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La « vision intérieure » et la lumière de l’amour

Stevie Wonder, apôtre fondamental

par Nathan Reneaud
13 mars 2025

Stevie Wonder forme, avec Paul McCartney, John Lennon et Marvin Gaye, célébrés de longue date sur ce site, un carré magique qu’il nous tardait de compléter. Il figure aussi, aux côtés de Marvin justement, mais aussi de Prince et Michael Jackson, Aretha Franklin et Nina Simone, Bill Gunn et Whoopi Goldberg, Luke Cage et Tupac Shakur, Michael Jordan et Oprah Winfrey, dans le singulier et passionnant petit livre que vient de publier Nathan Reneaud. De ces douze icônes de la culture populaire, l’auteur nous propose un portrait collectif qui fait d’eux les douze apôtres d’un Évangile unique en son genre : celui de la Black Pop. Entre éthique et esthétique, politique et théologie de la libération, entre musiques et cinémas, comics et tragédies, sport et entertainment, entre Malcolm X et Martin Luther King, entre Black Power et Black Lives Matter, c’est à un voyage initiatique que nous sommes conviés, et en même temps une balade entre potes. Car ces compagnes et compagnons de création, de lutte et de libération, de souffrance et de guérison, sont aussi et peut-être avant tout, de longue date et pour des millions de personnes, des présences amicales – et ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre que de prolonger, sous une autre forme, cette puissance amicale. L’écriture de Nathan Reneaud n’est en effet pas seulement efficace, précise, érudite : elle est aussi délicate, spirituelle, soul pourrait-on dire, et profondément hospitalière. Elle accueille le lecteur et la lectrice en ami·es, et les introduit dans un cercle amical plus vaste, plus beau, plus rayonnant. Que demander d’autre ?

Comme tous les jours depuis sa naissance et comme tous les dormeurs, il aura vu avec d’autres yeux que les yeux du corps, que les yeux de chair. Au réveil, il lui faut se rendre à l’évidence : « Ce rêve m’oblige. » Ce matin d’été 1979, un sentiment d’urgence pousse Stevie Wonder à décrocher son téléphone :

« J’écrivais une chanson en son honneur. Vous et moi faisions une marche, pétitions à la main, pour faire de l’anniversaire du docteur King un jour de fête nationale. »

Coretta Scott King n’est pas insensible à ce récit, mais elle peine à partager l’enthousiasme légendaire de son interlocuteur :

« Je vous souhaite bon courage, mon cher Stevie. Je ne pense pas que cela arrivera un jour. »

C’est la lassitude qui parle. Coretta s’est battue pour la cause, elle a également tout fait pour changer l’image de son mari, encore mal-aimé par l’Amérique blanche en 1968. Cette année-là, qui est celle de la mort du pasteur, un sondage révèle que les avis défavorables sont majoritaires (75 %). On perçoit MLK comme un individu « dangereux » et « clivant » [1]. Ses ennemis politiques, eux, en font un « agitateur communiste », certainement sans y croire réellement, car l’argument est bancal : qui a lu Martin Luther King sait qu’il a consacré un prêche à une idéologie qu’il considère comme contraire à l’exercice de la foi [2]. Son anticapitalisme, qui est toutefois indéniable et s’accentuera avec le temps, s’enracine plutôt dans un désir de justice socioéconomique propre au Black Church Power et à la manière dont l’Église a structuré et organisé la lutte. Si les temps donnent raison à Coretta, l’avenir la contredira.

Le 2 novembre 1983, la bataille juridique démarrée au lendemain de la mort tragique de MLK prend fin. Dans la roseraie de la Maison-Blanche, en ce jardin tranchant avec la froideur muséale et marmoréenne des intérieurs présidentiels, Ronald Reagan signe la loi instaurant le Martin Luther King Day. Seul jour férié fédéral dévolu à une personne civile et noire, il est observé pour la première fois le 20 janvier 1986. Le Martin Luther King Day sera célébré le troisième lundi du premier mois de l’année. Cette victoire a un hymne : le célèbre « Happy Birthday ».

