S’il est un élément de la propagande des « laïcards » qui est rarement contesté, c’est l’idée que la religion appartient au « domaine privé ». Ce domaine privé n’est jamais défini : le terme de « privé » a en effet de nombreuses définitions, qui dépendent du contexte, y compris dans le Droit. Les laïcards sont des anti-musulmans qui cachent leur opposition à cette religion précise en se prétendant opposés à toutes les religions. Comme ils ne peuvent pas le faire très ouvertement, car la liberté religieuse est inscrite dans tous les textes nationaux et internationaux, ils jouent sur le terme « conscience ».
La liberté religieuse serait une affaire de « conscience » et comme la conscience est enfermée dans le cerveau, ce qui est dedans ne pourrait pas en sortir. Depuis 1989, date de l’article fameux de Badinter et Finkielkraut [1] contre le voile, on nous exhorte à considérer la religion comme une affaire « privée » et même « intime », qui ne devrait se dire qu’entre soi et soi et se pratiquer de la même façon que la toilette, dans le secret des salles de bains.
C’est évidemment une absurdité : j’aurais le droit de penser ce que je veux (c’est dans ma conscience), mais pas de le dire. Cela fait aussi équivaloir les croyances – religieuses ou pas – à des pratiques légèrement obscènes, ou au moins impudiques. Enfin… pas toutes les croyances, car la croyance en l’inexistence de Dieu (qui se trouve être la mienne) serait, elle, marquée d’un signe plus, et aurait, à la différence des autres, droit de cité et d’expression.
Les laïcards ne contestent pas la liberté d’expression, ils la défendent même de façon qui serait juste si elle n’était sélective, absolue, quand il s’agit de ridiculiser l’islam et les Musulmans, mais pas quand on dessine un policier avec un nez de cochon, ce qui est une insulte grave, proche du blasphème, à l’honneur de l’Etat [2]
Mais comment peuvent-ils maintenir ce principe côte à côte avec celui la religion, « chose privée » ? Car la liberté d’expression n’a pas de sens s’il s’agit d’une communication entre moi et moi : exclue par hypothèse des yeux et des oreilles d’autrui, elle ne peut matériellement être interdite, et de ce fait, il n’est pas nécessaire non plus de la protéger. La liberté que l’on défend est donc toujours, par définition, celle de l’expression publique. Le mot « publique » est toujours sous-entendu.
Le contresens actuel sur la laïcité
La loi française, et les conventions internationales non seulement ne disent pas que la religion est une affaire privée, mais disent le contraire. La fameuse loi de 1905 (en France) est l’objet d’un contresens absolu depuis l’affaire du foulard. On lui fait dire qu’elle désapprouverait les religions, et même qu’elle lutterait contre elles, au nom de la « raison ». Dans cet argument, la raison apparaît comme un synonyme caché de l’athéisme. Seul l’athéisme serait « raisonnable », et si on veut obéir à la raison, on devient forcément athée. Cette conception voudrait créer une hiérarchie entre l’athéisme et les autres croyances ; et elle aboutit, on le voit en France depuis une dizaine d’années, à plaider pour la transformation sournoise de l’athéisme en religion d’Etat. Cette conception de la nécessité que tout le monde croit en la même chose date des Lumières (XVIIIe siècle), où on devait défendre l’athéisme contre l’absolutisme du pouvoir royal qui obligeait tout le monde à être catholique. Ceux qui ne l’étaient pas étaient persécutés et demandaient donc la liberté de ne pas croire. C’est pour cette raison qu’ils s’appelaient « libres-penseurs ».
Cette époque est, heureusement, révolue. Dès avant 1905, le catholicisme n’était plus la religion d’Etat, mais seules certaines religions étaient « reconnues » (catholique, protestante et mosaïque). La loi de 1905 a été passée précisément pour abolir ce qui, avec cette préférence, relevait encore du système d’Etat, une tendance lourde de l’histoire : durant la révolution française, Robespierre n’avait aboli la religion d’Etat de la monarchie que pour la remplacer par une autre, le culte de l’Etre Suprême.
La loi de 1905 met tout le monde sur un pied d’égalité : aucune croyance n’est privilégiée – il n’ existe plus de « religions reconnues », ce qui impliquait que les autres, non reconnues, étaient illégales ou illégitimes (bien que perdure l’idée qu’il faut distinguer les religions légitimes, très curieusement celles que le Concordat de Napoléon 1er reconnaissait, et les religions illégitimes : l’islam et les sectes). Dans la pratique, par rapport aux croyances non religieuses, les religions sont favorisées – ou encadrées, comme on voudra : leurs rassemblements, messes et processions doivent avoir lieu en coordination avec les autorités civiles – d’où le Ministre des Cultes (le Ministre de l’intérieur) et le bureau de cultes, créés par la loi de 1905. Elles bénéficient aussi, en tant que religions, de certains avantages. Car par la loi de 1905 l’Etat français s’appropriait les bâtiments religieux, mais leur entretien, en tous les cas celui des quelques centaines de mille églises et chapelles chrétiennes, est à la charge de l’Etat et des communes ; l’Etat rémunère des aumôniers protestants, catholiques et juifs – et depuis 2005, musulmans aussi – pour les soldats et les prisonniers.
Si les religions, en tous les cas celles qui avaient un capital immobilier avant la loi de 1905, reçoivent donc un cadeau de l’Etat laïque, en revanche, sur le plan de la liberté d’expression, toutes les opinions se valent ; aucune croyance n’est préférée par l’Etat et aucune ne doit être mentionnée sur les documents personnels des individus, qu’ils croient à l’astrologie, au loto ou à la réincarnation. Pour la loi, toutes les opinions ont droit de cité, avec les restrictions mentionnées plus haut, insultes, injures, diffamations.
Conclusion triste, mais temporaire
La liberté de conscience est – avec le droit à la vie et à ne pas être enfermé arbitrairement – la pierre d’angle de ce qu’on appelle les droits fondamentaux (ou droits humains, ou libertés individuelles, ou libertés publiques). La liberté de conscience, garantie par la loi française de 1905, est re-garantie par chaque Constitution, et par toutes les conventions internationales – dont la Déclaration universelle des droits humains votée par l’ONU en 1948 et ratifiée par la France. Elle serait sans effets pratiques si elle ne s’accompagnait pas de la liberté d’expression.
La liberté religieuse découle en effet de la liberté de conscience, et celle-ci présuppose la liberté d’expression. C’est pourquoi la liberté de pratiquer son culte, et de le pratiquer publiquement, de même qu’on diffuse publiquement ses opinions politiques, philosophiques, esthétiques, est garantie par les Conventions internationales. Et la liberté de toutes les religions d’exister dans l’espace public est un des fondements de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 en France.
L’extrait qui suit de l’audition de Didier Leschi, chef du bureau central des cultes (du Ministère de l’intérieur français), montre clairement que le caractère public des religions reste, n’en déplaise aux fondamentalistes de l’athéisme, inscrit dans la loi. Et que l’une des missions de l’Etat est d’assurer le respect de ce principe. Car il serait aberrant que par un renversement pervers, après avoir obtenu la liberté de ne pas croire (en Dieu), il faille aujourd’hui conquérir la liberté de croire ! Ce pays est-il voué à tomber d’une intolérance dans l’autre ? L’athéisme va-t-il devenir la nouvelle religion d’Etat, tandis que ceux qui croient en un ou plusieurs Dieux deviendraient les nouveaux « libres-penseurs », persécutés, pourchassés et embastillés ?