L’Âge d’Or : la culture populaire, dans ce qu’elle produit de meilleur, est un perpétuel rappel de cette période, antéhistorique, où l’humanité vivait heureuse – sans inégalités, sans hiérarchies, sans privations, sans divisions.
(Âge d’Or)
« En l’absence de tout justicier, spontanément, sans loi, la bonne foi et l’honnêteté y étaient pratiquées. Le châtiment et la crainte étaient ignorés ; on ne lisait pas sur les murs des menaces gravées dans le bronze ; et la foule suppliante des plaideurs ne tremblait pas devant le visage de son juge : sans justicier, tous étaient en sûreté. »
« La terre elle-même, aussi, libre de toute contrainte, épargnée par la dent du hoyau, ignorant la blessure du soc, donnait sans être sollicitée tous ses fruits ; satisfaits d’aliments produits sans nul effort, les hommes cueillaient les baies de l’arbousier et les fraises de la montagne, les cornouilles et les mûres adhérant aux buissons épineux, et les glands tombés de l’arbre touffu de Jupiter. » (Ovide)
À l’Âge d’Or (Krita Yuga) succèdent trois autres âges, qui marquent l’éloignement de la félicité, l’instauration d’un régime d’inégalité, de crainte, la naissance de l’agriculture et la domination des animaux, l’apparition des armes, « la déroute de l’honneur, de la franchise, de la loyauté » (Ovide), et ce, tant dans le monde gréco-romain que les mondes perse et indien : âge d’argent (Treta Yuga), âge de bronze (Dvapara Yuga) et âge de fer.
L’âge de fer, le Kali Yuga, a commencé il y a plus de 5000 ans. Depuis l’âge de fer, l’âge sombre, soit le commencement connu de notre Histoire, les temps carnavalesques sont des temps de renversement, où de réversibilité, où les inégalités sont abolies, où l’homme peut explorer tout le potentiel inexploité auxquelles les limitations de son existence l’empêchent d’accéder. Le « charivari », les « fêtes des sots », la « fête de l’âne », les « fêtes du temple » avec leurs géants, nains, monstres et bêtes savantes, les « parodies sacrées », les « sermons joyeux », continuèrent d’officier tout le long du Moyen Age à l’instar des saturnales romaines, selon l’idée de la rénovation universelle : « un retour effectif et complet au pays de l’Âge d’Or » (Mikhaïl Bakhtine). Mais cette réversibilité était elle-même appelée à progressivement s’amenuiser, ou à être mise à distance de l’homme. Cet éloignement progressif du carnavalesque a pour nom : les Temps Modernes.
Les Temps Modernes sont l’époque de la disparition progressive des procédures carnavalesques, soit la séparation accrue de l’homme et de sa puissance d’être et de métamorphose. Bakhtine date du XVIIe siècle l’étatisation de la fête. Ce qu’on peut dire, c’est que l’âge classique marque l’apparition d’une authentique séparation dans la culture entre le bas et le haut, et la distinction entre culture populaire et culture académique, la deuxième tentant toujours de s’approprier les bénéfices de la première et, simultanément, de s’y substituer. Les temps de fête deviennent plus rares, et il s’instaure un monde de spectacles : c’est la consécration de la rampe, qui marque la distinction entre spectateurs et acteurs.
Dans l’inlassable déploiement de ce processus, par la « capture d’âmes » que représente l’image animée, ou, plus exactement, par le simulacre de « monde de l’âme », de « monde des formes en suspens », de « théâtre égyptien » ou de « théâtre de la mémoire » que produit sur l’œil la projection d’images animées, la naissance du cinéma peut être considérée comme une césure, annonçant la future distinction, terminale celle-ci, entre culture populaire et culture de masse. Et Freaks de Tod Browning en 1932 est un film-Ange, en même temps qu’une cérémonie pseudo-maçonnique. Il regarde à la fois en arrière, le chemin que nous avons quitté, celui des cirques errants, des roulottes des gitans et des foires de monstres, et en avant, celui, non seulement du cinéma bien sûr, mais de la télévision, des plateaux de débats et des reality shows, de la cyberculture, d’Internet et des réseaux sociaux, nous préparant, par des rituels de fortune, à affronter avec toutes les armes nécessaires le chemin que nous apprêtons à aborder. C’est maintenant que ça commence.
Freaks, c’est l’entrée dans un monde qui a été décrit successivement par ses commentateurs comme celui de l’arraisonnement par la technique, du spectacle, du contrôle, du panoptique, de la transparence ou du simulacre. Ce monde est celui de l’humanité, détruite progressivement dans la séparation et l’esseulement progressif de tous, et regardant sa destruction comme un beau spectacle. Et Freaks est également le film qui pose les conditions de survie par la perpétuation des solidarités alternatives tératologiques – chimères errantes, gardiennes de la Tradition Primordiale, lors de la fin d’un cycle de manifestation et avant le début d’un autre. Freaks est également le film qui rappelle aux hommes, avant qu’il ne soit trop tard, qu’ils n’ont pas toujours fonctionné selon l’« homme étalon » (l’expression est du dessinateur Rémi), compétitif, prédateur, motivé par son intérêt personnel et son adéquation à une figure préalablement normée – mais que, comme dirait Mme Tetrallini, « Dieu veille sur tous ses enfants ». Freaks rappelle que la condition de la solidarité est, non la ressemblance (et sa conséquence : la compétition), mais la disparité, le « divers », la bizarrerie, les « monstres » et leur utopie : la société des Freaks – la Société Secrète du Spectacle.
(Browning)
Charles Albert Browning naît à Louisville dans le Kentucky en 1882. Il affirme s’être enfui à six ans du collège de la ville. « J’ai fui avec un cirque, ai fait presque tous les boulots d’ouvreur à clown. J’ai alors été comédien et ai tourné dans le music-hall avec ma femme pendant des années » dira-t-il – il aurait été bonimenteur, puis avaleur de serpent, clown, acrobate, contorsionniste, ramasseur de tickets, chanteur, musicien, magicien... De retour à Louisville, il serait devenu jockey avant de partir chercher infortune à Hollywood. Mais sa vie est sujette à spéculations. Si on en croit les registres de la ville, Browning serait resté à Louisville jusqu’à 1908 ou 1909, à l’âge de 28 ou de 29 ans, où il aurait officiellement exercé les métiers d’employé de bureau dans une sellerie et pompier à la compagnie des chemins de fer. Bref, dès le début, la vie de Browning est un objet piégé : Tod n’est pas Charles – c’est un double de music hall, de spectacle. Le music hall est le double de la vie, et la personnalité qu’on va y créer combattra dans une guerre à mort contre la nôtre. On ne sait pas l’origine de son pseudonyme, Tod, qui peut faire écho au renard (toddy veut dire rusé) mais aussi au jockey Tod Sloan ou à l’écrivain populaire désormais oublié Tod Robbins dont Browning adaptera deux textes – et pas des moindres : The Unholy Three et Spurs qui deviendra Freaks. Et puis il faut penser à Töd, la mort en allemand – « La Mort est un maître qui vient d’Allemagne » disait Paul Celan.
