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La rhétorique homophobe et ses mutations

Appel à un rassemblement contre l’homophobie

par Louis-Georges Tin
20 avril 2013

En guise d’appel au rassemblement du 21 avril contre l’homophobie, à 15H00 Place de la Bastille à Paris, nous republions ces réflexions de Louis-Georges Tin, extraites de l’indispensable Dictionnaire de l’homophobie qu’il a coordonné en 2003. Elles constituent une très utile synthèse sur un discours qui, loin d’avoir disparu, ne cesse de se reconstruire à mesure qu’il est déconstruit, réfuté et délégitimé – un discours en fait qui, comme le discours raciste, devient de plus en plus bavard et teigneux, dans la mesure justement où ses préceptes ne vont plus sans dire...

Autrefois, la rhétorique homophobe était relativement pauvre. Certes, elle disposait d’un lexique assez riche : sodomite, inverti, pédale, tante, lopette, tapette, tribade, brouteuse, gouine, gousse, etc. Mais elle se contentait d’une syntaxe très rudimentaire, réduite à quelques injures (« sale pédé ! »), anathèmes ( « Que leur sang retombe sur eux ! » ) et maximes ( « les lesbiennes sont des mal-baisées » ). Elle n’excédait guère les limites de la phrase, car une phrase suffisait : tout était dit, et tout le monde semblait d’accord. Évidemment, la pauvreté relative de ce discours n’enlevait rien à sa puissance et à son efficacité, au contraire. Simplement, il n’était pas besoin d’en dire davantage.

Un « bon sens » en crise

Or, depuis un siècle, et notamment dans ces dernières années, la rhétorique homophobe a dû se perfectionner. Non pas qu’elle soit plus violente ou plus virulente que jadis, mais incontestablement, elle est aujourd’hui plus sophistiquée qu’hier : sa syntaxe s’est étoffée, les concepts se sont affinés. Surtout, fait nouveau, elle est devenue consciente d’elle-même, ce qui témoigne d’une nouvelle donne dans l’espace rhétorique. Jusqu’alors, le discours homophobe se croyait unanime, ou à peu près : il était donc vérité, évidence et transparence à soi. Or, depuis peu, l’évidence partagée est devenue opinion discutable, et discutée.

Cette double expérience de l’adversité et de la réflexivité a suscité dans le discours homophobe un certain malaise, et pour tout dire une crise profonde. Il est entré, non pas en récession, mais en mutation : il a dû ajuster ses outils linguistiques à la situation nouvelle, pour à la fois justifier ses présupposés idéologiques, remodeler son image sociale et combattre ses adversaires politiques. Sans renoncer pour autant au pathos, au fantasme, à l’irrationnel et à l’émotion, qui furent longtemps ses ressorts et moyens ordinaires, il a dû élaborer une rhétorique du logos apparemment plus rationnelle, et du moins plus argumentée : la rhétorique homophobe a désormais des habits neufs.

Mais qu’est-ce donc que ce discours homophobe ? À vrai dire, c’est un objet étrange et difficile à circonscrire. En effet, il ne constitue pas un corpus linguistique stable que parlerait un groupe social plus ou moins identifié, comme le sont par exemple le discours chrétien, le discours marxiste ou le discours psychanalytique, qui ont leur rhétorique propre, leur doctrine officielle, leurs textes de référence et leurs porte-parole patentés. Il est plutôt un ensemble de bribes éparses, de phrases et de formules tout à fait hétérogènes, prononcées ici et là, dans tous les milieux, par-delà tous les clivages, par tout le monde en général et personne en particulier, et parfois même, sans y penser, par des personnes qui, au fond, ne sont pas homophobes, ou ne pensent pas l’être.

Bref : ce discours omniprésent est en même temps tout à fait évanescent, mais il peut du moins être objectivé et ramené aux quelques lieux ordinaires où il puise l’essentiel de ses arguments. Ces lieux, pour reprendre le vocabulaire de l’analyse rhétorique, sont en quelque sorte des réservoirs où chacun peut trouver la matière nécessaire pour étayer ses thèses.

Versions savantes

Les lieux pseudo-théoriques constituent l’armature « savante » du discours homophobe. Leur importance relative dans le dispositif argumentatif n’a cessé d’augmenter dans les dernières années. Ils sont de plus en plus sollicités, pour euphémiser et durcir à la fois les prises de position les plus conservatrices. Ainsi instrumentalisées, ces théories permettent à ceux qui les invoquent de donner à leur discours une apparence de neutralité qui puisse être perçue comme objective, scientifique et, par conséquent, véridique. De la sorte, les positions partisanes les plus violentes réussissent à se faire passer pour des discours d’expertise.

