Il n’est pas d’artiste sur qui j’ai autant chanté ou chantonné, dansé ou gigoté, pensé ou rêvassé, vécu ou survécu, et aussi peu écrit. Il n’est pas de jour qui se soit écoulé depuis la mort de l’artiste il y a six ans sans que ce paradoxe me traverse l’esprit, et sans que je me dise que cela commence à bien faire et que je devrais « m’y mettre ». Pour des raisons pas vraiment élucidées, l’œuvre et l’homme m’intimident. La peur de ne pas tout dire sans doute, ou de manquer l’essentiel, ou de manquer à l’exactitude requise, ce genre de choses. La date fatidique du centenaire arrivant, attaché comme je suis aux anniversaires, me voici au pied du mur, contraint d’inventer un expédient pour sortir ce texte qui ne sort pas.
Habitué aux trucs, subterfuges et stratagèmes, rompu à l’art de contourner l’obstacle, j’ai d’abord pensé à la forme aphoristique puis à l’abécédaire, de A comme Amour et Arménie à Z comme Zazou, Zoom ou Zone vulnérable, en passant bien sûr par C comme Corps, G comme Garvarentz, J comme Jeunesse, M comme Mémoire, R comme Rage, T comme Temps et V comme Vie et Vitalisme, mais il y avait encore trop de difficulté dans cette facilité, et il a fallu céder à la facilité ultime : la playlist, la compile, le Top 100 – parce que d’un Top 10 pour un tel corpus, il n’était bien entendu pas question. Comme des foules d’élèves au bac de philo, j’ai choisi le commentaire car la disserte me faisait trop peur.
Parce qu’évidemment, ce n’est pas une liste pure et simple que je vais livrer. Un tel laconisme, plus encore qu’une parole bancale ou approximative, serait faire injure à ce que je veux honorer. C’est donc une discographie commentée qui fera office d’hommage et de machine d’écriture, ce qui en définitive est un peu plus et un peu mieux que la moins mauvaise formule. La forme playlist présente en effet l’avantage de mettre l’accent sur l’essentiel : les chansons dans leur singularité plutôt que « l’homme » et « l’oeuvre » en général, leur qualité plutôt que la quantité et la longévité. Car le « monument de la chanson française » et le « personnage public », « avec ses qualités et ses défauts », tendent à masquer la puissance vertigineuse du chanteur, qui elle-même, lorsqu’elle est reconnue, tend à faire de l’ombre à l’auteur de « paroles », poète singulier, radical et inspiré, qui lui-même, lorsqu’on l’honore, fait oublier le compositeur – et son œuvre immense, qui est une mine de standards pour le jazz des décennies à venir (et pourquoi pas le rap et l’electro).
La trame, les rails, la machine d’écriture sera donc un choix de cent chefs-d’oeuvre. Un choix lui-même difficile puisqu’une deuxième centaine d’œuvres au moins se balade dans les mêmes sphères célestes que la première, tandis que d’autres centaines encore se contentent d’être des chansons parfaites. Un choix difficile donc, sans autre critère que la préférence, autrement dit l’émotion bienfaisante, la passion, qu’elle soit de joie ou de tristesse – bref : l’effet esthétique, qu’il soit de contagion ou de consolation, qu’a produit l’œuvre sur une subjectivité donnée, la mienne. Mais où tout·e un·e chacun·e pourra, plus qu’à l’occasion, se reconnaître.
Et si au fil de l’écriture je touche du doigt deux ou trois choses importantes touchant elles-même à l’esthétique aznavourienne (au sens le plus classiquement philosophique du terme : sa manière d’une part de sentir, ressentir, percevoir, et d’autre part sa manière de donner à sentir, ressentir et percevoir), ou bien si mes rêveries sur son « art poétique » me font approcher quelque chose comme une « éthique » (en un sens tout aussi consacré : une « manière d’être », de « réagir » à ce qu’on ressent, de se « comporter », et une manière d’évaluer les comportements, parce que les chansons sont aussi faites de ça et faites pour ça), si enfin, au détour de ce Top 100 et des mots qu’il m’inspire je permets à quelques un•e•s de découvrir un trésor inconnu, ou redécouvrir un « classique » trop connu, dont on croit à tort avoir fait le tour, ma mission sera accomplie.