Tod Browning arrive à Hollywood en 1914, âgé de 32 ans. Il fait l’acteur, joue des rôles de malfaiteur, de soupirant rejeté par le père de sa bien-aimée, de mari qui délaisse sa femme ou de patron débordé. Puis il devient scénariste, assistant de Griffith, et réalise son premier film en 1917 : Jim Bludso. Deux ans plus tard, en 1919, il dirige pour la première fois l’acteur Lon Chaney dans The Wicked Darling.
(Chaney)
Lon Chaney, que l’on appelle « l’homme aux mille visages », est un maître du maquillage qui joue les amputés, les bossus, les êtres difformes et grimaçants à qui il donne un caractère pathétique et terriblement émouvant, héroïque… Le sacrifice est le sujet de Lon Chaney :
« Je voulais rappeler aux gens que ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle de l’humanité peuvent avoir en eux la ressource pour l’abnégation suprême : le mendiant raccourci, difforme des rues, peut avoir les idées les plus nobles. »
Chaney a aussi une dimension fakir ou même yogi tantrique, proche de celle qu’aura Andy Kaufman. En pré-écho au « Il n’y a pas de vrai Andy Kaufman », Lon Chaney déclarera que « entre les images, il n’y a pas de Lon Chaney. » Et comme Andy Kaufman plus tard, il faudra un génie pour le jouer dans un bio-pic : James Cagney pour Chaney dans The Man with a thousand faces de Joseph Pevney en 1957, Jim Carrey pour Kaufman dans Man on the Moon de Milos Forman en 1999.
Chaney accouche Browning : c’est au contact du premier que la vocation du second s’affirme, qu’il « devient » Tod Browning. Après The Wicked Darling, Lon Chaney apparaîtra dans huit autres films de Tod Browning : The Unholy Three (1925), Black bird (1926), The Road to Mandalay (1926), The Unknown (1927), London after Midnight (1927), West of Zanzibar (1928), The Big city (1928), Where East is East (1929). Dans les films de Browning, Chaney ne connaît jamais l’amour réciproque. Il reste un éternel cœur brisé. Et il joue des êtres abîmés, non seulement physiquement, mais par des choix de vie très discutables les ayant amenés dans des « zones grises » d’où, pourtant, on voit qu’une puissante lumière spirituelle continue à se dégager de leur personnalité…
Les films avec Chaney sont des films d’âme : « La noirceur n’est pas dans son cœur », est-il dit dans La route de Mandalay, « Elle est dans son âme ! Les hommes comme lui et moi ne peuvent jamais la perdre. » Le sommet est The Unknown, (L’Inconnu). Dans celui-ci, Lon Chaney joue Alonzo, un bandit en cavale qui intègre un cirque comme lanceur de couteaux sans bras. Il est amoureux de sa partenaire, Nanon, qui a peur des « grosses mains » des hommes, et par amour pour elle, il décide de se les faire réellement amputer avant de lui déclarer son amour. Une fois l’opération achevée, il découvre que, entretemps, la jeune fille est tombée amoureuse de Malabar, un costaud au grand cœur. Il décide alors de le tuer. Heureusement un twist du récit permet à Alonzo de mourir en héros et se sacrifier pour le bonheur du couple – comme dans Le club des trois (The Unholy Three), où, membre d’un trio de voyous composé d’un costaud et d’un nain (joué déjà par Harry Earles), il finit par se rendre à la police pour que l’homme que sa bien-aimée chérit ne soit pas condamné à sa place... « Lorsque je travaille à une histoire pour Chaney, je ne pense jamais à l’intrigue », dira Tod Browning : « celle-ci s’inscrit d’elle-même une fois que j’ai conçu les personnages. Ce n’est pas uniquement de la publicité si l’on a été jusqu’à dire que certains de ses déguisements le faisaient douloureusement souffrir. »
Dracula était prévu pour Lon Chaney, qui devait jouer le « Maître », mais il était sous contrat avec la M.G.M. Il devait d’ailleurs mourir peu après, le 26 août 1930, à Los Angeles, d’un cancer de la gorge, à l’âge de 47 ans.
(Dracula)
Pour son Dracula, Tod Browning invente un vampire aux antipodes du Nosferatu de Murnau et décale également celui de Bram Stoker : le vampire devient ce gentleman gominé et vêtu d’une cape, qui se déplace avec lenteur et légèreté… Si le film de Murnau respire l’occulte et les ténèbres, celui de Browning se rapproche de l’atmosphère des illusionnistes et du music-hall. En « poussant » l’érotisme de Stoker, il accentuera également le désir de sa proie pour Dracula et fera du vampire un grand séducteur « prédateur ».
Le hongrois Bela Lugosi deviendra alors le Dracula du film – un Dracula dans la vie – et, temporairement, un « deuxième Chaney » pour Browning qui le dirigera également dans La Marque du Vampire en compagnie de sa groupie, la jeune Carroll Borland, qui inventa le look de la vampire-fille en 1935.
Alors âgée de 21 ans, Carroll Borland est la « goth » au teint pâle et aux longs cheveux noirs, hiératique et aux mouvements hypnotiques, quinze ans avant Maila Nurmi qui le popularisera en y ajoutant un effet pin-up et un humour sec et inquiétant avec Vampira (mais gardera un élément « hongrois » puisqu’elle utilisera, en musique de pré-générique de son émission légendaire, un passage du Concerto pour orchestre de Bela Bartok). Elle sera suivie d’une copycat dans les années 90, beaucoup moins hiératique, et avec un franc-parler de râleuse, Cassandra Peterson, qui imposera le personnage d’Elvira.