En gestation dans le rêve que Stevie Wonder partage avec Coretta Scott King, le titre est inclus dans Hotter Than July ainsi que dans la setlist des concerts consécutifs à la sortie de cet album. Pour Stevie, il ne s’agit pas seulement d’un opus de plus. Hotter Than July fait office de tract, de convocation à une marche militante. À la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, le génie part en campagne. Dès 1979, lors des Black Achievers Awards, organisés par le mensuel Ebony et diffusés sur CBS, il avait appelé l’Amérique à participer à une journée-hommage à Martin Luther King, à l’occasion du cinquantième anniversaire de ce dernier. Le soir du 15 janvier, Stevie donne un concert de soutien. L’après-midi, il a marché au bras de Coretta dans les rues d’Atlanta. Pour les prochains mois, pour les prochaines années, l’avènement du Martin Luther King Day sera son cheval de bataille, son ministère prophétique.

1980. Stevie a changé de look : il porte des tresses ornées de perles multicolores. Une conséquence peut-être, si l’intuition de Frédéric Adrian est bonne, de son voyage au Nigeria, trois ans plus tôt. Il s’agit de sa première expérience africaine. En tant qu’artiste noir et de renommée internationale, il continuera de tisser des liens avec le continent. Pour l’heure, c’est dans son pays natal qu’il entend faire bouger les choses. Au début de l’ère Reagan, ce sont deux formes de protestantisme qui s’affrontent. D’un côté, celui d’un prophète noir qui utilise la pop et le groove pour conscientiser les foules, les rassembler. De l’autre, celui d’un président néoconservateur et d’une cohorte de (tél)évangélistes partis en croisade contre la culture populaire, l’avortement et la musique rock qui pousserait l’Amérique à l’adultère, à l’alcoolisme, à l’abus de drogue, à la nécrophilie, à la bestialité [3]… L’ancien acteur de cinéma est le fossoyeur de la contre-mythologie des sixties. Il veut la faire disparaître de la mémoire nationale. Au contraire, en célébrant un monument de la révolution noire et en rendant hommage à Bob Marley avec le tube « Master Blaster (Jammin’) », Hotter Than July renoue avec l’idéal libertaire qui a vu naître le Black Power, la deuxième vague féministe, les mouvements gays et lesbiens.

L’album ravive la flamme, comme le montre la pochette. D’épaisses gouttes de sueur perlent sur le visage de Stevie. Bouche ouverte, sourire naissant, expression faciale qui confine à la béatitude : tout ici dit un abandon à une source d’énergie bienfaitrice. Stevie regarde en l’air. Un scintillement magique apparaît sur ses lunettes noires. Il ne serait pas aveugle qu’il serait aveuglé. Cadré en plan rapproché poitrine, le chanteur a les épaules dénudées. On imagine aisément le hors-champ : il est torse nu, voire dévêtu et transpire par tous les pores. Le piano au dos de la pochette est en feu. Avec son fond rougeoyant, Hotter Than July montre que l’exaltation de Stevie s’est muée en une fièvre qu’il voudrait contagieuse. Le chanteur part en mission et exhorte son public à faire de même :

« Rejoignez-moi en vue d’un 15 janvier 1981 changé en fête nationale ».

Hotter Than July est dédié à Martin Luther King, ici érigé en figure tutélaire, comme l’attestent les images du livret : un portrait commémoratif avec dates de naissance et de mort, une photographie de l’activiste en action, entouré de ses frères et sœurs d’âme/d’arme, et tout autour de lui, dans un collage significatif, le chaos urbain généré par les tensions raciales (insurrection, violences policières, rues à feu et à sang). Stevie agrémente cet hommage d’un texte aux accents religieux :

« Il faut croire que, pour un homme, donner sa vie pour l’amour des autres est le sacrifice suprême. L’exemple de Jésus-Christ nous a montré qu’il n’y a pas d’amour plus grand. Durant presque deux millénaires, nous avons fait tout notre possible pour trouver la force de suivre cet exemple. Martin Luther King avait cette force. Il nous a montré, de manière non violente, un mode de vie meilleur, la voie du respect mutuel… »