Toutefois, les sciences ou disciplines les plus utilisées ne sont plus aujourd’hui les mêmes qu’autrefois :

 jadis, le discours homophobe recourait surtout aux lieux théologiques, moraux ou médicaux (péché, débauche, nature et contre nature, maladie ou tare, tels étaient les éléments récurrents de la commune phraséologie) ;

 depuis quelques décennies, les disciplines volontiers invoquées sont plutôt la psychanalyse, la sociologie et l’anthropologie (narcissisme, perversion, altérité, ordre symbolique, différence des sexes, tels sont donc les concepts désormais à l’honneur).

Signe des temps : lorsque périodiquement, les autorités catholiques entendent renouveler la condamnation séculaire de l’homosexualité, elles évitent judicieusement ces violentes images, si fréquentes autrefois, Sodome et Gomorrhe consumées par les flammes, et recourent de préférence à la psychanalyse, dont elles maudissaient naguère les discours jugés obscènes et permissifs.

Versions profanes

Mais la rhétorique homophobe emprunte aussi à certains discours moins savants, les lieux communs au sens technique, qui relèvent plus de l’opinion générale que de la science officielle.

Le premier est sans doute le lieu de l’hétérosexisme. C’est en quelque sorte la croyance profonde en une téléologie hétérosexuelle du désir, qui finalise a priori l’individu : sauf accident ou influence maligne, tout enfant est et sera hétérosexuel, l’homme est fait pour la femme, et surtout, la femme est faite pour l’homme.

Ces certitudes implicites se fondent sur une sorte d’anthropologie populaire que relaient largement la théologie, la biologie et la psychanalyse. C’est l’image d’une improbable psychodicée de l’hétérosexualité, et cet hétérosexisme de bon aloi exclut implicitement tout désir homosexuel :

 au mieux, l’homosexualité ne peut être qu’une étape, un passage avant un plein accomplissement hétérosexuel ;

 au pire, un accident fatal en cours de route.

De là l’homophobie stricto sensu, qui est au fond le sentiment inquiet que l’homosexualité met en danger cette finalité hétérosexuelle du désir, et ce, à tous les niveaux : le fléau rampant menace l’individu, le couple, la famille, la nation, et même l’espèce humaine qui, frappée de stérilité par cette contagion homosexuelle, pourrait bien disparaître de la surface de la Terre.

De ce fait, plus encore qu’un marginal, l’homosexuel, homme ou femme, est perçu comme un traître, puisqu’il s’oppose au groupe, et constitue même le péril des périls. S’organisant avec ses congénères, car ils sont partout, il ourdit et complote, il forme des lobbies, il fait du prosélytisme, et représente pour ainsi dire une menace universelle...

Or, cette rhétorique du discours homophobe se fonde bien souvent sur une misogynie foncière, dont elle est largement solidaire. Dans cette perspective, puisque rien n’est si avilissant pour un homme que de ressembler à une femme, l’image de l’homme homosexuel est évidemment celle de l’efféminé, qui inspire mépris et quolibets ; à l’inverse, si la femme homosexuelle semble plus masculine, c’est là une orgueilleuse et scandaleuse imposture puisqu’elle refuse de rester à la juste place que lui assignait sa condition première.

Fondements sexistes

Or, les images de la rhétorique homophobe sont singulièrement réversibles et malléables :

 on reprochera à l’homme homosexuel d’être peu viril ;

 mais on pourra aussi lui reprocher de l’être trop, et son goût pour le sport ou la musculation est jugé artificiel, inauthentique ;

 quant à la femme homosexuelle, si elle est féminine, justement, elle l’est trop pour être honnête, et ses charmes ont quelque chose de vénéneux et de diabolique ;

 l’homme doit être viril, ni trop ni trop peu, et la femme doit être féminine, ni trop ni trop peu, mais si d’aventure les personnes homosexuelles se cantonnent à un présumé juste milieu de virilité ou de féminité, c’est encore pire car elles sont soupçonnées de vouloir se fondre dans la masse pour mieux tromper le monde (et finalement, on se surprend à préférer la folle, plus reconnaissable, et en ce sens plus rassurante).

Bref, aucune mesure ne saurait convenir.