Mais c’était trop tard pour ouvrir un nouveau cycle mythologique. Browning ne se remettra pas de la disparition de son acteur de prédilection : il dirigera bien peu de films ensuite, et se rattrapera en rédigeant quelques récits policiers pour la presse populaire sous le pseudonyme de Charles R. Allen. Enfin, il passera toute la fin de sa vie dans l’anonymat, l’obscurité. Le peu d’enthousiasme des studios pour ses idées le minera également et l’arrêtera : il y a toujours eu un intérêt non-dissimulé de Browning pour les thèmes « incestueux » (le rapport des personnages joués par Chaney à leurs filles). La Marque du Vampire devait au départ rejouer Dracula dans une situation incestueuse : les deux vampires, Mora et Luna, qui hantent Borotyn, ne devaient pas être des imposteurs mais de véritables revenants – le comte Mora ayant étranglé sa fille dans un geste de désir frénétique, qu’il fit suivre d’une balle dans sa tête. Les studios transformèrent considérablement l’ensemble et donnèrent au film le résultat décevant que l’on connaît.
On dit que Tod Browning était un homme ténébreux, qu’il buvait énormément, et qu’il était fasciné par l’extrême, en particulier les marathons de danse. Travailleur acharné, il avait, comme Henri-Georges Clouzot, un caractère épouvantable. Il était peu apprécié par les équipes de tournage qu’il faisait trimer jusqu’à 4 heures du matin tous les soirs. On dit aussi qu’il s’était arrêté de boire pendant sa collaboration avec Lon Chaney, et qu’il a recommencé juste après. Sa filmographie se partage entre des récits cruels, des mélodrames cruels et des contes fantastiques cruels. La cruauté est consubstantielle au monde de Tod Browning, une cruauté qui le relie évidemment à Edgar Allan Poe, et surtout aux contes de Villiers-de-l’Ilse-Adam, qu’il n’a probablement pas connu mais dont il est si proche.
(Spurs)
Freaks date de 1932. Pour pouvoir le faire, Tod Browning refusa un Arsène Lupin de luxe, offert sur un plateau d’argent par Irving Thalberg avec, pour la première fois réunis à l’écran, John et Lionel Barrymore. Avec Freaks, il signa sa mort professionnelle et son entrée dans la légende. La critique fut si mauvaise à l’époque qu’on a l’impression de lire des journalistes d’hier sur Werner Herzog ou ceux d’aujourd’hui sur Lars Von Trier… Ciné-Magazine, par exemple :
« Tous les pauvres débris humains que ce film met sous les yeux nous rappellent qu’il existe réellement des êtres pour lesquels la nature fut aussi implacable et que, malgré notre répulsion, notre pitié doit aller vers eux. De là à trouver heureuse l’inspiration qui poussa un metteur en scène à nous les présenter tous à la fois, dans le cadre habituel de leur vie courante, d’abord, puis dans une grande scène d’épouvante, ensuite, il y a loin. »
L’idée originale vient de la nouvelle Spurs de Tod Robbins, publié dans Munsey’s Magazine en 1923, que Harry Earles avait proposé à Browning d’adapter et pour laquelle Lon Chaney acheta les droits. Dans celle-ci, on peut suivre un petit cirque itinérant en France nommé Copo. Jacques Courbe, le nain de la troupe, tombe amoureux de l’écuyère Jeanne-Marie qui accepte de devenir sa femme par intérêt, car elle sait que Jacques est très riche. Son partenaire et amant, Simon Lafleur, et elle pensent qu’il ne vivra pas longtemps et qu’elle héritera ensuite de sa fortune. Le banquet de noces est cauchemardesque. Pendant celui-ci, les Freaks s’enivrent et s’énervent :
« Griffo, le garçon-girafe, avait fermé ses grands yeux bruns et balançait languissamment sa petite tête au-dessus de l’assemblée tandis qu’une expression légèrement arrogante faisait retomber la commissure de ses lèvres. M. Hercule Hippo répétait inlassablement "Quand je marche, la terre tremble !" Mlle Lupa, sa lèvre poilue retroussée sur ses longues dents blanches, rongeait un os, grognant pour elle-même des mots inintelligibles, et lançant à la ronde des regards sauvages et soupçonneux… Chacun de ces phénomènes pensait qu’il – ou elle – seul était la cause de l’affluence des foules au cirque Copo. »
Jeanne-Marie, elle, se moque de son mari. Elle dit qu’elle pourrait « promener son petit singe sur ses épaules à travers toute la France ». Un an passe. Un jour, Simon Lafleur retrouve devant sa roulotte Jeanne-Marie, qui le supplie de la protéger de son mari. Le nain l’a prise au mot : elle a été forcée un an durant de le porter sur ses épaules du matin au soir dans des routes de campagne perdues. Jacques Courbe survient, monté sur un chien, une épée à la main. Il poignarde Simon Lafleur et Jeanne-Marie, résignée, le remet sur ses épaules et reprend la route…
(Freaks)
Ce récit sera donc considérablement transformé. Dans Freaks, le nain (Hans) est un naïf, l’écuyère (Cléopatra) devient viscéralement mauvaise, et son complice (Hercule) est une petite ordure. Les deux complices ne se contentent pas d’attendre la mort du nain mais décident de l’empoisonner. Et surtout : les Freaks, loin de s’opposer entre eux, forment une société soudée face à un monde qui les exclut. Tod Browning ajoute notamment au récit une naine gentille, Frieda, amoureuse éconduite pleine d’une abnégation qui rappelle celle des personnages joués par Lon Chaney, ainsi qu’un couple de Non-Freaks sympathiques, aux antipodes des deux autres : le clown Phrosco et la jolie Vénus. En le modifiant ainsi, Browning inverse le sens du récit : d’un conte d’horreur présentant des Freaks menaçants, il fait un film ambigu, dans lequel ceux-ci ont en effet des pouvoirs occultes, mais qui s’exercent dans un esprit de justice face à l’offense faite à l’un d’entre eux. Il n’y a aucun doute que, malgré la transformation finale de Cleopatra en « canard humain », les spectateurs doivent quitter le film en aimant les Freaks, d’un amour inconditionnel, en désirant être l’un des leurs.
De l’implication originale de Chaney dans l’aventure, il nous reste une étrange photo où c’est lui, et non Olga Baclanova, qui joue le « canard humain » du dernier plan, comme s’il montrait à Browning comment « truquer » la scène. Il est possible que le rôle initialement prévu pour Chaney était celui du complice de Cléopatre : Hercule. Comme beaucoup de choses dans l’histoire de Tod Browning, nous n’en saurons probablement rien.
