Les discours pseudo-sécuritaires, pseudo-féministes, pseudo-laïques et pseudo-libertaires qui véhiculent, sous une forme respectable et distinguée, le mépris et le rejet des populations issues de l’immigration post-coloniale et / ou de culture musulmane, construisent différentes figures-repoussoir – essentiellement quatre : la racaille, l’islamiste, le revenchard et le censeur.
Racailles et sociologues
Sur la scène « sécuritaire » et « féministe », tout d’abord, émerge la figure de la « racaille ». La racaille, c’est le « délinquant » et plus largement le « jeune de banlieue » d’origine populaire, immigrée et/ou post-coloniale qui, comme le résume bien Alain Finkielkraut, écoute du rap, porte une casquette à l’envers et « parle une langue dévastée ». La capuche peut à l’occasion remplacer la casquette, mais une chose ne change pas : la « racaille » porte en elle la violence, sous diverses formes : la délinquance crapuleuse, la violence sexiste et raciste (notamment anti-juive, et anti-française ou « anti-blancs ») et l’atteinte à « l’ordre public ».
À cette première figure vient s’ajouter, dans la dramaturgie raciste-républicaine, une série de « complices » : la famille « laxiste » et « démissionnaire » (et notamment la mère arabe trop « maternante » et « protectrice »), et l’Institution elle aussi démissionnaire, laxiste et trop « maternante ». Du professeur à l’éducateur spécialisé, tous font preuve, nous dit-on, d’une indulgence coupable, qui leur est inspirée par le « mauvais génie » par excellence : le sociologue [2].
Islamistes et islamogauchistes
Sur la scène « laïque » s’agitent d’autres personnages, tout aussi patibulaires : les « islamistes ». Le terme n’a pas de sens précis : dans ses usages dominants en tout cas, il ne signifie rien d’autre que « mauvais musulman », c’est-à-dire musulman ostensible et indocile. Ce ne sont en effet pas les musulmans les plus réactionnaires qui sont le plus stigmatisés comme « islamistes », du moins pas nécessairement : un musulman progressiste (sur les questions sociales, sur l’égalité hommes-femmes, sur la laïcité) mais indocile face aux injonctions de l’État français sera davantage « islamiste » qu’un musulman réactionnaire mais docile [3]
Dans la famille islamiste, le raciste républicain choisit le plus souvent la fille – voilée, bien entendu – comme objet de peur ou de haine. Mais ce personnage étrange et fascinant de « la voilée », à la fois coupable et victime, libre et aliéné [4], ne va pas sans son mentor, reconnaissable lui aussi à un attribut « ostensible » : la barbe. On le nommera donc, en bonne logique, le « barbu ».
L’incarnation la plus parfaite du mentor barbu est bien évidemment Tariq Ramadan, qui est devenu, à force de quolibets, de gloses et d’affabulations, un véritable personnage de légende [5]. Il est d’ailleurs significatif que Tariq Ramadan ait tenu, au cour des années 2003-2010, le même rôle dans l’imaginaire des news-magazines que Pierre Bourdieu pendant la période précédente (1996-2002) : celui du « Grand Méchant Intellectuel » dont on redoute les « réseaux » hyper-puissants et les « projets politiques » obscurs et « totalitaires ». À chaque époque son « démon » : à l’ère dite « sécuritaire », l’ennemi est le sociologue, avec sa « culture du soupçon » (à l’égard des puissants) et « de l’excuse » (à l’égard des dominés), tandis qu’à l’ère dite « laïque », l’ennemi est le philosophe musulman, son « double discours » et son « intégrisme à visage humain ».
Mais de même que la racaille ne saurait exister sans le sociologue angélique et l’institution démissionnaire, de même le barbu, la voilée et le Lider maximo Tariq Ramadan ne seraient rien – ou pas grand-chose – s’ils ne bénéficiaient pas d’une complicité française, blanche, républicaine et laïque : celle des fameux « islamo-gauchistes » qui leur servent de cautions ou d’« idiots utiles ». Le sens du terme « islamo-gauchiste » est tout aussi confus que celui du mot « islamiste », mais après dépouillement et croisement d’un ensemble significatif de citations, il ressort qu’un-e islamo-gauchiste est :
– un-e musulman-e réel-le ou supposé-e qui a le culot de s’adonner à l’être-de-gauche en développant une pensée progressiste et un ethos indocile, rebelle, protestataire ;
– un-e non-musulman-e qui s’oppose à la loi anti-voile ;
– un-e non-musulman-e qui peut croiser Tariq Ramadan sans avoir, comme Julien Dray, l’envie de lui « mettre le poing dans la gueule » [6] ;
– un-e non-musulman-e qui considère que l’islamophobie existe, qu’elle est un racisme, et qu’il faut donc la combattre [7].