Tendances xénophobes

La rhétorique homophobe s’appuie fréquemment aussi sur les discours xénophobes : vice italien au seizième siècle, vice anglais aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, vice allemand au début du vingtième, l’homosexualité a été diversement perçue par les Français. Bien entendu, elle est toujours le fait de l’étranger, de l’autre, mais pas de n’importe quel autre. Elle est en général le fait de la nation rivale et dominante du moment. Ces discours permettent de formuler vis-à-vis du pays concurrent ainsi stigmatisé l’hostilité et la haine qui ne demandent qu’à s’exprimer. Ils constituent une sorte de compensation symbolique qui rabaisse sexuellement une puissance à tous égards angoissante.

Cette convergence des discours homophobes et xénophobes est-elle chose révolue ? Sans doute pas :

 en Afrique noire, l’homosexualité est bien souvent présentée comme un vice lié aux Blancs, opinion dont les effets furent parfois très sensibles dans la (non-)prise en charge du sida, ressenti comme une affaire d’homosexuels, et donc de Blancs (en l’occurrence, la haine du Blanc et le mépris pour l’homosexuel se confortent mutuellement) ;

 de même, en France, l’américanisation vraie ou supposée des milieux homosexuels est bien souvent un argument à charge (l’homosexualité, n’est certes pas présentée comme vice américain, mais le mode de vie gai et lesbien, rapporté au communautarisme anglo-saxon, est perçu comme une influence américaine terrible mettant en péril la France et son modèle républicain) ;

 à l’inverse, outre-Atlantique, les études gaies et lesbiennes, dans la mesure où elles s’inspirent des travaux de Foucault, Derrida ou Cixous, par exemple, sont souvent présentées comme des recherches sous influence française, l’argument ayant pour but de disqualifier par avance leur légitimité intellectuelle.

Homophobie et haine sociale

Enfin, la rhétorique homophobe s’accorde parfois aux discours de haine sociale : vice bourgeois pour les prolétaires du dix-neuvième siècle, l’homosexualité était pour le bourgeois d’alors le fait des classes laborieuses, toujours immorales, ou de l’aristocratie, forcément décadente.

Ces représentations sociales aujourd’hui atténuées trouvent cependant une forme de résurgence, par exemple dans le discours de certains jeunes de banlieues qui veulent voir dans la culture gaie et lesbienne une sorte de désinvolture bourgeoise, un goût de luxe et de luxure spécifique aux classes aisées, un mode de distinction sociale, bien entendu infâme, ce dont témoignent certaines figures historiques du ragga, du rap ou du reggae, pour lesquelles les discours homophobes constituent une stratégie récurrente permettant l’affirmation d’une masculinité « naturelle », populaire et survirilisée.

De même, dans les années 1980, l’émergence du sida a réactivé les discours de haine et de peur à l’égard des homosexuels, ces « populations à risque » trouvant là un juste châtiment. « Aids cures fags », scandent régulièrement les slogans de la droite religieuse aux États-Unis, c’est-à-dire, le sida guérit les pédés... par la mort, bien sûr. Dans le monde entier, nombreux furent ceux qui préconisèrent des pratiques obligatoires, le dépistage ou le tatouage, le « sidatorium » ou la quarantaine. Dans ces conditions, le sida permit de manière opportune de justifier et de renforcer les discours d’exclusion à l’égard des homosexuels.

Dans un autre genre, les débats sur le Pacs ont également suscité des arguments de haine sociale aux accents néo-poujadistes, mettant en cause les homosexuels, leur aisance financière supposée  [1] leurs exigences fiscales évidemment démesurées, et cela, bien entendu, au détriment du contribuable. Le slogan plusieurs a été maintes fois entendu :

« Allons-nous payer pour les pédés ? »

Cette logique économique, dont le modèle a été quelque peu oublié, remonte au moins au siècle précédent. Mais aux États-Unis, ces discours ne faiblissent pas : à l’instar des juifs, les homosexuels sont souvent présentés comme une minorité surpuissante dominant Hollywood, les médias, l’économie, la politique. Dans ces conditions, les revendications concernant l’égalité des droits (par l’abrogation des lois anti-sodomie, par exemple, ou par la reconnaissance du mariage gai et lesbien) apparaissent comme un privilège exorbitant qu’il faut bien sûr leur refuser, leur puissance hégémonique étant déjà trop établie.

Étiquetage et injonctions

Tous ces lieux divers constituent la matière de l’argumentation homophobe. Mais ils doivent encore être mis en forme selon des stratégies diverses qui sont autant de pièges rhétoriques.

Tout d’abord, les stratégies de définition. Dans ces discours, l’homosexualité est bien souvent définie de manière autoritaire, quoique subtile : au nom de l’étymologie, elle est dite amour du même, narcissisme, repli sur soi ; elle est donc refus de l’altérité, fermeture et ghetto, etc. Ainsi mise en œuvre, cette stratégie permet de dérouler toutes les conséquences voulues à partir d’une simple définition, elle enferme les êtres dans leur essence présumée, et s’avère d’autant plus payante qu’elle semble anodine et strictement fondée en raison.

