Partie précédente : La faute à l’enfant ?
Pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, un pouvoir de violance symbolique est « un pouvoir qui parvient à imposer des significations, et à les imposer comme légitimes ». Et de fait, lorsque les freudiens parviennent à installer, jusque dans les dictionnaires, une nouvelle définition de la sexualité, qui permet d’étayer leurs théories oedipiennes grâce à l’affirmation d’une sexualité infantile, ils remportent sans conteste une importante victoire stratégique sur le plan symbolique.
Je crois pourtant qu’on gagnerait à différencier plus clairement les sentiments durables qui relèvent du lien familial et/ou fraternel au sens large des termes (attachement, affection, tendresse [1]) et des vécus de l’instant liés au plaisir (sensualité, sexualité).
La sensualité parle du plaisir éprouvé par les différents sens : On peut vivre la sensualité au contact d’un autre corps, mais aussi par sa peau doucement chauffée au soleil de printemps, mais aussi par l’œil et l’oreille accueillant la beauté, mais aussi en dégustant un mets savoureux. Les satisfactions anales du jeune enfant relèvent de la sensualité, comme le soulagement de tout être humain qui a dû différer trop longtemps une légitime exonération.
La satisfaction du bébé qui tête, relève de la sensualité. Il s’intéresse à son corps, à tout son corps, et sans doute davantage qu’aux objets qui passent à sa portée, parce des satisfactions sensuelles enrichissent le plaisir de l’exploration. La tendresse donnée par le parent, quand elle s’exprime corporellement s’accompagne parfois d’un plaisir sensuel, et quand ce plaisir va jusqu’au trouble, il fonctionne alors comme signal d’alarme dans les relations comportant un interdit.
Pour le Robert, la sexualité désigne
« l’ensemble des comportements relatifs à l’instinct sexuel et à sa satisfaction ».
Je préfère dire que la sexualité est l’ensemble des comportements et des représentations, conscientes ou non, qui directement ou indirectement tendent à produire un orgasme. L’adulte contemplant un enfant au sein peut éprouver un plaisir éventuellement sexuel et attribuer à l’enfant son propre trouble.
Dans la communication qu’il fait en 1932 [2] sur « La confusion de langues entre les adultes et l’enfant, le langage de la tendresse et le langage de la passion », Ferenczi dénoncera l’abus qui consiste à parler du vécu du jeune enfant, en utilisant le langage de l’érotisme des adultes.
L’un des moyens utilisés par Freud consiste à affirmer avec insistance que tout est sexuel ou renvoie à du sexuel. Tout objet creux devient pour lui, vagin ; et la cheminée d’usine comme la banane sont, évidemment pour lui, des phallus…
On peut trouver une riche illustration de cette obsession du grand homme, dans Dora, la première des Cinq psychanalyses. Je m’en tiendrai ici à deux exemples Pour sentir l’aspect obsessionnel, il vaut mieux évidemment relire tout Dora. C’est caricatural pour le non dévot, et j’ai pensé longtemps que ce texte disparaitrait de la nouvelle traduction ou serait caviardé comme la correspondance avec Fliess dans Naissance de la psychanalyse...
Pour servir à son père sa liqueur, Dora doit demander une clé à sa mère. Le récit conduit Freud à cette réflexion :
« Où est la clé ? me semble être le pendant viril de la question : Où est la boîte ? Ce sont ainsi des questions relatives aux organes génitaux. » [3]
Le grand homme ne s’aperçoit pas qu’il nous parle, non de l’inconscient de Dora, mais de son propre inconscient…
« En jouant avec ce sac (à main), elle exprimait par une pantomime et d’une façon assez sans-gêne mais évidente, ce qu’elle eut voulu faire, c’est-à-dire la masturbation.(…). La boite boite n’est, comme le sac, comme la boite à bijoux, qu’une représentation de la coquille de Vénus, de l’organe génital féminin » [4]
En jouant avec de telles interprétations, Freud nous offre une grille de lecture qui serait arbitraire pour tout autre, mais qui est pertinente pour ses propres pratiques. En tant que freudien d’occasion je propose l’interprétation suivante :
Quand il fumait son cigare près de sa cliente étendue, il exprimait d’une façon assez sans-gêne mais évidente, ce qu’il eut voulu lui imposer, c’est-à-dire une fellation…
Besoins sexuels ou besoins de tendresse ?
Inceste avec viol, gestes incestueux mais sans réalisation totale, fessée déculottée, corps à corps imposé, camouflé en jeu, fantasme accepté ou lourdement culpabilisé, refus rigide de toute tendresse par crainte de ne plus contrôler la pulsion sexuelle interdite... La tentation de l’inceste existe probablement chez nombre d’adultes, même si elle est contenue ou refoulée la plupart du temps.
Quant au petit d’homme, pour la satisfaction de ses besoins affectifs aussi bien que pour les besoins les plus clairement organiques, il est totalement dépendant de l’adulte non seulement en raison de sa faiblesse physique, mais aussi du fait de sa totale ignorance.