Stevie Wonder loue ici ce que MLK a transmis à travers ses sermons et ses actions : the strength of love, la « force d’aimer », soit une adaptation du satyagraha de Gandhi au contexte états-unien – « satya est la vérité qui correspond à l’amour et graha est la force ; satyagraha signifie donc “vérité-force” ou “amour-force” », explique King [4], fortement influencé par le mahatma mais aussi par un homme qui le précéda dans la démarche non violente. Perçu comme un visionnaire, ayant vécu des expériences mystiques dès son plus jeune âge, le pasteur Howard Thurman avait entrepris avant King un périple initiatique en Inde. Il y rencontra le libérateur Gandhi avant de publier Jesus and the Disinherited, un livre qui pose les bases de tout ce que King a prêché et mis en œuvre. Ayant lui aussi acquis une stature de prophète et d’icône à partir de la fin des années 1960, Stevie Wonder perpétuera l’enseignement de King et de son mentor :

« Les seules personnes qui sont réellement aveugles sont celles dont les yeux sont tellement obscurcis par la haine et les préjugés qu’elles ne peuvent pas voir la lumière de l’amour et de la justice » [5].

Ces propos sont la retranscription parfaite de « L’amour en acte », un texte dans lequel King expose l’éthique que lui inspirent le calvaire du Christ et la première des sept dernières phrases du Fils de l’Homme, à l’agonie sur le mont Golgotha :

« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. ».

Les profiteurs du système esclavagiste, les partisans de la ségrégation, ont bien quelque commerce avec la vertu. Ils ne s’en détournent pas, ils ne l’ignorent pas, ils se réclament du Bien. Le problème vient de ce qu’ils sont vertueux et dans l’erreur, et que la hauteur vertueuse, la supériorité morale, lorsqu’elles se trompent, ont plus à se reprocher que le vice ou le manque de vertu. Tous ceux qui se sont mis en travers du chemin de croix de MLK et des siens sont des aveugles qui s’ignorent. Ils vivent dans une obscurité à l’intérieur de l’obscurité.

Stevie Wonder devait prendre en charge ce combat contre l’aveuglement moral et l’ignorance comme « nuit de l’esprit », « sans lune ni étoiles », pour reprendre le fameux proverbe. Ses yeux de l’âme sont plus perçants que ceux du corps, qui lui font défaut. Ils commencèrent à s’ouvrir grand avant la campagne du Martin Luther King Day. En 1966, le chanteur se trouve face au pasteur. Pour Stevie, cette année correspond également à un changement profond, sur les plans personnel et artistique. On peut parler d’une belle synchronicité.

Depuis le 26 janvier 1966, Martin Luther King, Jr. et les siens sont installés dans un appartement miteux de Lawndale, l’un des bas-fonds de Chicago. Le pasteur a quitté le Sud pour partager le sort des Noirs les plus désoeuvrés des grandes villes du Nord. Il y restera plusieurs mois. C’est le début du Chicago Freedom Movement. En cause : les politiques désastreuses en matière de logement, d’éducation et d’emploi. L’un des temps forts du mouvement consistera en un grand rassemblement estival au Soldier Field, stade de football mythique. Il a lieu l’après-midi du 10 juillet. Ce jour-là, il fait une chaleur étouffante. Les températures avoisinent les 37 °C. Les plages de la Windy City sont pleines à craquer. Cette météo exténuante est un démenti au surnom donné à la ville. Après une arrivée triomphale en décapotable, Martin Luther King, Jr. s’installe à la tribune pour s’adresser aux 35 000 personnes qui ont affronté la canicule. Trois ans après l’iconique « I have a dream », l’anaphore reste un trait saillant de sa rhétorique :