Une fois posée, ou plutôt imposée, explicitement (in praesentia) ou implicitement (in absentia), la définition peut devenir une arme redoutable, une structure mentale absolue, principe de vision et de division du monde social. De façon habile, elle est subrepticement étendue à d’autres réalités tout à fait différentes et hétérogènes : c’est l’amalgame. L’homosexualité devient ainsi synonyme de pédérastie, de pédophilie, de perversion, de débauche, de drogue, de sida, ou de stérilité... – la confusion trahissant moins la faiblesse que la force cynique d’une rhétorique volontairement impertinente.

Ensuite, l’injonction simple. Par rapport aux stratégies de définition, elle consiste à définir non pas ce qu’est l’homosexualité, mais ce qu’elle devrait être. C’est l’injonction à la virilité, à la féminité, à la discrétion, à la chasteté, à la sublimation du désir sexuel, etc., car évidemment, le discours homophobe est un discours normatif. Intériorisées dès l’enfance, les règles qu’il édicte ont un pouvoir de coercition mentale considérable.

Plus subtile, mais non moins efficace, est la double injonction, ou verrouillage alternatif. Cette stratégie rhétorique consiste à proférer successivement des injonctions contradictoires selon les nécessités du temps. Ainsi :

 l’injonction à la normalité fut longtemps un motif privilégié du discours homophobe ;

 mais lorsque d’aventure, certaines associations s’avisèrent de demander la reconnaissance légale du couple homosexuel, cette revendication qui, apparemment, allait dans le sens souhaité fut alors critiquée dans la mesure où elle risquait, disait-on, de mettre en péril la norme sociale.

De la sorte, ceux-là même qui avaient exhorté les homosexuel(le)s à la normalité, leur reprochaient désormais leur volonté d’intégration sociale, les exhortant au contraire à être plus subversifs.

Le débat sur la parentalité fit apparaître un fonctionnement analogue :

 les homosexuels furent souvent accusés d’être des individus « égoïstes », refusant de participer à la reproduction de l’espèce ;

 mais lorsque certaines lesbiennes réclamèrent le droit à l’insémination artificielle, lorsque les couples homosexuels réclamèrent le droit à l’adoption, ce désir fut également jugé « égoïste », et on leur demanda de « faire le deuil de leur désir d’enfant ».

Bref : qu’ils veuillent des enfants, ou qu’ils n’en veuillent pas, les homosexuels n’en demeurent pas moins égoïstes . Qu’ils obtempèrent ou non aux injonctions, ils se trouvent nécessairement en défaut :

 s’ils vivent au grand jour, on leur demande d’être discrets ;

 mais s’ils sont discrets, c’est qu’il y a là quelque chose de honteux, d’innommable, etc.

La dialectique du débat est toujours verrouillée de tous côtés.

Culpabilisation

Autre stratégie, la culpabilisation. En effet, le discours homophobe peut compter en bonne partie sur les effets rhétoriques de la honte qu’il suscite et entretient : de peur d’être stigmatisées comme telles, de nombreuses personnes homosexuelles sont prêtes à entendre sans rien dire les formules les plus violentes ou les plus insultantes du discours social.

Et même lorsque, après un long travail sur soi, elles croient s’être débarrassées de ce sentiment de honte, il subsiste néanmoins sous une forme atténuée qui les rend particulièrement accessibles à la mauvaise conscience, à l’autocensure, à l’argument de l’effet pervers, si caractéristique du discours réactionnaire, ou à celui du sacrifice. Ainsi, elles renonceront à certaines libertés individuelles fondamentales, pour ne pas gêner, pour ne pas choquer, pour ne pas mettre en péril cet ordre symbolique ou moral qu’on leur oppose fort aisément. Elles accepteront les renversements sophistiqués les plus extravagants :

 exclues du groupe, victimes de l’intolérance, elles se laisseront accuser d’intolérance et d’exclusion ;

 acculées à la clandestinité, elles accepteront le reproche de dissimulation ;

 luttant contre l’homophobie, elles se verront accuser de l’attiser davantage.

Le bénéfice tactique de ces stratégies rhétoriques n’est que trop évident puisqu’elles conduisent ces personnes à s’exclure d’elles-mêmes du champ des revendications et discours légitimes.

