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La théorie comme pratique libératrice

Court extrait de Apprendre à transgresser, de bell hooks

par bell hooks
1er janvier 2022

Pour commencer l’année 2022, nous proposons un second femmage à bell hooks, disparue le mois dernier. Il s’agit d’un extrait du livre Apprendre à transgresser, repris ici avec l’amicale autorisation des Éditions Syllepse. Loin des « formats universitaires conventionnels » qu’elle a toujours refusés, l’autrice part de son expérience pour amorcer une réflexion précieuse, défendant l’idée que la théorie est une « pratique nécessaire » pour un « activisme de libération ». Tout en concédant que les théories – celles notamment des féministes blanches – ont pu être des outils de domination, bell hooks se penche aussi, pour le dénoncer, sur le stéréotype « selon lequel la "vraie" femme noire est celle qui parle toujours avec les tripes, qui place le concret au-dessus de l’abstrait, le matériel au-dessus du théorique ». Et « à la suggestion que nous perdions notre temps à parler », elle rétorque : « je voyais nos paroles comme des actions », « notre lutte collective pour parler de genre et d’identité noire [blackness] sans censure était une pratique subversive ».

Je me tournai vers la théorie car je souffrais – la douleur que je ressentais était si intense que je ne pouvais plus continuer à vivre. Je me tournai vers la théorie, désespérée, voulant comprendre – saisir ce qui se passait autour et à l’intérieur de moi. Mais plus important encore, je voulais que la douleur s’en aille. Je vis alors dans la théorie un lieu de guérison.

Je me tournai vers la théorie jeune, alors que j’étais encore enfant.

Dans The Significance of Theory, Terry Eagleton dit :

Les enfants sont les meilleurs théoricien·nes, car ils n’ont pas encore été formés à accepter nos pratiques sociales routinières comme « naturelles », et tiennent donc à poser des questions sur ces pratiques qui sont de façon embarrassante les plus générales et les plus fondamentales, les considérant avec une distance interrogatrice, oubliée depuis longtemps en tant qu’adultes. Puisqu’ils n’estiment pas encore nos pratiques sociales inévitables, ils ne voient pas pourquoi on ne pourrait pas faire autrement.

À chaque fois que, dans mon enfance, j’essayais de contraindre les gens autour de moi à agir différemment, à regarder le monde différemment, en utilisant la théorie comme une intervention, comme une façon de défier le statu quo, je fus punie.

Je me souviens avoir essayé très jeune d’expliquer à Mama pourquoi je pensais qu’il était complètement inapproprié que Daddy, cet homme qui me parlait à peine, ait le droit de me discipliner et de me punir physiquement en me fouettant. Sa réponse fut de suggérer que je perdais la tête et que j’avais besoin d’être punie plus souvent.

Imaginez, si vous le voulez bien, ce jeune couple noir luttant avant toute chose pour mettre en œuvre ce modèle patriarcal (c’est-à-dire la femme restant à la maison, s’occupant du ménage et des enfants pendant que l’homme travaille), quand bien même un tel arrangement signifiait qu’économiquement, il devrait toujours vivre avec moins. Essayez d’imaginer ce que ça devait être pour ces personnes, chacun·e travaillant dur toute la journée, luttant pour entretenir une famille de sept enfants, d’avoir ensuite à gérer une enfant enthousiaste, posant des questions sans relâche, osant défier l’autorité masculine, se rebellant contre cette norme patriarcale qu’iels essayaient, si difficilement, d’institutionnaliser.

Il dut leur sembler qu’un monstre était apparu parmi eux sous la forme et dans le corps d’une enfant – une petite figure diabolique qui menaçait de subvertir et de saper tout ce qu’iels essayaient de construire. Pas étonnant que leur réponse fut de réprimer, contenir, punir. Pas étonnant que Maman me dise, de temps à autre, exaspérée, frustrée : « Je ne sais pas où je t’ai trouvée, mais j’aimerais bien pouvoir t’y rapporter. »

Imaginez alors, si vous le voulez bien, la douleur de mon enfance.

Je ne me sentais pas réellement connectée à ces gens étranges, à ces gens de ma famille qui non seulement échouaient à saisir ma vision du monde mais qui, simplement, ne voulaient pas en entendre parler. Enfant, je ne savais pas d’où je venais. Quand je ne cherchais pas désespérément à appartenir à ma communauté familiale qui semblait ne jamais vouloir m’accepter ou me vouloir, j’essayais désespérément de découvrir à quel endroit j’appartenais.

J’essayais désespérément de retrouver le chemin de la maison. Comme j’enviais Dorothy et son voyage dans Le Magicien d’Oz, elle qui voyagea vers ses pires peurs et cauchemars pour finalement découvrir à la fin que « rien ne vaut son chez-soi ».

Je trouvai un refuge dans la « théorisation », en donnant un sens à ce qu’il se passait. J’y trouvai un endroit où je pouvais imaginer des futurs possibles, un endroit où la vie pouvait être vécue différemment. Cette expérience « vécue » de pensée critique, de réflexion et d’analyse, l’était parce qu’elle était un endroit où je travaillais à expliquer la douleur et à la chasser. Fondamentalement, j’appris de cette expérience que la théorie pouvait être un lieu de guérison.

La psychanalyste Alice Miller nous apprend dans son introduction au livre L’Avenir du drame de l’enfant doué, que c’est son propre combat pour se remettre de ses blessures d’enfance qui l’ont menée à repenser et à théoriser à nouveau la pensée critique et sociale dominante sur la signification de la douleur de l’enfance, de la maltraitance des enfants. Dans sa vie d’adulte, à travers sa pratique, elle fit l’expérience de la pratique comme d’un lieu de guérison. De manière significative, elle dut s’imaginer dans l’espace de l’enfance, pour regarder à nouveau de cette façon pour se rappeler « des informations cruciales, des réponses à des questions restées sans réponse à travers [son] étude de la philosophie et de la psychanalyse ».

Quand notre expérience vécue de la théorisation est fondamentalement liée à des processus d’autoguérison, de libération collective, il n’existe simplement pas de fossé entre la théorie et la pratique. En effet, ce qu’une telle expérience rend encore plus évident est le lien entre les deux – ce processus en fin de compte réciproque, où l’un rend l’autre possible.

La théorie n’est pas intrinsèquement guérisseuse, libératrice, ou révolutionnaire. Elle remplit cette fonction uniquement quand c’est ce que nous lui demandons, que nous dirigeons notre théorisation vers cet objectif. Quand j’étais enfant, je ne décrivais évidemment pas les processus de pensée et de critique comme de la « théorisation ». Et pourtant, comme je le suggérai dans De la Marge au centre : théorie féministe, avoir un mot pour le dire ne crée pas le processus ou la pratique ; en parallèle, on peut pratiquer la théorisation sans connaître/posséder le mot, de la même façon qu’on peut vivre et agir en étant en résistance féministe sans jamais utiliser le mot « féminisme ».

Deuxième partie