« En ce jour, nous devons déclarer notre propre Proclamation d’émancipation. En ce jour, nous devons nous engager à faire tous les sacrifices nécessaires pour changer Chicago. En ce jour, nous devons être résolus à remplir les prisons de la ville si nécessaire, afin de mettre un terme à la politique des bas-fonds. »

L’arène où résonne la voix amplifiée de King est le théâtre des exploits des Bears, l’une des équipes les plus prestigieuses de la ligue de football américain NFL. Des artistes de renom comme Barbra Streisand ou Johnny Cash s’y sont produits. Le 10 juillet 1966, le Soldier Field voit défiler sur scène d’autres personnalités : Mahalia Jackson, celle qui murmurait du gospel à l’oreille du révérend King quand il était assailli de doutes, le groupe Peter, Paul and Mary et l’étoile montante Stevie Wonder : « Jeune homme, je suis très heureux de vous rencontrer, lui dit King. Vous faites beaucoup de choses pour les jeunes » [6]

C’est la seule et unique fois où les routes du génie et de l’icône se croisent. Deux ans plus tard, assoupi à l’arrière de la voiture qui le ramène de la Michigan School for the Blind pour Detroit, Stevie Wonder apprend la mort de son guide spirituel. Le chauffeur se gare sur le bas-côté et coupe l’autoradio. Stevie est en larmes.

La rencontre avec Martin Luther King, Jr. est synchrone avec une première étape fondamentale dans l’évolution du chanteur-compositeur, avant qu’il ne se réclame du révérend et de sa théologie. Cette évolution va de pair avec sa mue physique et vocale. La disparition de « Little Stevie Wonder », l’enfant prodige signé dès l’âge de dix ans à la Motown, était inéluctable et même souhaitable, s’il entendait grandir artistiquement et donner naissance au Wonderland, un genre musical en soi. À l’âge de seize ans, Stevie ne veut plus être cette attraction, cette curiosité qui suscite un étonnement admiratif, notamment du fait de son handicap. Il n’a plus envie d’être la petite merveille qui fait des hugs à la planète entière et dont l’image a été taillée à partir du patron Ray Charles, parce qu’il est aveugle, parce qu’il est sensationnel, parce qu’il est noir. Stevie veut commencer à écrire et à produire ses propres chansons. Le fonctionnement fordiste de la Motown, conçue à l’image de l’industrie automobile dont Detroit est l’un des fleurons, bride sa créativité. On ne parviendra pas à corseter Stevie dans le format de la love song adolescente, de la soul glamour, des covers énergiques où son chant fait déjà des étincelles. En 1966, avant de rencontrer l’une des plus grandes figures de l’histoire américaine, Stevie est en quête d’une plus grande profondeur. Il a repris « Blowin’ in the Wind » de Bob Dylan, un monument de la protest song. La même année, en faisant siennes les paroles significatives de « A Place in the Sun », il persiste et signe :

« Parce qu’il y a un endroit au soleil / Où il y a de l’espoir pour tout le monde / Où mon pauvre cœur agité doit s’empresser d’aller / Il y a une place au soleil et avant que ma vie ne soit terminée / Je dois me trouver une place au soleil. »

Pour Stevie, réaliser cet idéal, c’est faire comprendre au reste du monde qu’en lui « le soleil » et celui qui y prend « une place » se confondent. Il est les deux. À l’écoute de son esprit, il se trouvera au firmament de la pop culture des années 1970, avant d’inspirer les premières légendes du hip-hop, la musique la plus écoutée aujourd’hui – des rappeurs comme Grandmaster Flash et Kurtis Blow se réclament de lui, le citent dans leurs textes (respectivement dans les titres « Dreamin’ » et « Tough »). « A Place in the Sun » est un titre programmatique. Il annonce la très forte parenté entre une œuvre artistique hors du commun et l’astre autour duquel la Terre ne cesse de tourner. La musique de Stevie Wonder est doublement prophétique : elle jette une lumière sur ce que sera la pop de demain, elle est une expression artistique majeure de l’éthique de l’amour de Martin Luther King.