1. « L’émigrant » (Face B du 45 tours Les chercheurs d’or, 1954)
Par quoi commencer ? La voix, indiscutablement. Surtout ces premières années. Plus que les décennies suivantes où, tout en perfectionnant son phrasé, ses effets vocaux, son interprétation, le chanteur verra – sans lui-même se l’expliquer – sa voix muter, gagner en puissance tout en perdant ce timbre si singulier qui est la marque de sa première décade.
On s’en souvient, car l’enragé s’en est souvenu pour deux, et même pour mille, et nous l’a opiniâtrement rappelé à toutes les occasions qui se présentaient : cette voix unique à tant d’égards, sur laquelle tout fut bâti, a d’abord été pour Aznavour une malédiction. Ou plutôt faudrait-il dire qu’elle fut l’objet d’une malédiction – une malédiction qui se nomme la République française des Arts et des Lettres. Dès ses premiers essais, le chanteur fut, pour nos arbitres des élégances, « l’enroué vers l’or », celui qui « n’a rien, pas de voix, pas de cordes vocales ou si peu », et dont l’art peut être résumé par des noms de maladie – « laryngite » ou « pharyngite ». Des sarcasmes souvent associés à d’autres à peu près aussi odieux – et délirants – sur le physique « ingrat » du chanteur et sur sa petite taille, qui ont été un peu plus que la norme – je ne donne pas les noms, même si certains se nomment Philippe Bouvard et Pierre Desgraupes (ou, tout près de nous, Laurent Joffrin).
Cette voix singulière et atopique, qui à elle seule et en elle-même rend indispensable, au-delà des hauts et des « bas » mélodiques et textuels, toute l’œuvre des années cinquante, les ballades en tout cas, cette voix qui s’écoute et se vit comme du Miles Davis, cette voix inévitablement incomprise, inclassable, inacceptable, unanimement décriée donc comme inopportune, inconvenante, déplacée, en un mélange de méchanceté journalistique ordinaire et – il faut bien le dire – de validisme et de virilisme, de racisme et de mépris de classe, est elle-même un mélange impur d’influences orientales et américaines, d’art et de vie : « cette voix je me la suis forgée en vendant des journaux à la criée » dira l’intéressé – et l’on imagine bien d’autres criées, de joie ou d’ivresse [1], et maintes nuits blanches à danser et à s’étourdir, et des cigarettes, et des pleurs, et de l’Arménie, aux origines de ce voile de brume ou de brouillard (ce seront les mots de l’intéressé), de neige et de glace brûlantes (ce sont mes mots), de cristal et de métal précieux, ou peut-être de mercure (c’est le mot de Dylan, le plus méconnu des fans connus du grand Charles).
Dylan mérite plus qu’une parenthèse, en fait. Évidemment pas parce qu’Aznavour aurait besoin d’être « validé » par son hommage – hommage rendu, au demeurant, des notes de pochette en 1964, sur Another side of Bob Dylan, à la reprise de « The time we’ve known » (« Les bons moments ») sur scène en 1998, en passant par cette interview de 1987, classant le Charles sur son podium personnel des meilleurs performers (« He just blew my brains out » [2]). Mais parce que le Bobby a su, dans sa plus belle chanson, cherchant des mots pour parler de l’être aimé, trouver des mots qui qualifient aussi cette voix si singulière des premiers Aznavour : « mercury mouth », « voice like chimes » [3]. Et aussi parce qu’étrangement sa propre voix lorsqu’il chante ces mots – nous sommes en 1966, la plus céleste de toutes les années dylaniennes – est transfigurée in an aznavourian way. En une alchimie mystérieuse, aussi mystérieuse que la première voix aznavourienne et que sa dissipation au milieu des années soixante, Robert Zimmermann, qui commença avec une autre voix (plusieurs autres en fait), devient en 1966, le temps d’un unique et miraculeux album nommé Blonde on Blonde, le corps, la bouche, la gorge où viennent se réincarner ce timbre et cette texture uniques. Avant de disparaître à nouveau, pour ne revenir qu’épisodiquement, cinq et dix ans plus tard [4]. Puis un peu chez John Cale, et chez Boubacar Traoré.
