Contrairement à l’impression première que l’on a, la conversation n’est pas une activité à laquelle on se livre spontanément ou inconsciemment. Il s’agit d’une activité structurée, ne serait-ce que par son ouverture, ses séquences et sa fermeture, et elle a besoin d’être gérée par les participant-e-s. Nous parlerons indifféremment de conversations, de dialogues ou de discussions pour faire référence à tout échange oral. Nous les caractériserons par le fait qu’aucun scénario n’en a été fixé à l’avance et que ces conversations sont en principe égalitaires, à la différence des entretiens dirigés, des cérémonies ou des débats. Nous allons donc nous intéresser à la gestion du dialogue mixte au regard du genre des personnes impliquées. Ainsi, nous verrons que les pratiques conversationnelles sont dépendantes du genre et nous en chercherons les conséquences sur le déroulement de la conversation.
La conversation est une forme fondamentale de communication et d’interaction sociale et, à ce titre, elle a une fonction des plus importantes. Elle établit et maintient des liens entre les personnes, mais c’est aussi une activité « politique », c’est-à-dire dans laquelle il existe des relations de pouvoir. Dans une société où la division et la hiérarchie des genres est si importante, il serait naïf de penser que la conversation en serait exempte. Comme pratique sur laquelle nous fondons notre vie quotidienne, elle ne peut que refléter la nature genrée de la société. Nous nous demanderons si, au-delà du fait d’être un miroir de la société, elle ne réactive et ne réaffirme pas à chaque fois les différences et les inégalités de genre.
La longueur des contributions
Nous nous référerons constamment au modèle de conversation décrit par Sacks H., Schegloff E. et Jefferson G. en 1974. Selon ce modèle, les systèmes d’échange de parole sont en général organisés afin d’assurer deux choses : premièrement, qu’une seule personne parle à un moment donné et deuxièmement que les locutrices/teurs se relaient. La/le locutrice/teur peut désigner la/le prochain-e mais en général, ce sont les conversant-e-s qui décident de l’ordre des prises de parole. Le dialogue idéal suppose donc que l’un-e parle pendant que l’autre écoute, puis vice-versa et ainsi de suite, sans qu’il y ait de chevauchements de parole, d’interruptions ou de silence entre les tours. L’hypothèse est que ce modèle doit être valable pour tou-te-s les locuteurs/trices et toutes les conversations. Il devrait donc tendre dans son application à une symétrie ou à une égalité. Ce modèle est décrit comme indépendant du contexte, c’est-à-dire des facteurs tels que le nombre de personnes, leur identité sociale ou les sujets de discussion. Une fois mis en application, il devient toutefois sensible au contexte et s’adapte aux changements de circonstances dus aux facteurs évoqués plus haut.
La première question sur laquelle nous nous interrogerons à propos du dialogue mixte concerne le temps de parole que chacun-e s’octroie. On présuppose généralement que les deux personnes aient un temps de parole assez similaire pour qu’elles puissent toutes deux exprimer leur point de vue, leurs sentiments, intentions ou projets de façon égalitaire. Le dialogue est perçu couramment par une majorité de personnes comme un lieu de partage et d’échange permettant de promouvoir une compréhension mutuelle où un-e interlocuteur/trice n’est pas censé-e prendre une plus grande partie de ce temps que l’autre.
Selon l’opinion communément admise, ce sont les femmes qui parleraient plus que les hommes. Le stéréotype de la femme bavarde est certainement, en ce qui concerne la différence des sexes et la conversation, l’un des plus forts et des plus répandus. Paradoxalement, c’est aussi celui qui n’a jamais pu être confirmé par une seule étude. Bien au contraire, de nombreuses recherches ont montré qu’en réalité, ce sont les hommes qui parlent le plus. Déjà en 1951, Strodtbeck a mis en évidence que dans des couples hétérosexuels mariés, les hommes parlaient plus que les femmes.
Mais comment expliquer un tel décalage entre le stéréotype et la réalité ? Comment se fait-il que, bien que tou-te-s nous nous soyons retrouvé-e-s dans des situations où il était clair que les hommes monopolisaient la parole, si peu d’entre nous en aient profité pour questionner le bien fondé de cette croyance ?
