L’émission se déroule en quatre parties :
– une première concernant son bilan contre « l’insécurité », durant laquelle Manuel Valls « fait face à » (ou plutôt fait front avec) Xavier Raufer, Samira Guerrouj et Eric Ciotti ;
– une deuxième partie consacrée aux autres questions politiques et économiques, au cours de laquelle il répond aux questions de Nathalie Saint Cricq et de François Lenglet ;
– une troisième partie divisée en deux « face-à-face », l’un avec Florian Philippot pour parler d’immigration et l’autre avec Alain Finkielkraut pour traiter du « modèle d’intégration à la française » ;
– une quatrième partie destinée à faire le bilan de l’émission grâce à trois « examinateurs » (sic) : Franz-Olivier Giesbert, Alba Ventura et Jeff Wittenberg.
Bref, à regarder – même de loin – le panel des invités et intervenants de l’émission, on se dit que France 2 a tout de même une singulière conception du « débat public » et du « pluralisme ».
CSP +++
En effet, pour débattre avec Manuel Valls, France 2 qui, déjà durant le mandat de Jacques Chirac et jusqu’à l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, était devenue championne toute catégorie en termes d’émissions consacrées à « l’insécurité » [1], n’a visiblement pas été chercher ses invités au-delà de son carnet d’adresses habituel. Le plateau du 6 février de DPDA est assez remarquable pour son homogénéité puisqu’il regroupe, autour du ministre de l’Intérieur :
– six journalistes haut placés : David Pujadas (d’abord reporter sur TF1, puis présentateur du journal télévisé de France 2), Nathalie Saint Cricq (rédactrice en chef des émissions, puis responsable du service politique de France 2), François Lenglet (éditorialiste au Point, rédacteur en chef du service « France » de France 2), Franz-Olivier Giesbert (directeur du Point), Alba Ventura (encore récemment cheffe du service politique de RTL), Jeff Wittenberg (ex-présentateur des « 4 Vérités », chroniqueur sur France 2) ;
– deux professionnels de la politique : Eric Ciotti (député UMP des Alpes-Maritimes), Florian Philippot (vice-président du Front National) ;
– deux représentants des « professions intellectuelles » : Alain Finkielkraut (le « philosophe »), Xavier Raufer (journaliste, usurpateur de titres académiques, donnant des cours à l’université Paris-II) [2] ;
– une militante associative et adjointe au maire PS de Clichy-sous-Bois : Samira Guerrouj (la seule sur le plateau à exprimer quelques réserves à propos du travail de la police, en abordant la question des humiliations et du harcèlement sexuel lors des contrôles).
Où sont les femmes ?
Elles sont là. Trois femmes. Pour huit hommes. Dans des seconds rôles, évidemment.
Les absents ont toujours tort
Brillent également par leur absence, comme dans la quasi-totalité des émissions sur le sujet, des personnes qui auraient pourtant eu beaucoup à dire du « bilan » de Manuel Valls en matière de sécurité et de « politique d’immigration » : des représentant-e-s d’institutions sociales, culturelles ou médicales, des représentant-e-s de l’éducation nationale et de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, des sociologues (Laurent Mucchielli, Laurent Bonelli ?), des magistrat-e-s anti-sécuritaires (Gilles Sainati et Ulrich Schalchli ?) des militant-e-s politiques ou associatifs (LDH, GISTI, Romeurope, La Voix des Roms, Collectifs de sans-papiers, collectifs anti-racistes, collectifs anti-fascistes), des collectifs de familles victimes de crimes policiers ou, tout simplement, des personnes ayant eu affaire à la police ou à la justice.