Voilées, barbus et islamo-gauchistes affrontent donc les « vrais laïcs » (titre que s’auto-décernent les prohibitionnistes) et les « musulmans modérés » (incarnés par le très médiatique Mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, ou l’incontournable ex-présidente des Ni putes ni soumises,Fadela Amara, qui ne manque pas une occasion de se revendiquer « musulmane-pratiquante-mais-opposée-au-voile »), tandis que la racaille encapuchonnée et les sociologues patentés affrontent les « intégrés » (incarnés par Malek Boutih au Parti Socialiste, et Rachid Kaci à droite), demandeurs de « fermeté » contre « la racaille ».
Revanchards et repentants
Sur la troisième scène, la scène « mémorielle », s’agitent le « revanchard » et le « repentant ». Le « revanchard » est le descendant d’esclaves ou de colonisés qui a le culôt de demander des comptes à la République et l’idée incongrue d’établir des rapports entre l’oppression passée et l’oppression présente. Face à cette outrecuidance, le raciste républicain sort de ses gonds. Il ne fait pas de détails : il assimile par exemple les provocations plus que douteuses de Dieudonné et la démarche politique des Indigènes de la République. Les problèmes politiques soulevés sont esquivés, au profit d’une approche psychologisante et pathologisante (« mal-être noir », « mal-être arabe », « blessures du passé » et autres « plaies mal cicatrisées ») ou moralisante et accusatrice (« concurrence des victimes », « guerre des mémoires », « banalisation de la Shoah »). Bref : l’activiste qui demande des comptes à la République est renvoyé, comme l’ont toujours été toutes les luttes d’émancipation, du côté du ressentiment.
Au regard de l’orthodoxie raciste-républicaine, l’activiste revanchard est triplement fautif :
– Il s’offense d’abord lui-même, en se complaisant dans la « victimisation » au lieu de « positiver » et de chercher dans son for intérieur les causes de ses échecs et la « volonté » qui permet de les transcender.
– Il offense ensuite les autres « communautés », en attisant la « concurrence des victimes », premier pas vers la « guerre civile » ou la « guerre ethnique ». Il offense plus particulièrement les Juifs, en remettant en cause, par ses « revendications mémorielles » exorbitantes, l’« unicité de la Shoah », et en « banalisant » ainsi cette dernière.
– Il offense enfin la majorité des Français dits « de souche » ou « autochtones » – en d’autres termes : les Blancs – en les culpabilisant alors qu’ils ne sont pour rien dans les méfaits de leurs grands-parents et arrière-grands-parents, et en détruisant leurs idoles à coups de jugements aussi « excessifs » qu’« anachroniques » : les philosophes des Lumières et les Révolutionnaires complaisants avec la traite des Noirs, Napoléon qui rétablit l’esclavage, Jules Ferry qui professe l’inégalité des races et préconise la colonisation…
Là encore, le Noir et l’Arabe revanchards ne marchent pas sans leur double : le « repentant », le Blanc complexé, qui reste enfermé dans la « mauvaise conscience » et encourage par son indulgence coupable le Noir et l’Arabe à persévérer dans le ressentiment et l’outrecuidance mémorielle.
À ce double enfermement – dans la « culpabilisation » du blanc et la « victimisation » du non-blanc – s’oppose une « positive attitude » : le regard « objectif » qui, en toutes occasions, y compris face au passé colonial et esclavagiste, sait « raison garder » et voir « du bon et du mauvais partout », « du blanc et du noir » et « des responsabilités partagées ». On aura reconnu la figure de « l’historien », sacralisée et opposée à celle, forcément mauvaise, de « la mémoire », qu’incarnent les militants associatifs noirs et arabes. Mais l’historien valorisé n’est pas n’importe quel historien : on encensera de préférence un Olivier Pétré-Grenouilleau, qui libère l’Europe de son « fardeau » en répétant à l’envi qu’il y a eu aussi une traite arabe et une traite africaine [8].
Enfin, un ultime personnage vient prêter main forte à « l’historien » : c’est le « bon descendant de victimes ». Des figures médiatiques comme Max Gallo, Alain Finkielkraut ou Jean Daniel ne manquent pas une occasion de mettre en avant leurs origines immigrées, et de souligner qu’ils ont toujours su, eux, contrairement à « certaines minorités ethniques d’aujourd’hui » [9], manifester à la République la gratitude qui s’impose. Des « bons noirs » et des « bons arabes », comme Gaston Kelman, Fadela Amara ou le rappeur Abdelmalik, se joignent au concert en nous expliquant eux aussi qu’il faut savoir tourner la page, et qu’il est inutile, absurde, voire scandaleux de s’inscrire aujourd’hui dans la filiation de ses ancêtres esclaves ou colonisés [10].
Censeurs et fanatiques
Sur la scène « culturelle », « littéraire » ou « intellectuelle », pour finir, s’opposent les « voltairiens », vaillants défenseurs d’une liberté d’expression illimitée, et les « censeurs » qui, par fanatisme et intolérance, ou par lâcheté face aux menaces des fanatiques, voudraient rétablir l’« Inquisition », relancer une « chasse aux sorcières » et instaurer une « dictature du politiquement correct » – en interdisant par exemple de dire, sous forme de courageux « coups de gueule », d’amusante « caricature » ou d’éloquente tribune, que tous les musulmans sont des arriérés, des pervers ou des terroristes en puissance [11].