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« La réaction des hystériques n’est exagérée qu’en apparence »

Un extrait du livre de Sigmund Freud : À l’écoute des souvenirs.

par Sigmund Freud
3 mai 2021

Les Éditions Dans nos histoires proposent une traduction inédite – et originale [1] – de « L’étiologie de l’hystérie », écrit par Sigmund Freud en 1896. Reconnaîtra-t-on ce Freud-là, qui ne nous parle ni d’Œdipe ni de sexualité infantile mais d’agressions et de traumatismes, qui n’interroge pas des fantasmes mais écoute des souvenirs ? De ce livre passionnant, nous proposons, ci-dessous, un court extrait.

Reconnaissez que c’est surtout une chose qui nous déconcerte dans les phénomènes hystériques, et qui semble nous dissuader de loger à la même enseigne les actes psychiques des hystériques et des personnes normales. Je veux parler de la disproportion entre stimulus et réaction psychiques, dont on cherche à rendre compte en supposant une sensibilité globalement anormale, et qu’on s’efforce souvent d’expliquer par la physiologie : comme si les parties du cerveau qui servent à la transmission des informations se trouvaient chez ces malades dans un état chimique particulier (un peu comme la moelle épinière d’une grenouille sous strychnine [2]) ou comme si elles échappaient à l’influence des centres inhibiteurs supérieurs (comme dans les expériences de vivisection animale).

De temps en temps, oui, l’une ou l’autre de ces théories peut tout à fait expliquer les phénomènes hystériques. Mais pour l’essentiel, la réaction hystérique, anormale, exagérée, aux stimuli psychiques admet une autre explication, soutenue par quantité d’exemples tirés des analyses. Et cette explication, la voici : la réaction des hystériques n’est exagérée qu’en apparence ; si elle semble exagérée, c’est parce qu’on ne connaît qu’une petite partie de ses motifs. En réalité, elle est proportionnelle au stimulus : elle est donc normale, et se comprend très bien du point de vue psychologique. On le voit tout de suite quand on ajoute aux motifs manifestes et conscients ceux que le malade ignore, et dont il n’a donc pas pu nous parler.

Je pourrais passer des heures à démontrer cette importante proposition pour l’activité psychique hystérique dans son ensemble, mais je dois me contenter ici de quelques exemples. Vous vous souvenez de l’« émotivité » si fréquente des hystériques qui, au moindre indice de mépris, réagissent comme s’ils avaient été mortellement offensés. Que diriez-vous maintenant d’un tel degré de susceptibilité chez deux personnes en bonne santé, un couple par exemple ? Certainement que la dernière broutille n’explique pas à elle seule la scène de ménage que vous avez vue, mais qu’elle a mis le feu à la montagne de griefs qui s’accumulaient depuis longtemps.

Et maintenant, appliquons ce raisonnement aux hystériques. Ce n’est pas la dernière offense, minime, qui provoque la crise de larmes, l’accès de désespoir ou la tentative de suicide, au mépris du principe qu’un effet doit être proportionnel à sa cause. En fait, cette petite offense a réveillé et activé le souvenir d’offenses antérieures, bien plus nombreuses et plus vives, derrière lesquelles se cache encore le souvenir d’une grave offense durant l’enfance qui n’a jamais été surmontée. Ou encore : devant l’énigme d’une jeune fille qui se fait les reproches les plus effroyables, au point d’en tomber malade, parce qu’elle a supporté qu’un garçon lui caresse tendrement la main en secret, vous pouvez bien sûr faire d’elle quelqu’un d’anormal, excentrique et hypersensible. Mais vous changerez d’avis en apprenant par l’analyse que cette caresse-là lui a rappelé une caresse semblable dans une scène moins anodine de sa petite enfance, de sorte que les reproches qu’elle s’adresse valent en fait pour cette fois-là.

Notes

[1Note sur la traduction, par Clément Bastien et Anaïs Cretin : Ayant découvert et aimé le texte via sa traduction « de référence », aux PUF, qui veut être « totalement fidèle à la langue freudienne », nous souhaitions d’abord en donner une version plus conciliante avec la langue d’accueil, et par là plus accessible pour des lecteurs non spécialistes. De cette intention première, proche de la vulgarisation, subsiste d’ailleurs dans la version finale un certain nombre de traces, comme le choix de rendre les termes les plus techniques (à commencer par celui d’« étiologie ») par des périphrases ou de privilégier l’intelligibilité immédiate du propos aux termes consacrés par la tradition psychanalytique française.

Mais ouvrir ainsi les phrases de Freud nous a rapidement conduits à redécouvrir leur fièvre argumentative, dont les partis pris de littéralité comme d’accessibilité ne peuvent donner qu’un écho très affaibli. Dès lors, nous nous sommes attachés à restituer au texte ses intonations, travaillant au plus près d’une oralité – disons, d’un texte parlé, adressé – que nous avons cru pouvoir asseoir sur le registre si particulier du propos, à la fois conférence et enquête, récit policier plutôt qu’exposé académique, où l’auditoire, constamment pris à partie, joue en fait le premier rôle.

Ces décisions ont achevé de déplacer le centre de gravité de la traduction vers la langue d’accueil, de façon à :

- privilégier l’efficacité des phrases, ce qui nous a conduit à gommer autant que possible les désignations redondantes, à retenir souvent des mots moins précis mais plus fluides, à systématiser l’usage du « on » quand le texte alterne avec le « nous », à favoriser les tournures idiomatiques, etc. ;

- s’autoriser une certaine modernité dans la syntaxe, en particulier pour les articulations logiques et les multiples apostrophes de Freud à son auditoire ;

- s’appuyer sur le contexte argumentatif et lexical ou sur l’intonation pour proposer des ellipses, des atténuations ou des accentuations signifiantes.

En un sens, si la traduction « de référence » frôle la translitération, la nôtre est sourdement tentée par l’adaptation, car elle veut reproduire pour le lecteur d’ici et d’aujourd’hui le moment de cette conférence « malgré les décennies qui nous en séparent », en rendre possible une expérience au présent. C’est pourquoi d’ailleurs le texte est proposé dans sa version originale, sans la note de 1924 abondamment commentée où Freud justifie sa transition postérieure du souvenir au fantasme. C’est pourquoi aussi l’appareil de notes est réduit aux seuls éléments qui risquaient de « faire sortir » du texte (références pointues, sibyllines ou datées, termes équivoques, etc.), pour y retourner au plus vite. C’est pourquoi, enfin, ces considérations sur les choix de traduction ont été renvoyées hors du livre, contrairement à l’usage qui prévaut généralement en la matière.

[2La strychnine est un poison violent. À faible dose, elle a des effets stimulants sur le système nerveux.