Tout cela n’est pas nouveau, Pierre Bourdieu par exemple l’a naguère bien expliqué : tous issus peu ou prou des mêmes formations professionnelles (IEP-Paris, CFJ, HEC, ENA), fréquentant également les mêmes milieux sociaux (Xavier Raufer coécrit des livres avec Alain Bauer, parrain des enfants de Manuel Valls, nous y reviendrons !), nos débatteurs professionnels partagent les mêmes principes de vision et de division du monde social (ici, ceux de la droite et de l’extrême-droite réactionnaire, raciste, islamophobe, antiroms), tant et si bien qu’en monopolisant la parole publique, ils se font, en même temps que les agents du maintien de l’ordre social, les maîtres et gardiens de la hiérarchie des discours légitimes – par exemple, en l’occurrence, des discours sur la délinquance et l’immigration. Les orientations idéologiques de cette émission passent d’autant plus facilement pour légitimes que cette dernière prend les oripeaux d’un processus délibératif délivrant une « vérité objective » – qui n’est en réalité que l’expression de l’ethnocentrisme de ses intervenants.
DPDA, qui se présente donc comme une émission de débat public, de confrontation des idées, ignore en fait toute forme de pluralisme – ou, du moins, tout pluralisme autre que formel. Or, si la pluralité dans la sélection des débattants ne suffit pas à garantir à un débat public son caractère démocratique, c’est en tout cas une condition nécessaire. Et ce manque de pluralisme, cette homogénéité du plateau, n’est en l’occurrence pas seulement sociale mais aussi, nous allons le voir, idéologique.
Vies, doctrines et sentences des doxosophes infâmes [3]
Le panorama qui suit n’est bien sûr pas exhaustif, mais il suffit à donner un aperçu de la quantité de fascisme qui a pu se déverser dans une causerie rassemblant, de manière troublante, toutes les tendances ou presque de la grande famille d’extrême droite : l’extrême droite classique qui émarge toujours au FN, l’extrême droite de gouvernement qui émarge à l’UMP, l’extrême droite journalistique recyclée à L’Express, l’extrême droite littéraire qui grenouille entre Gallimard et France Culture, sans oublier l’invité vedette, Manuel White, qui représente bel et bien quelque chose comme une extrême droite « de gauche ».
Xavier Raufer. De son vrai nom Christian de Bongain, ancien militant au sein du mouvement d’extrême-droite Occident dissous en 1968, il rejoint ensuite le conseil national de l’organisation qui le remplace : Ordre nouveau. Idéologue de la « Nouvelle Droite », ce n’est qu’en 1979 qu’il prend le pseudonyme de Xavier Raufer lorsqu’il décide de devenir journaliste à L’Express et de se spécialiser dans la criminologie et l’anti-terrorisme. Grâce à ses réseaux d’extrême-droite, il devient directeur de collection aux Presses Universitaires de France (PUF) où il signe un ouvrage avec Alain Bauer intitulé « Violences et insécurité urbaines » [4].
Ses thèses reposent sur l’idée quasi-orwellienne selon laquelle la délinquance découlerait d’une multiplication des occasions de délinquance. Lutter contre la délinquance consisterait donc non pas à lutter contre les inégalités sociales, la pauvreté, le chômage, le racisme (et pas davantage contre la fraude fiscale, le détournement de fonds, la corruption, les abus de biens sociaux, le trafic d’influence, les infractions au code du travail etc.), mais à renforcer les sanctions et les contrôles afin de faire augmenter les « coûts de la délinquance ». Sa critique des politiques sécuritaires actuelles vise à ouvrir massivement le domaine de la sécurité au secteur privé : Raufer dénonce donc la « lourdeur », le « laxisme » et le « corporatisme » des services de l’État. Véritables « marchands de peur » [5], Bauer et Raufer cherchent en somme à vendre leur expertise en dramatisant les questions de sécurité, en attirant l’attention sur les illégalismes populaires et en faisant de ceux-ci des « menaces » souvent qualifiées de « terrorisme de basse intensité ».
Eric Ciotti. Diplômé de Science-Po Paris, Eric Ciotti fut directeur de cabinet de Christian Estrosi (ancien ministre de Nicolas Sarkozy) avant de devenir député UMP dans la première circonscription des Alpes-Maritimes et président du conseil général du même département. « Monsieur sécurité » de l’UMP, il est aussi le rédacteur de projets de loi tous plus délirants et brutaux les uns que les autres. Certains d’entre eux sont pourtant adoptés, comme celui destiné à lutter contre l’absentéisme scolaire en suspendant ou en supprimant les allocations familiales, ou encore celui instaurant un encadrement militaire pour les mineurs délinquants.