Stevie Wonder est à l’origine de l’un des plus beaux cycles de la musique populaire des années 1970. Il a seulement la vingtaine lorsqu’il publie les grands classiques Music of My Mind (1972), Talking Book (1972), Innervisions (1973) Fulfillingness’ First Finale (1974) et Songs in the Key of Life (1976). Un âge d’or dans sa carrière qui aura une influence colossale sur les générations à venir. Cette révolution dans l’histoire de la pop music naît de la rencontre avec Malcolm Cecil et Robert Margouleff, deux avant-gardistes terrés dans la cave d’une ancienne église baptiste de New York. Leur studio ressemble à la cabine d’un vaisseau spatial. Il abrite le TONTO (The Original New Timbral Orchestra), un synthétiseur géant fabriqué à partir d’un Moog Serie III et de pièces supplémentaires venant d’autres instruments électroniques. Cecil et Margouleff sont les architectes du nouveau son de Stevie. Le genius greffe des éléments savants et expérimentaux dans une musique à vocation commerciale. Il invente la pop du futur.

Cela donnera d’abord Music of My Mind, un manifeste personnel, une déclaration d’indépendance artistique. Il s’agit de la deuxième grande étape fondamentale de la carrière de Stevie. Le moment est hautement symbolique : le chanteur a atteint la majorité. Il a des arguments de poids pour renégocier son contrat. Gordy se plie à ses exigences. Dans le livret qui accompagne Music of My Mind, Stevie dit délivrer au public « la musique de [s]on esprit, la musique qui est dans [s]a tête ». La suite du texte l’assoit comme prophète de son temps en même temps qu’héritier de la « force d’aimer » de Martin Luther King, Jr. :

« Stevie, dans sa maturité, brille de la même lumière aimante et brillante qui a attiré les gens vers lui pendant une décennie. »

Les titres de la discographie de Stevie Wonder sont évocateurs, surtout à partir du moment où il entreprend d’élargir ses horizons et de s’identifier totalement à la lumière : « A Place in the Sun », « Sunshine in Their Eyes », « You Are the Sunshine of My Life », « Happier Than the Morning Sun », « Blame It on the Sun », « Never in Your Sun ». Le principe solaire règne chez Stevie Wonder et avec lui la voyance. C’est une vision nocturne qui lui annonce l’avènement du Martin Luther King Day. Tel le devin aveugle Tirésias, dont la cécité est la marque d’une relation privilégiée avec le divin, Stevie visualise l’avenir. L’oracle de l’été 1979, le rêve qui l’obligera, prolongent les fabuleuses innervisions de l’album éponyme sorti en 1973. La pochette montre Stevie en « voyant mystique » [7], en observateur extrasensoriel scrutant le ciel depuis la fenêtre intime de ses pensées, aspirations, espoirs, mais aussi appréhensions, peurs, inquiétudes quant à la marche du monde. Un puissant rayon lumineux émane de son visage, tel Superman ou Cyclope de X-Men. En mouvement, fonçant vers le premier plan, vers nous, le titre de l’album et le nom de l’artiste préfigurent les génériques animés et immersifs du cinéma des années 1980, et plus particulièrement celui du Superman de Richard Donner (1978). Stevie est super-héroïque. Ses yeux intérieurs, ses yeux de l’âme, de la soul voient plus loin, plus fort que les yeux du corps, que les yeux de chair. C’est la ballade « Visions » qui entre le plus immédiatement en résonance avec le titre de l’album et son imagerie prophétique :

« Les gens main dans la main / Ai-je vécu pour voir le pays du lait et du miel ? Où la haine n’est qu’un rêve et où l’amour est éternel / Ou est-ce une vision de mon esprit ? La loi n’a jamais été adoptée / Mais d’une manière ou d’une autre, tous les hommes se sentent enfin libres / Sommes-nous vraiment allés aussi loin dans l’espace et le temps ? Ou est-ce une vision de mon esprit ? »

