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Larbi Ben M’Hidi mérite mieux qu’une fausse monnaie mémorielle

Sur la reconnaissance tronquée de l’exécution d’un héros de la lutte algérienne pour l’indépencance.

par Fabrice Riceputi
10 novembre 2024

Fidèle à son penchant phénoménal à l’instrumentalisation de l’histoire en notre nom, de Pétain et Maurras à Napoléon, en passant par Pierre Loti et Manouchian, et croyant « compenser » son rapprochement avec le Maroc, le président Emmanuel Macron s’est livré à une reconnaissance tronquée de l’exécution sommaire de Larbi Ben M’Hidi, héros tragique de la lutte algérienne pour l’indépendance. Le texte qui suit revient sur cette opération.

Emmanuel Macron poursuit son goutte à goutte mémoriel relatif aux innombrables crimes commis par l’armée française pour empêcher l’indépendance de l’Algérie. Après Maurice Audin (2018) et Ali Boumendjel (2021), il a sélectionné parmi des dizaines de milliers de victimes d’exécutions sommaires le cas d’un héros tragique de la lutte pour l’indépendance, dont la mémoire est vénérée en Algérie : Larbi Ben M’Hidi, qui était lors de son arrestation le 23 février 1957, boulevard Saint-Saëns (aujourd’hui Mohamed V), par le 3e RPC de Marcel Bigeard, l’un des 5 membres du CCE, le Comité de coordination et d’exécution, organe exécutif du FLN.

Il avait en charge la Zone Autonome d’Alger (ZAA) et, à ce titre, commandait la lutte politique et la guérilla dans l’Algérois, dont des attentats à la bombe à retardement, parfois dans des lieux publics, en riposte aux attentats non moins aveugles commis par les Européens ultras contre des « musulmans » ainsi qu’aux exécutions de condamnés à mort concédées par le gouvernement de Guy Mollet aux mêmes Européens ultras. On lui prête cette réponse au reproche de commettre des attentats : " Donnez-nous vos chars et vos avions, et nous vous donnerons nos couffins" (qui servaient à cacher des bombes).

Il venait surtout d’impulser l’organisation d’une grève générale anticoloniale de 8 jours dans toute l’Algérie et dans l’Hexagone, initiative qui saisit de panique les autorités françaises et les décida à confier aux parachutistes du général Massu l’éradication à tout prix du nationalisme à Alger, ce qu’on appela bientôt « la bataille d’Alger ».

Il fut pris deux semaines après l’écrasement de cette grève par la multiplication de rafles, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires. Sa mort, suivie de l’exil forcé des autres membres du CCE puis de l’assassinat d’Abane Ramdane par des membres du FLN en décembre 1957, représenta la fin de la primauté « du politique sur le militaire » et de « l’intérieur sur l’extérieur », le credo politique du FLN issu du Congrès de la Soummam de l’été 1956.

Comme il l’avait fait pour Maurice Audin et pour Ali Boumendjel, Macron a confirmé le 1er novembre 2024, 70e anniversaire de l’insurrection du FLN, ce que tout le monde sait fort bien depuis 1957 : Larbi Ben M’Hidi ne s’est pas suicidé, il a été assassiné. Il l’a été par l’escadron de la mort dirigé par le lieutenant Paul Aussaresses, - comme ce dernier l’a fièrement avoué en 2001 - qui, sans avoir d’existence officielle dans l’organigramme de l’armée, agissait en lien étroit avec le général Massu et le ministre de l’Algérie Robert Lacoste. L’exécution s’est produite dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, dans une ferme coloniale de la Mitidja, la Ferme La Cigogne (Haouch Cigou), prêtée à l’armée par le colon ultra Robert Martel. L’armée a ensuite fait rédiger un faux procès-verbal travestissant le meurtre, comme elle le faisait très souvent, en suicide.

Ces faits sont bien énoncés, quoique très sommairement, dans le communiqué de l’Elysée. Mais, selon un tropisme typiquement macronien, ce dernier évite soigneusement la question de la responsabilité politique de ce crime d’exécution extra-judiciaire. Contrairement à ce qu’une presse française paresseuse écrit, « la responsabilité de la France », c’est-à-dire de l’Etat français, n’est nullement reconnue. Elle n’est même pas évoquée. Seul Aussaresses est désigné comme coupable et responsable du crime, avec « des militaires », dit le communiqué, ce qui exclut donc une implication de l’institution militaire en tant que telle.

Autrement dit, le crime serait une bavure commise par des militaires subalternes.

Cette prise de liberté avec la vérité historique par la présidence de la République est habituelle. A propos du massacre des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, l’Elysée n’avait désigné en 2021 comme unique responsable que Maurice Papon, condamné en 1998 pour complicité de crime contre l’humanité pour son concours à la déportation des juifs de Gironde. Comme si le préfet de police n’avait pas suivi les consignes du gouvernement Debré en réprimant violemment les manifestants. Cette fois, c’est Aussaresses, autre épouvantail, répugnant personnage qui revendiqua cyniquement ses exactions, qui sert commodément à l’Elysée de fusible mémoriel idéal.