La musique de « L’émigrant » est signée Marc Heyral, né Marius Herschkovitch, de parents russes, mais c’est vers l’Orient qu’elle zigzague. La splendide mélodie d’Heyral, la subtile et envoutante orchestration de Jacques Brienne (son incroyable ouverture notamment, qui plante le « décor existentiel »), la voix éreintée d’Aznavour, son texte enfin, signé Aznavour aussi (et son ouverture encore, le cinglant « Toutes les gares se ressemblent, et tous les ports crèvent d’ennui »), font de ce titre la plus rigoureuse, radicale et poignante œuvre jamais écrite et chantée en français sur l’expérience de l’exil et de l’exclusion. En dire plus, sur le texte comme sur la musique, serait déflorer inutilement une expérience esthétique unique. Si vous ne connaissez pas, vous avez de la chance. Nous sommes en 1954, Aznavour a trente ans pile, il se produit sur scène depuis près de deux décennies, écrit pour Piaf et chante ses propres chansons depuis près d’une décennie, et ce n’est pas un hasard me semble-t-il si sa première échappée du « formidable » vers le « sublime » est un hymne à l’Immigration.
2. « Je voudrais » (Face B du 45 tours La bagarre, 1954)
Plus classiquement « américaine », à la manière de Nat King Cole et Sinatra, ses deux influences les plus patentes à ce moment-là, « Je voudrais » est une sorte de valse au ralenti, tout en douceur, arrangée avec soin, cordes, cuivres et mélancolie. Contrebasse, trompette, harpe et violon se succèdent comme à l’hôpital au chevet du crooner et de sa voix cassée, en une assez poignante procession, et une fanfare essaie en vain de le relever. Cette compagnie musicale lui donne tout de même le courage de dire son désir. Les paroles sont d’Aznavour, sur une musique de Pierre Roche, qui fut son compagnon de route et de scène pendant près d’une décennie. Naïves, presque maladroites, mais d’une franchise, d’une crudité, d’une frontalité saisissante, « à l’américaine » là encore, sans enrobage « réaliste-poétique », elles se calent parfaitement sur la douceur de la mélodie en mêlant de manière touchante – et bien avant Gainsbourg – fragilité et audace, inhibition et impudeur, âme et corps : « Je voudrais pouvoir te donner ton premier rêve, ton premier cri », « Je voudrais, si tu le permets, frôler ton âme par des mots fous, je voudrais, mon Dieu si j’osais, poser mes lèvres là dans ton cou », et ce beau refrain : « J’ai le front brûlant de fièvre, une angoisse au cœur quand je pense à toi, j’ai la vie au bord des lèvres, écoute ma voix ».
Tout ça peut-être a l’air de rien sur le papier, mais la voix et les instruments produisent avec ces mots un objet poétique et sonore assez unique dans la chanson française de l’époque – et aussi, en fait, des décennies qui vont suivre. Ouvrant sur un monde possible où le consentement existe, où la vulnérabilité masculine se dit sans chantage affectif, où le « charme » ne se doit pas d’être « vénéneux » et où, pour reprendre la chute poétique, enfantine et profonde de la chanson, on peut, « si tu le veux », « rire avec l’amour ».