Les Freaks présents dans ce film étaient tous des mini-stars dans leur « domaine ». Il y a d’abord les sœurs siamoises Daisy et Violet Hilton, qui chantent, jouent du violon, de la clarinette, du saxophone et du piano. Elles furent amies avec Harry Houdini et Bob Hope, et leurs vies amoureuses défrayèrent la chronique. Violet se maria en 1936 malgré de sérieuses difficultés légales portant sur la question de la bigamie, et Daisy à son tour en 1941, mais son époux s’enfuit peu après... Elles jouèrent dans deux autres films : Chained for Life (1951) et Torn by a Knife, deux échecs. En 1960, elles devinrent vendeuses dans un supermarché et moururent de la grippe asiatique en Caroline du Nord en 1969.
Il y a ensuite le chef d’orchestre cul-de-jatte Johnny Eck, prestidigitateur, plongeur, funambule et jongleur, capable de jouer de la clarinette, du saxophone et du piano. Johnny avait fait des études brillantes en philosophie, était connu pour son intelligence et sa sociabilité, et apparut, après Freaks, dans une poignée de films dont Tarzan s’évade de Richard Thorpe où il interprète un oiseau semi-humain. Son cambriolage dans les années 80 le choqua énormément et il se retira alors de la scène, déclarant alors :
« If I want to see Freaks, all I have to do is look out the window ».
Il meurt en 1991 sans avoir écrit son recueil de souvenirs longtemps projeté.
Il y a « le torse vivant » : Prince Randian, né en Guyanne britannique, capable d’écrire, de peindre, de se raser, de rouler ses cigarettes (comme dans le film) et également de faire de la menuiserie (il construisit la boite qui contient son matériel à fumer). Prince Randian était marié à une Indienne nommée « Princesse Sarah » et avait au moins un fils normalement constitué qui le portait quotidiennement sur le plateau de tournage.
Il y a encore Olga Roderick, la femme à barbe, qui fut mariée quatre fois et mourut en 1940 (c’est modèle de Lila dans Carnivale), l’hermaphrodite Josephine Joseph, Koo-Koo la « fille–oiseau de la planète Mars », atteinte de progeria.
Il y a aussi le « contingent de têtes d’épingles » (pinheads) mené par Schlitzie, de son vrai nom Simon Metz, né au Nouveau-Mexique en 1881 dans une famille aisée qui, n’admettant pas d’avoir mis au monde un enfant anormal, le confia à un cirque. Schlitzie était gentil comme un enfant, se vivait comme une fille, et portait une robe-sac et un nœud au bout de la tête :
« Elle adore les nouvelles robes, les tours de magie, les chapeaux amusants, les bouts de ficelle, l’avaleur de sabres, jouer à chat et Tod Browning. »
Après trente ans d’exhibition, suite à la mort de son manager, Schlitzie fut placée dans une institution où elle manqua de mourir de chagrin et de solitude. Un forain l’en sortit, et elle reprit ses activités jusqu’à la fin de ses jours. Schlitzie apparaît dans deux autres films : Tomorrow’s Children de Crane Wilbur (1934) et Meet Boston Blackie de Robert Florey (1961).
Il y a enfin les nains : Angelito Rossino, qui fit une grande carrière au cinéma et fonda en 1939 « l’association des personnes de petite taille d’Amérique ». Et Harry et Daisy Earles (de leurs vrais noms Kirt et Hilda Schneider), qui étaient frère et sœur et jouent ici deux « amoureux ». Ils avaient deux sœurs également naines et se produisaient tous les quatre sous le nom « The Doll Family ». Jolie et « bien proportionnée », Daisy était également surnommée « The Midget Mae West » (la Mae West miniature). Harry Earles jouera au cinéma dans deux Laurel et Hardy (A bord du Miramar, Têtes de Pioche), dans Le Magicien d’Oz ou dans Sous le plus grand chapiteau du monde de Cécil B. De Mille. La famille Schneider se retirera dans les années 50 en Floride dans une maison conçue et meublée à leur taille.
Les gens de la MGM furent très choqués par la présence des Freaks à Hollywood. Une délégation officielle déposa une protestation qui aboutit à l’installation d’un réfectoire séparé, « de façon à ce que les gens puissent manger sans vomir. » ! On se souvient que c’était ce qui était arrivé à Francis Scott Fitzgerald en les voyant s’asseoir à sa table, même si on peut également en imputer les consommations d’alcool qui précédèrent l’événement.
L’avant-première du film début janvier 1932 ne fut pas moins scandaleuse : les gens sortaient pendant la séance en courant. Une spectatrice tenta même de poursuivre le studio en prétendant que le film lui avait provoqué une fausse-couche. Ce fut un fiasco : le 10 février, il tint deux semaines à l’écran – et il ne fut pas même distribué dans certaines villes, comme San Francisco. Louis Mayer le revendit quelques années plus tard. Il fut totalement interdit en Angleterre pendant trente ans, et son statut de film-culte date de sa redécouverte dans les années 60 et 70.
(Utopie)
Le film a ceci de particulier que son intrigue est totalement secondaire, mise au profit du « spectacle de foire » que sont les Freaks et que Tod Browning prend un intense plaisir à nous montrer. Elle est diluée pendant les deux premiers tiers du film (intérêt de Hans pour Cleopatra, héritage, proposition de mariage) et expédiée pendant le troisième tiers, après la longue et fascinante séquence du banquet de noces.
Il se donne également comme une prophétie : il annonce la fin des spectacles itinérants et l’eugénisme scientifique qui « règlera » la question des monstres. Robert Bogdan périodise sur un siècle (1840-1940) l’époque des spectacles de Freaks. Les premiers Freak Shows apparurent aux Etats-Unis au XIXe siècle, lors du passage de la société agraire à une société structurée par des institutions (écoles, usines, entreprises, hôpitaux). Même si il y a eu évidemment des monstres exposés spectaculairement en Europe depuis le XVIIIe siècle, l’année 1840 est un tournant qui correspond à la fondation de l’American Museum de Phineas Taylor Barnum – qui fera du Freak Show lui-même une institution, avec ses conventions scénographiques, ses recettes commerciales, et son esthétique propre. Leur déclin commence au début du vingtième siècle, lorsque les lois de la génétique formulées par Mendel sont appliquées à la physiologie humaine. La « différence humaine » est traitée comme une pathologie. C’est alors que naît le mouvement « eugéniste » qui se développera très fort aux Etats-Unis comme en Europe et qui perçoit les Freaks non plus comme « bizarres » ou « curieux » mais comme « infirmes ». La prophylaxie, la stérilisation et l’enfermement seront supposés empêcher les porteurs de gènes défaillants de se reproduire. Avec l’invention des rayons X on apprend à étudier la physiologie de la difformité. Les spectacles de Freaks disparaissent avec leur cruauté et leur obscénité, oui. Mais, à mesure que la médecine progresse, par l’avortement post-échographique, les Freaks également disparaissent, au profit d’une vision toujours plus réduite, toujours plus réductrice, de l’« homme ». De tout cela Freaks portera le souvenir.
