« Quand j’avais cinq ans, on faisait le voyage en bus de Téhéran à Ispahan. Il y a 400 km de distance. On partait le matin à cinq heures et on arrivait le soir quand la nuit était tombée depuis longtemps. Je ne peux pas te dire quelle heure il était. On n’avait pas de montre.
Une fois, ma mère et ma tante avaient voulu s’arrêter sur le trajet à Qom pour visiter le tombeau de Fatima. Quand ils ont compris qu’on était juifs, ils se sont mis à déchirer les vêtements de ma tante et à arracher le tchador de ta grand-mère.
– Manidjoun portait le tchador ?
– Bien sûr.
– Mais ce n’était pas obligatoire sous le Shah !?!
– Oui mais elle voulait le porter... On était une minorité dans une minorité. On voulait continuer à respecter nos coutumes, notre culture. Rester des juifs.
– Ça veut dire quoi une minorité dans une minorité ?
– Ça veut dire des juifs en Iran. Et même parmi les juifs, on était une minorité. À l’époque du Shah, il y en avait beaucoup qui voulaient devenir modernes, ils ne mangeaient plus casher, ils n’allaient pas à la synagogue. Ils s’oubliaient. Nous, notre famille particulièrement, on voulait rester qui on était. Ne pas oublier qu’on était juif.
– Et pourquoi, une fois arrivée en Israël, Manidjoun ne portait plus le tchador ?
– (il sourit). Et bien parce qu’on se serait foutu de sa gueule. Et puis pour eux, à l’époque, Israël était un pays laïc. Ils voulaient s’intégrer. »
J’aime bien cette histoire, même si elle est triste. Parce que quand mon père me la raconte, elle me lie à lui petit garçon, elle me lie à ma grand-mère que j’ai peu connue. Elle me lie à l’Iran, à une époque, les années 40, où l’on arrachait le voile des femmes, des Juives, qui le portaient.
Cette histoire nous dit aussi qu’on n’est jamais qu’un corps, nu ou habillé. Ce corps et ses attributs prennent toujours sens dans l’espace dans lequel il évolue. Être juive (et pauvre) en Iran à l’époque, c’était porter le tchador. Être iranienne en Israël, c’était l’enlever, devenir « laïque », s’intégrer et très certainement, même si mon père ne le dit pas, ne surtout pas ressembler aux musulmanes.
Ma grand-mère était une femme pauvre et pieuse, qui refusait de « s’oublier » en Iran. Elle était aussi une femme pauvre et pieuse en Israël, mais elle a accepté là-bas d’oublier certains signes de son histoire pour « s’intégrer », devenir « la Nouvelle juive » en quelque sorte. Ces deux femmes en sont une.
Toutes ces histoires qui m’ont permis d’élaborer ma petite biographie familiale ont une drôle de teinte aujourd’hui.
Cette histoire du voyage à Qom me lie aussi, à la fois à l’image de Ahou Daryaei, dénudée dans les rues de Téhéran et aux images de ces femmes palestiniennes, anonymes et massacrées, et à celles qui doivent survivre après la perte de leurs enfants, de leurs maris, de leurs parents. C’est une histoire de perte, de deuil et d’extermination. La première image n’efface pas les autres.
On voit de nombreux Iraniens de diaspora, royalistes, soutenir l’État d’Israël et voir les massacres qu’il perpètre comme le moyen de se débarrasser des Mollahs. On voit aussi de nombreux partisans de l’État d’Israël s’intéresser soudainement aux mouvements du peuple iranien – dimanche dernier, un monsieur à la synagogue m’interpelle et me montre fièrement des photos de lui à la manifestation organisée par les partisans du fils du Shah à Bruxelles, drapeaux royalistes et drapeaux israéliens sous le bras. Lui qui ne s’est jamais intéressé à l’Iran m’explique consciencieusement qu’Ispahan a en fait été fondé par les Juifs (histoire que je connais par coeur, merci papa), un Iranien le lui a dit à la manifestation.
Et puis on voit aussi de nombreux « antisionistes » soutenir mordicus l’État iranien et nier les atrocités commises par la République islamique, comme ils l’ont fait pour la Syrie d’ailleurs, au nom de « la lutte contre Israël et les USA », au nom de « l’axe de la Résistance » par campisme imbécile et funeste.
Voilà où nous en sommes, deux États pourris jusqu’à la moëlle s’affrontent, et nous sommes réduits à mettre en pratique l’adage débile dont tant de gens se contentent, « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », sur le dos des personnes assassinées.
Le massacre des peuples palestiniens et libanais par l’État d’Israël n’effacera pourtant pas ce que fait la République islamique. Et l’horreur de la République islamique n’effacera pas le génocide en cours en Palestine par l’État d’Israël. Les deux cohabitent.
Mon père adore raconter qu’en Iran, quand il était petit, les femmes étaient nues sous leur tchador. Cette anecdote, qui est une manière de se moquer des dévots hypocrites, et dénote une misogynie certaine chez mon père, il faut bien l’avouer, fait naître des petites étoiles perverses, racistes et sexistes dans les yeux du public non-iranien.
Est-ce que la présence d’islamophobes et de pro-israéliens dans les rangs de la lutte pour la chute du régime islamique délégitime ce combat ? Certainement pas.
Comme la présence d’antisémites chez les anti-israéliens ne délégitimera jamais la lutte pour le droit des Palestiniens à vivre, et à vivre sur leurs terres.
Comme la solidarité avec la Palestine ne devrait pas nous empêcher de dénoncer l’antisémitisme quand il est là.
Peut-être que l’émancipation, pour nous, en Europe, commence par le refus que nos affects et nos combats soient déterminés de manière réactive, « en négatif », par les islamophobes, les pro-israéliens et les antisémites ?