Dale Spender s’est penchée sur ce mythe de la femme bavarde afin d’en analyser le fonctionnement. Ce stéréotype est souvent interprété comme affirmant que les femmes sont jugées bavardes en comparaison des hommes qui le seraient moins. Mais il n’en va pas ainsi. Ce n’est pas en comparaison du temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes mais en comparaison des femmes silencieuses (Spender, 1980). La norme ici n’est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions toutes être des femmes silencieuses. Si la place des femmes dans une société patriarcale est d’abord dans le silence, il n’est pas étonnant qu’en conséquence, toute parole de femme soit toujours considérée de trop. On demande d’ailleurs avant tout aux femmes d’être vues plutôt qu’entendues, et elles sont en général plus observées que les hommes (Henley, 1975).
On voit bien déjà ici que ce n’est pas la parole en soi qui est signifiante mais le genre. Une femme parlant autant qu’un homme sera perçue comme faisant des contributions plus longues. Nos impressions sur la quantité de paroles émises par des femmes ou des hommes sont systématiquement déformées. Je recourrai ici au concept toujours aussi pertinent du double standard utilisé par les féministes pour expliquer nombre de situations en rapport avec le genre. Un même comportement sera perçu et interprété différemment selon le sexe de la personne et les assignations qu’on y rapporte. Quel que soit le comportement en question, le double standard tendra à donner une interprétation à valeur positive pour un homme et négative pour une femme. Nous verrons que si les hommes peuvent donc parler autant qu’ils le désirent, les femmes, elles, pour la même attitude, seront sévèrement sanctionnées. De nombreux travaux se servent de l’évaluation différentielle des modes de converser des femmes et des hommes, nécessaire à l’étude de la communication genrée. Une étude faite lors de réunions mixtes dans une faculté montre la différence énorme de temps de parole entre les femmes et les hommes (Eakins & Eakins, 1976). Alors que le temps moyen de discours d’une femme se situe entre 3 et 10 secondes, celui d’un homme se situe entre 10 et 17 secondes. Autrement dit, la femme la plus bavarde a parlé moins longtemps que l’homme le plus succinct ! Beaucoup d’études à ce propos portent sur des contextes éducationnels, comme des classes. Bien que ceci dépasse le cadre du dialogue, il me semble intéressant d’en dire quelques mots. Sans faire une liste des différences de socialisation selon le sexe, qui sont déterminantes pour l’accès à la parole, je vais juste m’arrêter sur celles qui concernent plus spécifiquement l’espace de parole laissé à l’école aux filles et aux garçons.
Les enfants n’ont pas un accès égal à la parole (Graddol & Swann, 1989). Dans les interactions de classe, les garçons parlent plus que les filles. Les enseignant-e-s donnent beaucoup plus d’attention aux garçons. Elles et ils réagissent plus vivement aux comportements perturbateurs des garçons, les renforçant de ce fait. Elles/ils les encouragent aussi beaucoup plus. Les échanges verbaux plus longs se passent majoritairement avec les garçons ainsi que les explications données. Et l’on sait combien il est difficile d’agir égalitairement, même en faisant des efforts. Une étude de Sadker & Sadker (Graddol & Swann, 1989) portant sur cent classes montre que les garçons parlent en moyenne trois fois plus que les filles. Qu’il est aussi huit fois plus probable que ce soient des garçons qui donnent des réponses sans demander la parole alors que les filles, pour le même comportement, sont souvent réprimandées.
S’il me semblait important de commencer par la remise en question de ce premier mythe, c’est parce que parler plus longtemps que les autres est un bon moyen de gagner du pouvoir et de l’influence dans un dialogue. Ceci est d’ailleurs bien perçu par tout le monde. Chez Strodtbeck citée plus haut par exemple, les couples interrogés, et autant les femmes que les hommes, associaient à une plus grande quantité de parole une plus grande influence. Il s’agit maintenant de voir concrètement comment s’exerce cette influence et de montrer en quoi la quantité de paroles émises est un indicateur de dominance conversationnelle. En effet, le temps de parole est fonction de nombreux facteurs interactionnels, parmi lesquels le fait de pouvoir terminer son tour de parole sans interruption de la part de son interlocuteur semble être un des plus importants.
Deuxième partie : Les pratiques conversationnelles des hommes