Freaks rappelle les qualités propres à ceux que nous avons considérés, d’abord, comme des curiosités, ensuite comme des infirmes – ou des erreurs de la nature que la science nous aiderait à corriger. En parfaite continuité avec ses films avec Lon Chaney, Tod Browning place Freaks sous le signe de l’égalité devant la divinité (« Dieu veille sur tous ses enfants »), de la fraternité (« offensez-en un, et vous les offensez tous »), de l’appartenance (« L’une des nôtres, l’une des nôtres, nous l’acceptons, nous l’acceptons ! »), enfin de l’abnégation (l’amour inconditionnel de Frieda pour Han va jusqu’à accepter son mariage avec Cleopatra si celui-ci signifie son bonheur). Pour tout cela, la société des Freaks est une sorte d’utopie pirate, une fraternité construite sur les routes des roulottes du cirque itinérant. Une solidarité nomade.
(Basculement)
Le film constitue aussi un moment de basculement entre le spectacle de foire et l’audiovisuel. Clairement, ce n’est pas le cinéma qui prendra ce rôle de « montrer le quotidien des hommes comme un étrange spectacle », mais la télévision, beaucoup plus tard. Entre le film de Tod Browning et Les nains aussi ont commencé petits de Werner Herzog, qui apparaît, à sa manière, comme une variation sur Freaks, on a la matrice occulte du reality show, ou plutôt sa mise en perspective prophétique et son renversement possible. En faisant disparaître les Freaks, on se transforme, nous, en bêtes de foire, on se met à occuper la place qui leur avait été assignée. Si Freaks montre qu’on s’intéressera de plus en plus à « la vraie vie » et que l’on inspectera le quotidien des hommes comme s’il s’agissait d’une monde exotique (trait qui corrobore l’hypothèse d’une hyper-différenciation des êtres inconnue auparavant : aujourd’hui, il y a plus de différences entre votre voisin et vous sur à peu près tout qu’hier entre deux hommes de pays éloignés, et pourtant tout est pensé en fonction d’un « homme étalon »), c’est Les nains aussi ont commencé petits qui associe cette inlassable monstration à la prison et à son temps pseudo-circulaire, où rien n’est jamais vraiment commencé et rien n’est jamais vraiment fini.
« En l’absence de destin, l’homme moderne est livré à une expérimentation sans limites sur lui-même. » Le beau texte sur la téléréalité, c’est Jean Baudrillard qui l’a écrit, dans une chronique pour Libération datée du 29 mai 2001, « L’Elevage de Poussière ». Baudrillard y déploie une sorte de pataphysique du Loft comme remake de L’Ange Exterminateur : c’est « la réclusion volontaire comme laboratoire d’une convivialité de synthèse ». Dans un premier temps, Baudrillard remarque, comme tout le monde, que ce qu’on voit à travers la téléréalité, c’est le rien, le nul, le spectacle de la banalité, de la platitude : soit « l’extrême inverse du Théâtre de la Cruauté ». Mais dans un deuxième temps, il se reprend, et voit qu’il y a là une autre forme de cruauté :
« A l’heure où la télé et les médias sont de moins en moins capables de rendre compte des événements (insupportables) du monde, ils découvrent la vie quotidienne, la banalité existentielle comme l’événement le plus meurtrier, comme l’actualité la plus violente, comme le lieu même du crime parfait. Et elle l’est en effet. Et les gens sont fascinés, fascinés et terrifiés par l’indifférence du Rien-à-dire, Rien-à-faire, par l’indifférence de leur existence même. La contemplation du Crime Parfait, de la banalité comme nouveau visage de la fatalité, est devenue une véritable discipline olympique, ou le dernier avatar des sports de l’extrême. »
Baudrillard cite Walter Benjamin :
« L’humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre. »
Toute l’expérience de la télé-réalité est à comprendre comme un break show raté. Mais ce spectacle raté porte en soi une promesse, ou une suggestion : celle que nous voulons soit devenir des monstres, soit disparaître. Ce que Freaks nous montre, et même nous démontre (parce qu’il y a en lui quelque chose d’un théorème), c’est la « voie de garage » de la normalité, qu’expérimenteront ensuite tous les malheureux participants des reality shows. Si Hans bande pour Cleopatra plutôt que pour Frieda, son désir est en réalité une attirance pour ce qui symbolise sa propre perte. Il est dans l’erreur, son cœur est dans l’erreur – et il ira vers l’échec. L’échec provient d’une attirance pour « plus de normalité », la normalité étant synonyme d’égoïsme, de méchanceté, de bêtise.
(Ordure)
L’homme « normal », « l’homme fort » (Hercule !) est une ordure. Vouloir intégrer le « monde des normaux », c’est perdre son âme. C’est ce que comprend Vénus, qui « trahit les siens », comme le lui reproche Hercule, parce qu’elle voit plus de bonté et de solidarité parmi les Freaks que parmi les « normaux ». La « normalité », c’est le règne de la concurrence, la guerre de tous contre chacun. La « normalité », c’est Dogville (2003) de Lars Von Trier – autre film réfléchissant, mais cette fois-ci, a posteriori, la question du reality show ou du loft.
Dogville exprime bien cette « ultime cruauté » qui réside dans le spectacle de l’humanité banale – et c’est cette expérience de simultanéité des quotidiens – toutes les personnes vivant leur activité en pleine lumière, sans les murs des maisons distinctes – qui produit le caractère totalement insoutenable des scènes de viol du personnage de Grace (Nicole Kidman). Dogville est une sorte de Freaks à l’envers. Dans celui-ci, la « star » Grace, au contraire de Cleopatra, décide de devenir « l’une d’entre eux » et se voit réduite à l’esclavage, violée, humiliée, détruite. C’est parce que l’humanité ordinaire est unie par les principes de la normalité : compétition, violence, hypocrisie tandis que la société des Freaks est régie par les principes de l’exception, de la grâce, de la perfection.
C’est l’horreur du monde des « petites gens », qu’il faut fuir tout autant que ses « élites ». Les Freaks ne sont jamais des « petites gens », pas plus que les Gitans. Les Freaks ou les Gitans sont toujours des princes, des ducs, des puissances aristocratiques. Il faut voir entre eux la solidarité et la noblesse d’âme qu’on retrouve chez les animaux – quand on étudie leur fonctionnement sans les lunettes déformantes du darwinisme.