« Visions » offre le spectacle d’une utopie dont Stevie ne sait si elle est à l’œuvre ou si elle est un songe. L’humanité est unie. La haine a la nature volatile du rêve et l’amour règne en maître. Ici, la symbolique biblique (« le pays du lait et du miel », l’autre nom de la Terre promise vers laquelle s’acheminent Moïse et son peuple) se mêle à des considérations politiques. « Free at last » sont d’ailleurs les derniers mots du discours « I have a dream » :

« Free at last ! Free at last ! Thank God Almighty, we are free at last ! »

Pris entre deux régimes de croyance, Stevie n’est pas aveuglé pour autant. Il sait de quoi le monde est fait, il ne nie pas les évidences, les grandes comme les petites : aujourd’hui n’est pas hier, toutes les bonnes choses ont une fin, les forces obscures trouvent toujours à faire, elles continuent d’enténébrer les consciences. En même temps, n’a-t-on pas le droit d’imaginer qu’un telle « Terre promise » existe, quelque part, ou qu’elle existera un jour ?

Par un effet de transfiguration propre à la Black Pop, c’est un homme aveugle qui prend en charge la diffusion de la « lumière de l’amour et de la justice » incarnée par Martin Luther King. Le Wonderland est le renversement merveilleux de la « nuit de l’ignorance » montrée du doigt, depuis la chaire, par le révérend. Qui y est réceptif, qui en est amoureux vit la musique de Stevie Wonder comme une radiation, comme une irradiation positives. La lumière est son feu nourricier et Stevie se donne pour tâche de nourrir à son tour ce feu. À ce propos, « Love’s in Need of Love Today », le premier titre du double album Songs in the Key of Life, a valeur de déclaration de principe. Il s’agit ainsi de perpétuer le cycle vertueux d’une vie éclairée, constamment illuminée, échauffée d’amour. Les cercles concentriques dessinés sur la pochette de Songs in the Key of Life nous mènent à un Stevie Wonder divinisé, diaphane, entouré d’un blanc immaculé. On pourrait aussi bien dire qu’il est à l’origine de l’embrasement joyeux qui se déroule sous nos yeux. À nouveau investi de super-pouvoirs, Stevie nous envoie des ondes de feu pour nous attirer à lui et nous réchauffer.

Ces ondes dessinent une spirale ascendante. Ce n’est pas une chute comme dans le générique tout en rotation de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) mais, au contraire, une élévation aux accents dantesques. Dans La Divine Comédie, Dante décrit un voyage des âmes. Il va des neuf cercles des Enfers au Paradis en passant par la « montagne ensoleillée » du Purgatoire. Pour le héros, qui porte le nom de l’auteur du poème épique, le dernier royaume est celui de l’éblouissement. L’idée que la cécité pourrait être finalement l’envers de la nuit se retrouve chez l’écrivain Jacques Lusseyran. Pour parler du trouble qu’il partage avec Stevie Wonder, le résistant utilise un lexique tout à la fois musical et pictural. Sa description est synesthésique, au croisement de plusieurs sens, comme l’est le Wonderland :

« Il pleuvait partout de la clarté : plus un reste de nuit. Tout était d’or ou d’argent comme si, des couleurs, je n’avais su d’abord accueillir que les plus aiguës, les plus précipitées… Au-dehors, c’était désormais le vide ; au-dedans, toute une forêt de lumière. Je dus regarder longtemps avant de m’accoutumer à cette lumière sans ombre [8].

Une « lumière sans ombre » : c’est ainsi que Stevie Wonder a pu être perçu par ses détracteurs. On a raillé son idéalisme, on a jugé ses déclarations et prises de position naïves. On lui a reproché d’avoir l’optimisme et la joie chevillés au corps. Il faut dire que, même adulte, même quadragénaire et quinquagénaire, Stevie Wonder aura gardé une fraîcheur juvénile typique de sa tessiture. C’est un high tenor, un ténor léger, et le ténor léger a une constitution vocale telle qu’il n’est jamais plus à l’aise que dans les cimes. C’est à cet endroit, dans cet espace, que son instrument est mis en valeur. Stevie Wonder était prédestiné à la brillance des aigus, non à la matité des graves comme les barytons et autres crooners, chanteurs de charme.