Les mots le disent, la voix le fait sentir. Il y a des voix de tête, celle-ci est de gorge, de ventre et d’entrailles, de chair et de sang. Je ne sais comment le dire mieux que par métaphore : la grande chanson française jusqu’alors – et depuis aussi, sauf exception – est un magnifique noir et blanc, Aznavour apporte la couleur. Nos troubadours sauf exception sont des belles âmes, des purs esprits, des anges gardiens, Aznavour produit une musique et une poésie faites corps. Une dizaine d’année plus tard, Aretha Franklin le désignera comme le grand chanteur soul d’outre-rive, et c’est cela-même qu’elle voudra dire, me semble-t-il – puisque, dans ce que l’on nomme soul music, l’âme, fusionnée tout entière dans la musique, introduit par contrecoup le corps.
Nous sommes en 1954 toujours. Aznavour se produit régulièrement au Moulin Rouge, après des années sous les sifflets du public et les lazzis de la presse, puis un premier triomphe scénique hors de l’Hexagone, à Casablanca. Au lendemain d’une de ces prestations, un certain Jacques Kohlmann, chroniqueur dans Le Libre Poitou, sort du lot des ricaneurs et parvient à bien entendre et bien dire ce qui fait la singularité de l’artiste :
« Il a du feu dans le sang. Une faim de vivre. Une surabondance de dons. Il y a chez lui un besoin impérieux de laisser libre cours, dans ses chansons, à ce trop plein de fougue, d’amour de vie, d’espace, d’humaine tendresse, de sensualité gloutonne et vraie, d’hypersensibilité physique. Telle une force trop longtemps contenue, comprimée, celle du volcan qui brusquement éclate, se libère. » [5]
Les mois qui vont suivre lui donneront raison, au-delà de ce qu’il soupçonnait.
3. « Après l’amour » (Face B du 45 tours Sur ma vie, puis du Super-45 tours Interdit au moins de 16 ans, 1955)
Après des années de semi-succès sur fond de sarcasme vient en effet une première consécration, un premier succès, mêlé cette fois-ci de scandale et de censure : quinze ans avant Gainsbourg, Aznavour invente la chanson pornographique !
Car « Après l’amour » ici ne veut pas dire, comme le voudrait une tradition immémoriale, la fin du sentiment amoureux, la perte de l’autre, l’usure du temps ou quelque autre passion triste, mais le pur et simple après-coup d’un acte qui s’appelle aussi l’amour, « quand nos corps se détendent », « quand nos souffles sont courts », « quand nos membres sont lourds ». Une histoire triviale de « draps froissés », de « corps presque nus » et « enlacés », d’autant plus excitante qu’elle est dite avec douceur, ferveur, simplicité, sans effets de manche, sans clin d’œil salace, sans non plus la morgue du « provocateur ». C’est en toute candeur et sans arrière-pensée, « en se fichant du reste » comme les deux amants de la chanson, qu’Aznavour nous dit leur amour absolu (et le sien, et le nôtre) de l’ici-bas, de l’amour qu’on ressent et de l’amour qu’on fait, de l’amour possible entre ces deux amours, et de ces moments forts de « repos » qui se cachent souvent à l’ombre d’autres moments forts, « sans dire un mot, sans faire un geste ».
Texte et musique sont signés Aznavour. Après une ouverture pétaradante à la trompette mimant l’orgasme, les cuivres et les cordes de Jo Moutet se font de plus en plus calmes et enveloppants, et viennent bercer les deux corps exténués qui viennent de « s’aimer ». Doucement plaintive, juste ce qu’il faut, exactement comme on gémit de plaisir en de pareils instants, la voix nous parle de cet « après » qui n’est pas une fin mais une respiration avant de recommencer. La joie est plus profonde que la tristesse, et l’amour physique, quoi qu’ait pu dire l’autre, est loin d’être sans issue.