Dans cette optique, Hans est en fait le spectateur, le spectateur perçu comme un Freak qui s’ignore et veut posséder la belle Cleopatra. Hans est un Freak qui ne voit pas et ne peut pas voir que son émancipation se joue parmi les Freaks et non parmi les « normaux ». La politique se joue dans notre appareil pulsionnel autant que dans nos idées : en désirant la femme « normale » et non la Freak, donc en favorisant implicitement la politique eugéniste qui a déjà cours au moment où Tod Browning réalise son film, nous entrainons avec nous l’humanité vers ce qu’elle a de plus égoïste, prédatrice et stupide.
(Freak Out !)
Cela, c’est ce que comprendra Frank Zappa quand il nommera « Freaks » l’avant-garde sans nom du mouvement hippie, à Los Angeles au début des années 60. Ces hommes et ces femmes, menés par le vieux sculpteur et danseur lituanien Vito Paulekas, sa femme costumière Szou, et le vendeur de sextoys Carl Franzoni, tenteront de « quitter le chemin de la normalité », par des pratiques de danse, des vêtements colorés, des manières d’être folles et drôles et une sexualité débridée. Freaks était le film préféré de Frank Zappa et il lui associait ce nouvel axe de reconnaissance d’une « humanité » qu’il s’agirait, désormais, de quitter pour une « mutation unie ».
On pouvait bien voir dans la bande menée par Vito une des formes que prendrait le relais des Freaks : certes, on empêcherait « les vrais monstres » de naître, mais le signe dont ils étaient porteurs devrait nécessairement se réfracter ailleurs, dans une « humanité » modifiée. Il nous faudrait remplacer le Freak qui manque, ou sinon nous deviendrons Dogville à notre tour. Hélas, bordéliques et jouisseurs, sympathiques et défaitistes, manquant terriblement de pugnacité, d’organisation, de rigueur et de volonté, ces Freaks furent vite remplacés par les Hippies, et, après eux, tout un relais de « styles de vie » interchangeables qui perdraient l’énergie et la signification originellement libératrice de leur symbole pour ce que Gail Zappa appellera un « window dressing », une « manière de se montrer pour l’extérieur ».
En reprenant le symbole des Freaks, les mouvements de la jeunesse retrouvaient une intuition carnavalesque. Ils exprimaient leur nostalgie de l’Âge d’Or et s’orientaient vers une perspective archaïque, égalitaire, comique. En le détournant sous la forme du Flower Power, les maîtres à penser hippies en firent simplement une articulation entre deux formes de libéralisme : le libéral autoritaire (capitalisme à l’ancienne) et le libéral jouisseur (capitalisme « moderne », incarné par les enfants du premier). Ainsi ils accompagnaient parfaitement les modifications sociétales de la domination marchande. Jerry Rubin et Timothy Leary seront deux figures typiques de la seconde forme : le premier, porte-parole des Hippies, deviendra le chantre des Yuppies et admettra sans difficulté avoir voté Reagan après avoir traité Nixon de porc. Le second trahira tous les siens pour sortir de prison et continuera, du LSD au transhumanisme dont il est un des prophètes illuminés, sa route de gourou d’un New Age qui n’est que l’accompagnement pseudo-spirituel du capitalisme – une variante psychédélique de la domination capitaliste et de son ambition ultime : l’immortalité d’une poignée d’élus en échange de la misère accrue de tous les autres. Les Freaks de L.A. n’auront certes pas réussi à devenir la « peste » qu’ils voulaient incarner, mais ils restent, comme Dada ou le surréalisme, un exemple de moment utopique sauvage, de moment intempestif, tel qu’il est toujours possible de le gagner temporairement sur l’esprit du Temps.
(Dreaming Jewels)
Si on retrouve des traces de l’intuition prophétique de Freaks dans les disques des Residents (en particulier God in Three persons et Freak Show) comme dans le cinéma de David Lynch (de Elephant Man au cirque gitan de Inland Empire), c’est le roman The Dreaming Jewels (Cristal qui songe) de Theodor Sturgeon (1950) d’abord, et la série Carnivale de Daniel Knauf (2003-2005) ensuite, qui déploient le plus largement possible la dimension métaphysique du film de Tod Browning. Dans Cristal qui songe, un enfant (Horty) fuit son foyer et se retrouve embarqué dans un cirque itinérant où il est protégée par une naine nommée Zena. La troupe est dirigée par un mystérieux directeur, Pierre Ganneval dit « Le Cannibale », dont le cirque est en fait une couverture pour sa collection de cristaux. Dans le roman de Sturgeon, le monde des freaks est l’illustration symbolique de la nécessité de faire de sa vie une œuvre d’art. A l’image de la dissonance qui redécouvre une puissance musicale plus ancienne que la tonalité, celle-ci étant un langage récent, lié à l’écriture musicale apparue entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, soit au début des Temps Modernes, la « difformité » des Freaks retrouve une puissance esthétique que les canons artificiels de la Beauté, jamais aussi puissantes et tyranniques que ces deux derniers siècles, contribuent à masquer.
Si le roman de Theodor Sturgeon explicite la transformation esthétique et exotérique opérée par le film de Browning, c’est sa dimension ésotérique et métaphysique que la série de Daniel Knauf développera.