En mars 2013, dans le droit fil des réclamations de Manuel Valls, il dépose une proposition de loi visant à étendre le principe de neutralité religieuse (c’est-à-dire le principe de discrimination des femmes voilées) aux entreprises privées suite à l’affaire de la crèche Baby-Loup. La proposition de loi sera, heureusement, rejetée. En 2013 il s’illustre aussi en fondant avec Christian Estrosi un comité de soutien au bijoutier de Nice. Le commerçant avait tué le braqueur de son magasin, sans être dans une situation de légitime défense. Christian Estrosi avait alors déposé une proposition de loi définissant les conditions d’une « présomption de légitime défense » et d’un « excès de légitime défense » sans responsabilité pénale – en d’autres termes : un permis de tuer.
Dans DPDA il ne critique pas tant les politiques de Manuel Valls (dont il « approuve » les « discours très fermes » « contre la délinquance » et « contre l’immigration ») que « la pression idéologique d’une majorité qui n’a pas fait sa révolution sur la sécurité ». Il s’en prend à la « culture de l’impunité » dans la justice, reprochant à la France de ne pas prendre exemple sur les États-Unis : « huit fois plus de prisonniers » assène-t-il, admiratif. Pourtant, en France, les prisons sont plus que pleines, et les conditions de vie y sont inacceptables, comme le rappelle – sur son blog, pas sur le plateau de l’émission ! – le magistrat Gilles Sainati :
« 77.883 personnes sous écrou (soit + 1,4 % en un an) en janvier 2014 en France dont 67.075 incarcérées sur 57 516 places disponibles , ce qui représente une hausse de 1 % par rapport au mois de janvier 2013 et 10.161 personnes placées sous surveillance électronique » [6].
Florian Philippot. Passé par HEC, puis Science-Po Paris et l’ENA, haut fonctionnaire proche de l’extrême-droite pendant plusieurs années, il ne rejoint pourtant le Front National qu’en 2008. Il en devient par la suite le porte-parole et le vice-président.
Dans son « face-à-face » avec Manuel Valls à DPDA, il commence par souligner, comme tous les autres, combien il est souvent d’accord avec le ministre de l’Intérieur socialiste, tout en lui reprochant de ne pas appliquer rigoureusement ce qu’il dit. Le débat atteindra son paroxysme d’absurdité lorsque les deux débattants se taxeront l’un l’autre – et dans les deux cas à juste titre – de racistes [7], avant de s’entendre peu ou prou tous les deux sur l’idée que pour régler efficacement le « problème de l’immigration », il faudrait se méfier du système de sécurité sociale français. On avait connu des « face-à-face » au cours desquels les adversaires étaient moins conciliants.
Alain Finkielkraut. Déjà considéré, il y a près de vingt ans, par Pierre Bourdieu [8], comme l’archétype du fast-thinker aussi omniprésent médiatiquement qu’incompétent scientifiquement, littérairement et philosophiquement, Alain Finkielkraut n’a pas cessé, depuis deux décennies, de squatter tout ce qui, sur les ondes radio, la télé hertzienne ou le câble, ressemble à du média mainstream – jusque dans des émissions jugées hétérodoxes ou hérétiques par certains, comme celle de Frédéric Taddéi (« Ce soir ou jamais »), où il a jusqu’à présent été invité plus d’une quinzaine de fois [9]. Si l’on s’en tient aux quinze dernières années, Alain Finkielkraut s’est distingué en apportant son soutien aux écrits anti-juifs et anti-immigrés de l’écrivain Renaud Camus, puis en faisant l’éloge d’un pamphlet islamophobe publié par Oriana Fallacci (selon lequel les musulmans « ne sont bons qu’à lever le cul en l’air cinq fois par jour » et à se « multiplier comme des rats »), en expliquant que l’auteure avait « l’insigne mérite de regarder la réalité en face ».