4. « Viens au creux de mon épaule » (45 tours, 1955)
Joliment revisitée en 1964, « Viens au creux de mon épaule » est toutefois, dans sa version initiale, un chef d’oeuvre absolu et indépassable. L’arrangement dépouillé de Robert Valentino, un simple et sobre – et impeccable – trio de jazz, contrebasse piano guitare, la voix plus rocailleuse que jamais, et le chant solennel, déclamatif, du jeune Aznavour infusent toute la ferveur et l’inquiétude requises dans ce plaidoyer pro-domo plutôt casse-gueule de l’homme volage qui doit se faire pardonner « ce qui ne fut qu’un instant de folie ». Le texte est tout ce qu’il y a de plus ordinaire, c’est bel et bien du côté de la musique que tout se passe : l’extraordinaire mélodie composée par Aznavour, son chant fiévreux (il a vraiment déconné, ça s’entend, et il le regrette vraiment !), et enfin ce très singulier solo à l’unisson de piano et de guitare, qui nous embarquent, sans tambours ni trompettes (au propre comme au figuré), du côté du jazz le plus pur, le plus élégant, le plus bouleversant… Ici chaque note de piano et de guitare, et chaque note chantée, est une note bleue.
5. « Le chemin de l’éternité » (Super-45 tours Charles Aznavour 4, 1956)
J’ai toujours préféré, aux cuivres un peu envahissants de cette version originale (orchestrée toujours par Jo Moutet), la sobriété et les violons planants – post-wagnériens – de la version de 1968, ou bien l’ouverture symphonique du fulgurant Olympia 72 avec son chant plus affirmé, plus rock (me demandant, au passage, si Johnny, indiscutablement influencé par le chant de Charles, n’a pas aussi nourri à son tour l’évolution du chant aznavourien). Puis, in extremis, c’est à la première version que je suis revenu, à cause de ou grâce à (peu importe, et il faut de toute façon se doper aux trois versions, sans choisir) ce fameux timbre si singulier du Charles trentenaire. Peut-être parce que cette voix à la fois plus juvénile et plus usée que celle du quadra et du quinca entre en résonnance avec cette histoire de misère et d’espérance, de calvaire et de rédemption.
Aznavour signe la musique, une ritournelle imparable, aussi sublime que simplissime, construite sur l’arpège le plus basique : do mi sol, puis une descente de gamme : do si la sol fa mi ré do. L’éternité.
Il signe aussi le texte, longue et belle parabole pleine de profondeurs, de voûtes et de pentes à gravir, de nuages et d’orages, de sueur et de sang, de terre et de pierre. Le chemin.
Je préfère ne pas en dire plus, et laisser plutôt ces couplets parfaits se dérouler, incarnés par cette voix dont je ne cesse de parler et dont je ne sais comment parler. Sachez simplement que rarement, en chanson ou ailleurs (au cinéma par exemple, auquel on pense forcément tant l’écriture d’Aznavour est « visuelle »), des pieds nus et des mains tendues ont été aussi bouleversants.
6. « Une enfant » (Super-45 tours Charles Aznavour 4, 1956)
Cette très singulière chanson, créée par Édith Piaf en 1951, est sublimée cinq ans plus tard par son auteur qui, par son chant moins dramatisé, plus doux, presque enjôleur, la rend plus poignante encore que l’original.
Là encore, comme pour un film, je ne veux pas trop dévoiler. Je ne dirai donc que la magnifique mélodie de Robert Chauvigny, et les spectaculaires ruptures de rythme : des couplets à 300 BPM sur tapis volant de cordes, cuivres et chœurs de sirènes (dirigés par Jo Moutet, encore), déroulant le long fil des circonstances et des coups du sort, puis un refrain laconique et au ralenti, sur violons célestes, ne livrant à notre imaginaire que cette simple vision : une enfant de seize ans, couchée sur le chemin.
Et le vertige presque deleuzien qui nous saisit quand est évoqué cet « amour trop grand pour l’âme d’une enfant », ce coeur qui « se fait un monde », ce Dieu qui « n’accepte pas les mondes dont il n’est pas le Créateur ».