(Carnivale)
Carnivale est situé en 1934, pendant le Dust Bowl, les tempêtes de poussière qui détruisirent toutes les récoltes et ravagèrent une Amérique déjà réduite à la misère par la Grande dépression. Au sein de cet univers, le cirque itinérant est une image de la « bonne lignée », la lignée carnavalesque (d’où son titre), tandis que le prêtre méthodiste, imprimant sa Foi sur l’ensemble du peuple par des sermons radiophoniques, l’« Eglise des Ondes », incarne la « mauvaise lignée », annonçant la grande mode des télé-évangélistes et leur rôle dans la politique américaine – c’est-à-dire l’omniprésence de la médiation – qui va de la médiation du prêtre à celle du journaliste, et qui est une figure de l’intermédiaire qui capte et sépare les hommes de leurs puissances. Une des figures ayant inspiré le personnage de Justin Crowe n’était cependant pas protestant mais catholique : il s’agit du père Charles Coughlin, un prêtre devenu fort célèbre aux Etats-Unis pendant la Grande Dépression, pour ses sermons vibrants d’appels à la justice sociale, mais qui ensuite devint sympathisant fasciste et créa même un magazine pro-nazi américain... Mais la série, restée inachevée, ne déploiera pas toutes ses intuitions concernant le « faux soleil » de la science matérialisée sous la forme du champignon atomique…
Le cirque de Carnivale protège un avatar, « Management », un être invisible et longtemps inaudible derrière ses rideaux rouges de théâtre, en qui on peut reconnaître une figure analogue au Roi du Monde – ou plutôt à son représentant dans le monde, le Khezr, l’Homme Vert du soufisme. C’est d’abord Lucius Belyakov, un Russe, qui se fera partiellement dévorer par un ours (animal central de la symbolique carnavalesque), pendant un épisode de la Grande Guerre, croisant ainsi la route du cirque qui ensuite l’abritera. Face à lui est un ancien forain, Henry Scudder, qui ne cesse de le fuir. Leurs deux fils sont les deux avatars inversés et « vaisseaux » : le fils de Scudder, Ben Hawkins, est le successeur de Belyakov – il prendra sa place dans la roulotte de Samson. Celui de Belyakov, le père Justin Crowe, est le continuateur de Scudder mais il prendra un rôle beaucoup plus grand que son prédécesseur. Sa fonction, appelée parfois « La Main gauche de Dieu » ou « Le Passeur de Destruction », est représentée par l’image d’un homme avec un arbre tatoué sur le corps – mais celle-ci également connaît une version carnavalesque quand Ben, lors de la fête des morts au Mexique, voit un enfant ainsi tatoué fuir une foule qui ensuite le porte en triomphe, couronné. La fille de Justin, Sofie, est l’Oméga, et probablement le vecteur de la fin des Temps (mais cette partie du récit nous restera inconnue, la série ayant été arrêtée après deux saisons).
(Nietzsche, Guénon)
Opération capitale dans l’histoire de la fiction, Carnivale réussit le pari à allier, dans une forme inédite, ce qu’il y a de plus beau à la fois chez Nietzsche et chez Guénon – je ne savais pas que ce serait possible, même si Freaks en donnait une idée ! En faisant de la « bonne lignée » celle des amuseurs et des imposteurs, elle prend le parti des bouffons contre les prêtres, des amuseurs contre les « hommes sérieux, pleins de leur austère mission », et même, presque à la Deleuze, le tracé en rhizome contre la hiérarchie de l’Arbre. Elle prend le parti des jouisseurs contre les hommes de ressentiment, mais elle ne remet pas en question l’idée d’une Vérité unique, transcendante, protégée par la multitude des puissances du Faux. Elle ne remet pas en question la réalité de la Magie derrière toutes les formes de l’illusion.
Si Justin Crowe est le prêtre par excellence, c’est qu’il épiphanise la médiation comme capture de puissance et l’Arbre devient à travers lui l’image de la maîtrise d’autrui, de la manipulation derrière l’expression de la révolte contre l’injustice sociale. Au contraire, les larcins comme la sauvage justice meurtrière de Carnivale, en particulier de son gérant, le nain Samson, apparaissent comme des protections contre une intervention biblique démoniaque, plongeant les hommes dans une culpabilité prompte à produire plus de mal encore. Cette synthèse des deux tendances de la série (guénonienne et nietzschéenne) ne pouvait se faire que sous la protection de la conception gnostique – dans laquelle toutes les formes institutionnalisées de la spiritualité ne peuvent entrainer que leur corruption.
L’errance apparente du cirque (qui va, contre toute logique, vers le Sud, dans la première saison, puis retourne vers le Nord dans la seconde) est en réalité un tracé initiatique, remontant les villes permettant à Ben Hawkins de découvrir sa véritable fonction spirituelle, tandis que l’émission centralisée de Justin Crow est une production purement contre-initiatique. Les rideaux rouges du spectacle prennent un sens inverse à celui de Twin Peaks, où ils annonçaient le « théâtre égyptien » de la dissolution. Ils deviennent le rideau protecteur des décisions de « Management ». Au commencement de la série, les villes traversées par Carnivale ne sont pas imaginaires, même si Knauf les transforme pour leur donner une dimension symbolique puissante, mais elles le deviennent à mesure que la seconde saison touche à sa fin et s’enfonce de plus en plus dans des zones obscures, non-frayées : Milfay (Oklahoma), Tipton (Missouri), Babylon (une authentique « ville fantôme » au Texas), Lonnigan (Texas), Loving (New Mexico), Almogordo (New Mexico), Ingram (Texas). Puis c’est l’imaginaire Creed (Oklahoma), l’imaginaire Damascus (Nebraska) où Ben commence à « voir », les réelles Lincoln Highway et Cheyenne (dans le Wyoming), et l’imaginaire New Canaan (California).
Les Freaks sont les protecteurs de la Créature de Lumière, et ses accompagnateurs, dans le sens des Gitans selon René Guénon. Toute une symbolique maçonnique apparaît également, dont le sens restera inconnu à la fin des deux saisons : images de l’exécution de l’Ordre du Temple, évocation de l’abbé Saunières et de Rennes-le-Château, intervention d’un personnage homonyme d’un disciple américain de Crowley, Wilfried Talbot Smith, etc. Mais elle semble s’inscrire dans la dimension nomadique des cirques errants, les Templiers étant des prêtres-soldats, et René Guénon voyant en eux la dernière organisation protectrice de la Tradition Primordiale en Occident.
Mais surtout, l’« Ordre du Temple » peut nous servir de miroir double pour interpréter les deux lignées : si la rapide pulvérisation de la dimension spirituelle de la Franc-Maçonnerie reproduit en miroir sa lente mais inexorable désintégration au sein de l’Eglise chrétienne et son travail de séparation progressive de l’humanité de tout ce qui peut représenter sa puissance d’être et d’exister, son système réglé et ritualisé de fraternité alternative doit, en revanche, inspirer nos « solidarités monstrueuses », nos sociétés de transition entre la fin d’un monde et le début d’un nouveau. C’est la Coupe qui passe de monstre en monstre dans Freaks, sur l’air d’un joyeux chant d’inclusion et d’union : « One of us ! One of us ! ». C’est l’expression la plus parfaite de notre espoir d’une société an-hiérarchique, d’une fratrie qui relierait tous les solitaires, les infortunés et les cœurs brisés, et conserverait, avec elle, le legs de la connaissance non-humaine lors des « temps de la fin ».