L’armée française et le gouvernement du socialiste Guy Mollet sont donc exemptés d’une responsabilité pourtant évidente. Aussaresses lui-même le dit : il n’était qu’un exécutant et tous les assassinats qu’il perpétra étaient étroitement contrôlés et approuvés par ses supérieurs dans l’armée ainsi que par le pouvoir politique, en particulier par le ministre de l’Algérie, le socialiste Robert Lacoste.

Qui peut penser que le sort d’un personnage de l’envergure de Ben M’Hidi pouvait être décidé par le simple lieutenant Aussaresses, lequel est d’ailleurs étrangement donné par l’Elysée comme étant « général » en 1957 ? L’ordre d’éliminer Ben M’Hidi plutôt que de le déférer à la justice militaire lui fut évidemment donné – oralement, cela va sans dire – par les généraux Salan et/ou Massu et avec l’accord du ministre Lacoste.

Et que dire du choix par l’Elysée de citer en guise d’"hommage" à Ben M’Hidi ... Marcel Bigeard ?! C’est-à-dire de l’officier dont le régiment battit selon une archive de l’armée tous les records de "suicides" de détenus et qui laissa son nom à une technique d’exécution sommaire consistant à jeter les "suspects" dans la mer depuis un hélicoptère (les crevettes-bigeard). Tout en se contredisant dans ses déclarations sur cet épisode, Bigeard affirme avoir fraternisé avec son valeureux adversaire Ben M’Hidi alors qu’on s’apprêtait à l’exécuter. Une anecdote édifiante bien dans le style "para", mais qu’aucune source crédible ne vient corroborer [1].

Enfin, on l’a bien compris -surtout en Algérie-, Macron utilise cyniquement la mémoire de Ben M’Hidi comme monnaie d’échange avec le pouvoir algérien, cette reconnaissance tronquée étant censée à ses yeux compenser le récent rapprochement de la France avec le Maroc.

Décidément, Larbi Ben M’Hidi, parfois appelé le Jean Moulin algérien, victime en 1957 de nos Klaus Barbie français, mérite mieux que cette fausse monnaie mémorielle.

P.-S.

Ce texte a été initialement publié sur le blog de Mediapart de Fabrice Riceputi. Nous le republions avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Notes

[1Je cite mon collègue et ami Alain Ruscio,"Deux ou trois choses que nous savons du général Bigeard" : "Bigeard a longuement évoqué un épisode qui – une fois de plus – sculpte sa propre statue : son face-à-face avec Larbi Ben M’Hidi, capturé par ses hommes le 23 février 1957. À lire – et à écouter[Pierre Didier, FR 3, Journal 19-20, 6 mai 2001, Site Internet INA.fr (curieusement, Bigeard prononce Ben H’Maïdi, à l’anglaise)] – le général, il y eut alors une sorte de complicité : « On était devenus deux copains »[Id.]. Drôle de mot : le dirigeant du FLN ne fut certes, semble-t-il, pas torturé, mais drogué au Penthotal, afin qu’il livre des renseignements. Ce qu’il ne fit d’ailleurs pas. À la fin, le colonel para reçut l’ordre de livrer Ben M’Hidi à Aussaresses, ce qui avait une claire et terrible signification, et Bigeard le savait. On imagine que, s’il l’avait absolument voulu, il aurait gardé son « copain ». Mais, même dans ce piteux épisode, il ne peut s’empêcher, c’est maladif, de s’attribuer le beau rôle [Version d’ailleurs contredite par Aussaresses : « Bigeard avait été prévenu que je prendrais en charge son prisonnier. Il s’était arrangé pour s’absenter », Services secrets, Algérie, 1955-1957, Paris, Libr. ac. Perrin, 2001. C’est le capitaine Allaire qui remit Ben H’Midi à Aussaresses.] : « Il quittera mon PC avec ma profonde amitié et une section qui lui rendra les honneurs… Je le vois encore avec quelques larmes sur le visage me dire : “Excusez cette faiblesse de quelques instants, je vous estime beaucoup, mon colonel » [Pour une parcelle de gloire, o.c.]. Dans ses autres ouvrages de Mémoires, Bigeard se contredit : en 1994, il écrit qu’il apprit « plus tard » sa mort « dans des conditions que j’ignore encore » [De la brousse à la jungle, o.c. ] ; en 2002, il affirme : « Le 5 mars 1957, j’apprends la version officielle : Ben M’Hidi a été retrouvé pendu dans sa cellule »[Crier ma vérité, o.c.]. On peut (peut-être) pardonner certains faits à Bigeard. Pas ce cynisme et ces mensonges sur le dos d’un martyr. Fichaise, comme disait de Gaulle [5 mars 1959, cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Vol. I, La France redevient la France, Paris, Éd. de Falois / Fayard, 1994]."