Et une spectaculaire ellipse enfin, et une bouleversante coda en paroles puis, plus discrète mais plus étrange encore, en musique.
7. « Sa jeunesse entre ses mains » (Super-45 tours Édition Spéciale, 1956)
Une valse lente, encore, et surtout une mélodie sublime. Plus encore qu’ « Après l’amour » », voici un authentique « classique », ou mieux une chanson « fétiche », que son auteur-compositeur-interprète ne cessera pas de revisiter – en studio dès 1960 (contrebasse-piano-vibraphone, mes arrangements préférés) puis de nouveau en 1964 (piano et cordes, mes autres arrangements préférés) puis enfin en 1989, et en concert en 1968, puis en 1972 (toujours ce fabuleux Live à l’Olympia, le meilleur de tous les Live), puis en 1995, 2003, 2004, 2013, 2015. Un standard donc, mais aussi un emblème – puisque ce fut la chanson-titre d’un « Tribute Album » de la « jeune génération » en 2014, sans autre intérêt au demeurant que celui de porter ce titre (j’exagère : il contient aussi une belle version de « Parce que », par Camélia Jordana).
J’ai parlé de chanson fétiche. Et de fait, on trouve dans les paroles de cette chanson la première occurrence d’un fétiche aznavourien : les « vingt ans » déjà passés, échappés, dissipés et sans cesse remémorés. La jeunesse qui s’en va, le temps qui file et que « rien n’arrête ». C’est même le cœur de cette chanson – et de beaucoup qui vont suivre. Et c’est sans doute pour cette raison encore que, malgré ma préférence pour les orchestrations « 60 » et « 64 », je reviens souvent vers la version initiale de 1956 orchestrée par Jo Moutet, où le « temps perdu » des paroles résonne étrangement avec cette voix cassée, usée et juvénile à la fois, qui met le temps hors de ses gonds. Mais là encore il faut ne pas choisir, se jeter sur les trois versions et les boire jusqu’à l’ivresse.
Nous avons donc affaire au premier chant philosophique de Charles Aznavour. Plus précisément à une chanson de philosophie morale – ainsi peuvent se nommer, je pense, ces chansons en « il faut ». Il y en aura d’autres – la plus célèbre sans doute, quelques années plus tard, se nommera « Il faut savoir » – et certaines parleront à nouveau de ce temps qui file, et des occasions que précisément il faut savoir ne pas laisser filer. De ces « vingt ans » qui reviendront hanter tant d’autres rengaines – Hier encore, Les bons moments, Le palais de nos chimères, Il te suffisait que je t’aime, Non je n’ai rien oublié, pour ne citer que les plus marquantes – et de ce lien particulier qui unit passé irréversible, présent fugitif et « lendemains pleins de promesses », on sera donc amené à reparler.
Sur le plan formel également, la chanson inaugure un cycle. Pour la première fois apparait une formule étrange, semi précieuse, semi désuète, rare en tout cas dans la littérature de l’époque, et plus encore dans la chanson populaire, que l’autodidacte fils d’immigré fera revenir par la suite dans une longue ribambelle de chansons, comme une signature, et qu’à ma connaissance on ne retrouve nulle part ailleurs chez les chanteurs et chanteuses de cette décennie, des précédentes et des suivantes : « avant que de ». « Avant que de savoir, la jeunesse s’enfuit » mais aussi, avec une syntaxe un peu bizarroïde : « Avant que de sourire et nous quittons l’enfance ».