Face à cette faiblesse infinie, le pouvoir de l’adulte est sans limite. Il peut donner, ne pas donner, se servir de l’enfant pour son propre besoin, le pervertir ou simplement introduire le trouble, effacer les limites du permis et de l’interdit... Durant les premières années, les plus décisives pour la mise en place des repères, c’est l’adulte et lui seul qui fournit les codes : comment le petit enfant pourrait-il deviner que ce geste du père-Dieu est interdit, qu’il n’est pas un geste paternel mais une violance majeure, qu’il n’exprime pas l’amour-don mais la confiscation-destruction...
Qu’il soit fille ou garçon, le petit enfant adore se blottir contre le corps chaud et rassurant de maman. Il a un besoin intense de tendresse, de contacts, d’attention, de douceur, de reconnaissance, de sécurité... Ce besoin, il l’exprime sans détour, sans masque, sans retenue, parce que c’est dans une totale innocence. Il l’exprime d’autant plus avec son corps qu’il ne connaît pas encore d’autre langage. Son rêve de tout petit (fille ou garçon) c’est d’avoir maman en exclusivité, nuit et jour et pour toujours. Il veut dormir avec Maman ; ce serait tellement plus agréable que de se retrouver tout seul dans la nuit de sa chambre. Ce besoin de chaleur, d’attention, de contacts – qu’on trouve aussi bien chez le chaton – cherche d’ailleurs aussi à se satisfaire auprès d’autres personnes que la mère, et en premier lieu le père. Ce besoin de confisquer la mère, en écartant les rivaux (le père mais aussi les frères et sœurs), n’a rien à voir avec un désir sexuel.
Le parent accueille ces demandes enfantines à partir de sa propre affectivité : besoin d’être aimé, préférences éventuelles et parfois hélas tentations incestueuses. Quand il a été lui-même victime de gestes incestueux autrefois, il peut lire cet abandon, cette spontanéité de son enfant, comme invite érotique... La candeur de l’enfant fournit l’écran de toutes les projections :
Ce n’est pas moi, Sigmund, moi le père qui rêve d’avoir une relation sexuelle avec ma fille Mathilde. C’est elle qui rêve d’avoir un enfant de moi. Ce n’est pas anormal puisque toutes les petites filles font le même rêve. D’ailleurs quand elle avait trois ans, elle voulait toujours grimper sur mes genoux. N’est-ce pas la preuve d’une perverse précocité ?
La théorie freudienne sur l’Oedipe constitue un magnifique exemple de projection au sens freudien du terme : j’attribue à l’autre ce que je refuse de voir en moi.
Lorsque Freud affirme qu’il y a chez tout jeune enfant une perversité polymorphe et un désir de possession sexuelle du parent de l’autre sexe, il pense faire œuvre scientifique alors qu’il nous parle simplement de ce qu’il a jadis subi mais travesti de façon à mettre les pères hors de cause. Il s’agit de faire porter à l’enfant la responsabilité de l’inceste éventuel dont l’adulte se trouvera du même coup déchargé. Un tel discours n’aurait évidemment eu aucune audience s’il n’y avait un peu partout dans toutes les couches de la population, des gens qui ont eu à subir très tôt la séduction par des adultes et qui ont « oublié » le geste de l’autre alors que leur corps en est resté prématurément érotisé, que leur personnalité en fut définitivement troublée, orientée sensuellement à partir de choix faits par d’autres...
Les théories psychanalytiques sont depuis longtemps à la disposition du grand public. Quel impact ont-elles quand elles sont reçues par des personnes devenues (par suite d’une séduction) des pervers polymorphes, puis des pères de famille ?
Un cadeau pour les pédophiles
Dans Le Nouvel Observateur du 11 novembre 1993 on pouvait lire ceci :
« Les enfants ne seraient pas des anges mais des petits pervers sexuels polymorphes que l’hypocrisie sociale étoufferait. »
Et d’invoquer le droit des enfants à disposer d’eux-mêmes. Loin d’être des criminels, les pédophiles seraient donc des libérateurs.
Burger, gourou de l’instinctothérapie, sollicite à son tour, à l’intention de ses disciples, les thèses freudiennes pour justifier les parents incestueux :
« Pourquoi ne laisserions-nous pas nos enfants exprimer les pulsions incestueuses de cette période oedipienne ? Le problème serait fondamentalement résolu (...) On peut se demander pourquoi le père de la psychanalyse n’a pas envisagé cette éventualité (...) Si, pour une raison quelconque, l’enfant ne reçoit pas la réponse nécessaire à la réalisation de ses pulsions, il ne sera pas capable, une fois adulte, de répondre correctement aux pulsions de ses propres enfants. » [5]
Dans notre société, le complexe d’Œdipe est devenu un facteur explicatif volontiers invoqué, même de façon très vague, pour défendre la réputation de pères mis en cause par leur enfant devant un tribunal. C’est devenu parmi les gens cultivés, une sorte de dogme qui a pris la place du dogme de la sainte trinité. Un dogme plus utile aux pères incestueux qu’à leurs enfants…
C’est ce qu’a fini par admettre à la fin de sa vie, Serge Lebovici, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et vice-président d’honneur de l’Association Internationale de Psychanalyse :
« Lorsque les féministes et les associations de victimes de l’inceste refusent l’explication oedipienne, elles ont probablement raison de dénoncer le phallocentrisme freudien qui accuse l’oedipe féminin de porter la responsabilité de la violence incestueuse des pères. » [6]