(Séparation)
À travers Carnivale, nous pouvons lire ce que Freaks suggérait mais sans l’expliciter : à savoir que les spectacles itinérants furent une des dernières pratiques relevant des procédures carnavalesques nous reliant à l’intuition de l’Âge d’Or, et à son « utopie vécue » – et c’est à partir d’elles que nous devons repartir pour essayer de retrouver leur route. Quand ceux-ci disparaîtraient, alors commenceraient vraiment les « temps de la fin », annoncés par Samson et le choix, par l’homme, d’une certaine rationalité et d’un certain scientisme, qui ne le mèneraient qu’à sa perte. De même, Guénon a pu dire qu’avec l’établissement des frontières et autres procédures réglées de séparation des états et d’identification comme de dénombrement des humains, Caïn tuait définitivement Abel. A chaque fois qu’on regarde Freaks ou Carnivale, à chaque fois qu’on écoute Frank Zappa ou les Residents, ce qu’on exprime, c’est la nostalgie de l’Âge d’Or, la nostalgie d’une époque où chaque homme était Tout. Et la seule manière de le rejoindre est de « renoncer à être homme » comme dit Artaud. C’est-à-dire renoncer à être une pseudo-image du Tout et accepter notre devenir monstrueux, notre Freak intérieur qui contient le véritable reflet éclaté de notre divinité.
Oui. Au départ, chaque homme était Tout. Le mythe de l’androgyne, Platon le redit dans Le Banquet mais nous devons l’étendre à l’ensemble des distinctions entre humains : homme et femme, riche et pauvre, prêtre et blasphémateur, et même adulte et enfant, humain et animal, bas et haut. La chute dans l’Histoire se confond avec l’expérience de la séparation. Par dissociations successives, les hommes se sont habitués à perdurer dans des formes de plus en plus limitées. Alors que leur expérience était celle d’une limite de plus en plus grande, et que les rôles de chacun étaient de plus en plus précisés, les fêtes carnavalesques aidaient à supporter cette « prison de mort » qu’était devenu le monde, ce « cabaret du néant » qu’était la vie (Léon-Paul Fargue). Elles étaient des exutoires aux possibles que nous n’actualisions pas. Il faut comprendre la haine chez Jean-Jacques Rousseau du théâtre comme une colère contre la séparation de l’homme des fêtes populaires. Le spectacle s’imposait là, non pas comme l’expérience sacrée qu’il fut dans l’Antiquité, mais comme le remplacement de la fête : le théâtre comme « divertissement » et non comme rituel. L’homme devenait un spectateur. On le séparait de sa force, et de ses pouvoirs de métamorphose. Mais dans le théâtre il y avait encore de l’agitation dans la salle – il y avait encore le désordre, il y avait encore des hommes. Le cinéma a officié comme césure parce que pour la première fois, mêlant donc les dimensions « divertissement » et « sacré » dont le partage était déjà ambigu au théâtre, on habitua les hommes à se taire devant, non plus d’autres hommes, mais des machines – et on appela cela encore un divertissement, on appela cela une fête. La suite, nous la connaissons. Télévision, Internet, etc. Nous avons réinventé la solitude.
(Notre Pays)
Mais : en anéantissant les Freaks à leur naissance, par un eugénisme qui ne dit pas son nom, on a transformé l’humanité entière en bêtes de foire. En persécutant les Gitans, on creuse comme une tombe notre propre exil forcé de la sédentarité, et, comme dans Inland Empire, notre lente mais sûre clochardisation. En faisant disparaître tout ce qui, dans notre monde, relevait du carnavalesque, on a transformé ce qui restait en territoire d’horreur : et désormais nous le savons, venu du plus profond de L’Homme qui rit de Victor Hugo, de Hop-Frog de Edgar Allan Poe ou de Ça de Stephen King, et épiphanisé une première fois par le serial-killer John Wayne Gacy, mais prenant depuis plus d’un an une étrange ampleur tant aux Etats-Unis qu’en France, les clowns viendront nous étrangler dans notre sommeil. Le fantastique naît précisément au XVIIIe siècle, non seulement parce qu’il est l’envers des Lumières, ou son complément, mais parce qu’il est également la conséquence de la disparition du carnavalesque. Les monstres, au début, c’était nous : c’était notre puissance. Puis c’est devenu une puissance familière : vieux dragons, elfes, fées, géants. Puis c’est devenu une puissance étrangère, lointaine : démons, anges, dieux. Puis c’est devenu une puissance d’anéantissement : vampires, extraterrestres, zombies, bombe A…
La catastrophe qui s’abat sur nous est vécue comme un beau spectacle, jusqu’au moment où nous sentons le sol se dérober sous nos pieds. L’Apocalypse, c’est ce que la Terre produit lorsque le Carnaval ne la régénère plus. C’est ça, et ce n’est rien d’autre que ça. L’Apocalypse, c’est la réalité qui se déchaine parce que les formes rituelles ne sont plus exercées et que les inégalités ne sont plus compensées par les « mondes renversés » de la fête. L’Apocalypse, c’est le moment où plus rien ne protège de l’irréversible amplification de la misère des hommes. L’Apocalypse, c’est le moment où les temps carnavalesques disparaissent, et où la Terre n’est plus qu’une prison de mort.
L’Apocalypse c’est le Temps où la main gauche de Dieu a écrasé sa main droite. C’est le Temps de la « Rigueur », annoncée avec trompettes par les « prophètes de la crise », puissances financières, industrielles, militaires, politiques et journalistes, ces engeances démoniaques qui ne sont elles-mêmes que les instruments d’un cycle touchant à sa fin. Mais c’est aussi un moment de « clarification », l’instant où ce qui était obscur et caché devient clair et limpide pour tous. C’est le moment où la mariée remonte son voile, où le véritable visage des anges nous est révélé. Et la mariée n’était ni une bourgeoise ni une « femme ordinaire ». L a mariée était une freak et une Gitane.
La Bohème, les Bobos, les Gypsetters, mais aussi bien les mouvements de la jeunesse, des Freaks aux Hipsters, des meilleurs aux pires, tous portent en eux la nostalgie de l’existence nomadique qui fut notre première existence. Le visage qu’ils lui font porter peut apparaître comme une insulte, c’est également une promesse. Tous les phénomènes horrifiques des cinquante dernières années – des enfants-tueurs aux clowns maléfiques, en passant par les sectes criminelles – sont les signes renversés de cette promesse. Celle que nous ne supporterons pas éternellement la prison de mort qu’est devenu ce monde. Un jour nous repartirons. Un jour, lorsque la guerre civile mondiale aura éclaté, nous rirons de ce monde menteur.
« Notre pays, c’est où qu’on est, où c’est qu’on pose les pieds. »