À nos yeux, sa musique est l’Empyrée, le paradis de la soul masculine, sa pyramide du Soleil. Au fond, il aura réussi à « être d’or », à « rester de l’or », comme les héros adolescents d’un chef-d’œuvre auquel il sera associé. En 1983, en pleine préparation d’un nouveau long-métrage, Francis Ford Coppola fonce dans une cabine téléphonique de Tulsa, en Oklahoma, pour contacter Stevie Wonder et lui proposer d’être l’auteur-interprète d’une élégie intitulée « Stay Gold ». La chanson composée par Carmine Coppola, le père du réalisateur, se trouve en ouverture et en clôture du magnifique The Outsiders. Les génériques de début et de fin associent le timbre du soulman à un crépuscule flamboyant de cinéma hollywoodien classique. Magnifique intuition de Coppola : qu’il se lève ou qu’il se couche, le soleil aurait toujours la voix de Stevie.

La filiation spirituelle avec Martin Luther King, Jr. confirme l’appartenance de Stevie Wonder à l’un des deux grands courants de la lutte de libération noire : celui de l’intégration et de la coalition entre deux Amériques ; celle qui domine et celle qui est dominée. « Happy Birthday » est une pop song solaire, enjouée, qui prône le consensus :

« Le temps est venu / Pour des gens comme moi et vous / Qui savent que la voie de la vérité est l’amour et l’unité pour tous les enfants de Dieu. »

On ne peut pas dire qu’il s’agisse du titre le plus mémorable de la discographie wonderienne, musicalement parlant. En même temps, « Happy Birthday » a accédé au rang d’hymne et d’incontournable des anniversaires fêtés dans les familles noires américaines. Il reste une célébration marquante de la « force d’aimer ». Pour Malcolm X, cette approche fut celle du « bon Noir », du « bon Nègre », soucieux de convenir à la majorité blanche : « Revolution is bloody, there are no bloodless revolutions », avait-il déclaré. Le leader s’inscrivait en faux contre la démarche non violente : tendre l’autre joue, aimer mes ennemis, hors de question ! Et pourtant, le révérend King n’ignorait pas le prix du sang. Il était prêt à donner sa vie pour la cause. Le 4 avril 1968, un certain James Earl Ray la lui prit en lui tirant une balle dans la tête. Malcolm X avait subi le même sort, le 21 février 1965. Bien que leurs approches divergent, Martin et Malcolm X finirent en martyrs tous les deux. Ces leaders, que l’on a opposé comme le jour et la nuit, sont le Janus de la révolution noire. L’une réclame justice poliment, en restant dans les limites de ce que la société (blanche) considère comme acceptable, l’autre veut obtenir réparation par tous les moyens, y compris les armes et le sang.

Si l’Amérique noire des années 1980 manque de leaders de l’envergure de Malcolm et de Martin, elle a tout de même ses figures prophétiques. Avec Stevie Wonder, Marvin Gaye sera, au début de la décennie, l’autre grande incarnation pop de la « bonne nouvelle » annoncée dans l’Évangile de Luc :

« les aveugles voient » laisse place à « les lépreux sont purifiés ».

P.-S.

Ce texte constitue le chapitre 3 du livre de Nathan Reneaud, Black Pop. Douze âmes de l’Amérique noire, qui vient de paraître. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Éditions Façonnage.

Notes

[1Podcast « Being Black : The ’80s », créé par l’animateur américain Touré.

[2Martin Luther King, « Comment un chrétien voit le communisme », dans La Force d’aimer, Casterman, 1964.

[3Graham Thompson, American Culture in the 1980s, Edinburgh University Press, 2007.

[4Martin Luther King, La Force d’aimer, op. cit.

[5Frédéric Adrian, Stevie Wonder, Le Castor Astral, 2016.

[6Frédéric Adrian, ibid.

[7Frédéric Adrian, Stevie Wonder, op. cit.

[8Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, Folio, 2016