Après avoir déclaré en 2002 que c’était « la réalité » qui avait « fait campagne pour Le Pen », il a accusé l’extrême gauche et les « jeunes de banlieue » arabes ou musulmans d’être les principaux vecteurs de l’antisémitisme. Fervent militant de l’exclusion des écolières portant le « voile-keffieh » (sic !), il s’est aussi illustré en ironisant sur « les victimes antillaises de l’esclavage qui vivent aujourd’hui de l’assistance de la Métropole », en dénonçant le caractère « ethnico-religieux » des émeutes urbaines, en célébrant les « bons côtés » de la colonisation , de l’esclavage, et d’une France qui n’aurait « fait que du bien aux Africains », et en critiquant une équipe de football « Black-Black-Black » qui serait « la risée de l’Europe »… [10]. Antiféministe acharné, il s’est illustré dans le soutien à un certain type d’hommes : Roman Polanski, Dominique Strauss Kahn.
Devenu proche ami de Renaud Camus, lui même reconverti dans l’animation d’un groupuscule (nommé le Parti de l’Innocence) rallié officiellement à Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle, Alain Finkielkraut a participé à une soirée dudit Parti de l’Innocence en compagnie notamment d’Élisabeth Lévy, qu’on ne présente plus, de Philippe de Saint-Robert, Paul-Marie Coûteaux et Karim Ouchikh, tous trois responsables Front National, de Pierre Sautarel, animateur du plus important des sites internet d’extrême droite islamophobe (François Desouche), sans oublier Pierre Cassen et Christine Tasin, animateurs d’un groupuscule islamophobe radical nommé Riposte Laïque (Christine Tasin a notamment rédigé un projet politique où elle envisage, au sens littéral, sans métaphore, de « tirer dans le tas » des musulmans)... [11]
Dans DPDA, le philosophe réactionnaire a ressorti son couplet désormais bien connu sur le « refus d’intégration » des jeunes générations issues de l’immigration, sur l’abominable « voile » et sur les « territoires perdus de la République ». Il a dénoncé ce qu’il appelle « L’Union Soviétique de l’antiracisme sans cervelle », et récusé par avance toute idée de refonte des programmes d’Histoire intégrant ceux qui, dominés en leur temps, en ont jusqu’à présent été effacés (figures anticolonialistes, femmes etc.)...
Manuel Valls, de son côté, a rappelé combien il se « retrouve souvent dans les propos, la pensée, les réflexions, les écrits d’Alain Finkielkraut quand il défend la laïcité, la lutte contre les fondamentalismes, les communautarismes, et au fond quand il pointe l’existence d’une panne de notre système d’intégration ».
Mais c’est avec ce véritable coup de grâce que le face à face atteint sa plus haute intensité émotionnelle :
« Ce que je ressens parfois, en écoutant Alain Finkielkraut, c’est que... Puis-je le dire, il va se fâcher ? Il y a parfois une absence de confiance dans notre pays ».
Voilà qui est envoyé !
Bilan du débat : tous les intervenants saluent, sans bien sûr le nommer ainsi, le travail de lepénisation des esprits accompli par Manuel Valls, ses propos racistes, sa violence envers les Roms, son occultation des violences policières, son islamophobie, ainsi que la continuité de ses politiques antimigratoires avec celles de ses prédécesseurs (Hortefeux, Guéant, Besson, Alliot-Marie). À peine lui est-il reproché de n’être pas assez lui-même, d’aller dans la bonne direction mais pas assez loin. Ne manque plus que le verdict des trois « examinateurs » de la fin de l’émission pour nous dire ce qu’il fallait voir dans ce que nous avons vu et ce qu’il fallait entendre dans ce que nous avons entendu – sans oublier le plus important : ce qu’il faut en penser. Sans bouleversante surprise, on apprend alors que Manuel Valls a été « bon » mais aussi « pugnace, modeste et combatif », et qu’il a réalisé « une bonne émission ». Générique de fin. L’esprit bien lepénisé, le téléspectateur n’a plus qu’à se répéter – s’il veut s’en convaincre – le tout récent slogan de la chaîne de service public :
« France 2, c’est bien ».