8. « Merci mon Dieu », (Super-45 tours Édition Spéciale, 1956)
Même lorsqu’il parle religion, Aznavour reste sur terre, bien planté dans son corps survolté, sexué, affamé, bien décidé à jouir de l’existence : « Pour ces désirs qui nous inondent, et se traduisent, peu à peu, en des instants de fin du monde, merci mon Dieu ». Et le reste à l’avenant : si notre catholique apostolique arménien veut « crier de tout son être » ces mots pieux, « Merci mon Dieu », c’est pour la « folle envie de vivre » que ce Dieu a su nourrir, et les « joies qui prennent à la gorge ». La musique est douce et profonde, le texte puissant, le chant fervent : c’est un véritable et admirable cantique que nous avons là, et pour la force qu’il nous donne, merci mon vieux.
9. « Sur la table » (Super-45 tours Édition Spéciale, 1957)
Comme le titre le laisse deviner, il est à nouveau question de l’appétit, dans toutes ses déclinaisons. Deux principalement, on peut aussi le deviner, qui toutes deux peuvent se rassasier sur une table. Cet appétit sur-développé, cette soif d’absolu terrestre et charnel, se manifeste donc une fois de plus, mais cette fois sur un registre plus léger et ludique, moins mystique que dans « Merci mon Dieu », moins philosophique que dans « Sa jeunesse », moins naturaliste que dans « Après l’amour ». C’est sur un mode malicieux que se donne à entendre maintenant ce qu’il faut bien appeler la gloutonnerie aznavourienne, ainsi bien entendu que sa verve comique et sa virtuosité vocale.
Et cela – il faut le souligner – sans une once de grivoiserie à la française. Tout nous écarte de ces insanités, pour nous projeter dans un furieux, rageux et joyeux déchainement orgiaque : l’envoûtante mélodie plus orientale que gauloise, la mise en son d’un prodige d’à peine vingt ans nommé Jean Leccia, l’énergie bastringue des accords de piano, les chœurs ensorcelants et bien sûr la voix cassée (cette voix, bon Dieu !), et le chant azimuté, les râles de désir et de plaisir, les hoquets et les onomatopées. Pour qui en douterait, toute une philosophie de la vie se trouve ici démontrée par l’exemple : celle qui soutient que, contrairement à ce que colportent maintes traditions religieuses ou littéraires, sexe, rire et innocence sont des choses qui vont très bien ensemble. Pour le dire autrement, le Aznavour rigolo qui nous parle de sa table est terriblement sexy.
10. « L’amour à fleur de coeur » (Face B sur 45 tours Merci mon coeur, 1957)
Les violons de Paul Mauriat dans la version de 1964 conviendront parfaitement à « L’amour à fleur de coeur », mais là encore je ne peux que préférer la sonorité plus roots du premier enregistrement. Pour les mêmes raisons que précédemment : l’orchestration de Jean Leccia, moins fastueuse mais d’une absolue délicatesse, où la flûte prend le premier rôle, et le chant plus chantant, plus fervent, plus écorché aussi, qui donne toute sa puissance d’envoûtement à la splendide mélodie orientale signée Aznavour, toujours – et à ces « joies crevées d’angoisses » qui, en mots simples et percutants, nous sont offertes en partage.
Mais il est temps maintenant de – provisoirement – s’arrêter. On m’en voudra sans doute, rien que sur ces premières années, de n’avoir pas retenu tel ou tel chef-d’oeuvre. Je m’en veux moi-même un peu, mais c’est la dure loi du genre, pour au moins celles-ci : « Jezebel » (1952), « On m’a donné » et « Quelque part dans la nuit » (1955), « Il pleut », « Rentre chez toi et pleure » et « Sur ma vie » (1956), et enfin « Perdu » (1957). D’autres arriveront plus tard, dans des ré-enregistrements et ré-arrangements qui les subliment davantage encore – à mes oreilles en tout cas. Quant aux années 59 et suivantes, on voit ça dans un mois. On peut toutefois présumer, déjà, qu’il y sera question du stoïcisme paradoxal de Charles Aznavour – et aussi bien sûr, encore et toujours, de corps affolés, de guitares et de vin, d’angoisse et de réconfort, des balayeurs mélancoliques aussi, et de l’âpre goût de la désolation.