Dénégations

La dernière stratégie du discours homophobe consiste à se nier soi-même en tant que tel. Cette dénégation, bien connue sous sa forme la plus grossière, « je ne suis pas homophobe, mais... », connaît plusieurs degrés d’expression.

La plus radicale est le négationnisme, par exemple celui des nombreuses associations d’anciens combattants qui, longtemps, ont refusé le fait de la déportation homosexuelle, et tout autant, en bonne logique, le caractère homophobe de ce refus.

Moins extrêmes, mais bien plus courantes sont les tentatives de minoration. Elles n’ignorent pas vraiment les pratiques homophobes, mais savent les relativiser, de manière aimable et souriante : les brimades des cours de récréation ne sont que jeux d’enfants, les discriminations existent, certes, mais il y a tant de problèmes plus importants, etc.

Dans cette logique, une certaine forme d’optimisme, ou d’ignorance, conduit certaines personnes, parfois même de bonne foi, à se faire les apôtres de la démobilisation, en avançant des formulations aux relents équivoques : selon elles, l’homophobie est le fait de pays lointains, plus ou moins arriérés, ou d’époques révolues. Si elle existe encore, ce ne peut être que de façon résiduelle, et elle sera bientôt résorbée par le progrès moral, bien entendu continu et irréversible, ce qui rend dérisoires, déplacées, voire déplaisantes les incessantes revendications des associations homosexuelles...

Quelques mots pour conclure sur la situation du discours homophobe aujourd’hui. Confronté aux revendications gaies et lesbiennes, il a dû modifier ses procédures, euphémiser parfois ses discours tout en les durcissant par le recours aux sciences humaines. Pour le reste, dans ce processus de modernisation si l’on peut dire, il conserve ses affinités historiques et structurales avec l’hétérosexisme, la misogynie, la xénophobie et tous les discours de haine sociale en général, selon des stratégies rhétoriques maintes fois éprouvées. Pour autant, il demeure un objet diffus, difficile, délicat, car au fond, il est moins un discours qu’un climat linguistique dont les effets ordinaires se ressentent même en l’absence de prise de parole effective.

Effets sociaux

C’est là un point capital, sans doute difficile à comprendre pour ceux qui n’en ont jamais fait l’expérience, mais de fait, l’homophobie sociale crée les conditions symboliques d’une insécurité morale permanente, dont l’injure ou l’anathème ne sont jamais que l’épiphénomène.

Au-delà des propos divers tenus ici et là, sans parler même des violences physiques bien souvent perpétrées, la rhétorique homophobe réside moins dans les discours posés que dans les discours possibles, qui obligent celles et ceux qui en sont la cible potentielle à les redouter constamment, pour mieux les éviter, les anticiper, les repousser, ou les intérioriser – quotidienne rigueur dont le coût moral ne saurait être sous-estimé.

Toutefois, le discours homophobe commence à trouver ses limites : au bout du compte, en l’absence de toute rationalité, il ne peut plus guère que recourir à la redondance tautologique (« mais voyons, un homme, c’est un homme ! »), ou à la transcendance ésotérique (Dieu, l’ordre moral, naturel ou symbolique...). Quoi qu’il en soit, il se sent désormais obligé de se justifier, ce qui est déjà, pour lui, une petite défaite...

P.-S.

Ce texte est extrait du Dictionnaire de l’homophobie, paru sous la direction de Louis-Georges Tin aux Presses Universitaires de France en 2003. Nous le publions avec l’amicale autorisation de son auteur. Le titre et les intertitres sont rajoutés par le collectif Les mots sont importants.

Éléments bibliographiques sur la rhétorique, l’homophobie et la rhétorique homophobe :

Angenot Marc, La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.

Delor François, Homosexualité, ordre symbolique, injure et discrimination : Impasses et destins des expériences érotiques minoritaires dans l’espace social et politique, Bruxelles, Labor, 2003.

Éribon Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.

Goffman Erving, Stigmate, Paris, Minuit, 1975.

Grahn Judy, Another Mother Tongue, Gay Words, Gay Worlds, Boston, Beacon Press, 1990.

Hirschman Albert O., Deux Siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

Larguèche Évelyne, Injure et sexualité, Paris, PUF, 1997.

MacKinnon Catharine, Only Words, Cambridge, Londres, Harvard Univ. Press, 1996.

Reboul Olivier, Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980 ; La Rhétorique, Paris, puf, 1983.

Notes

[1Sur ce fantasme, et son absence de fondement, cf. notamment Thierry Laurent et Ferhat Mihoubi, « Moins égaux que les autres ? Orientation sexuelle et discrimination salariale en France », et Luc Peillon, « Salaires : être homosexuel se paye »