt d’accord, 16% plutôt pas d’accord et 64% en total désaccord (et seulement 8% sans opinion).

En valeur absolue, cela signifie que sur 50 filles issues d’une famille avec référence musulmane, trois d’entre elles seulement se sont dites " tout à fait d’accord " pour être protégées par l’interdiction (et, si nécessaire, l’exclusion des filles voilées), tandis que trente-deux d’entre elles se sont déclarées " en total désaccord " !

Si l’on résume : les jeunes garçons et plus encore les jeunes filles au nom desquelles nos " représentants ", quasi-unanimes, ont voté une loi d’interdiction des signes religieux, sont les derniers à demander une telle mesure. Ils y sont même majoritairement hostiles. Mais qui, dans la classe politique, se soucie de leur avis ?

Quatrième partie

P.-S.

Ce texte est paru une première fois en janvier 2004. L’intégralité des résultats de l’enquête est donnée dans la quatrième partie de ce texte.

Notes

[1L’intégralité du questionnaire est reproduite dans la cinquième et dernière partie de ce texte

[2L’intégralité des résultats est donnée dans la quatrième partie de ce texte