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« Le bouchon est dans la Japonaise » : politique du genre chez Tsai Ming-liang

Première partie : Performativité du genre et performance sexuelle

par Florine Leplâtre
7 mars 2010

Tsai Ming-liang est identifié comme cinéaste gay, ou queer, alors que ses films récents, et parmi eux The Hole et La Saveur de la pastèque, semblent ne s’occuper que de relations hétérosexuelles. The Hole est une comédie musicale futuriste qui réunit pour les meilleur et pour le pire un voisin et une voisine alors que le monde se délite ; La Saveur de la Pastèque met en scène le tournage d’un film porno et les problèmes sentimentaux et sexuels de l’acteur principal, le tout entrecoupé de séquences de musical déjantées. L’analyse qui suit interroge dans un premier temps les vertus dénaturalisantes, par rapport au genre, de la comédie musicale et de la pornographie ; puis elle discute de la dimension queer de ces films-ci, qui restent marqués par un androcentrisme certain ; elle confronte enfin certains éléments de la réception critique de La Saveur de la Pastèque, pour montrer comment une même scène peut être l’objet d’investissements affectifs et idéologiques divergents.

Ce sont les rapports entre genres filmiques et gender qui m’intéressent ici. La comédie musicale et la pornographie incluent en effet une conception très normée du genre (sexuel) : la première repose sur un couple d’amoureux de sexe opposés, qui doivent se retrouver à la fin ; la seconde, dans le sous-genre cité ici, le porno soft hétérosexuel, est censée représenter des rapports sexuels entre hommes et femmes, mettant le plus souvent en valeur les performances sexuelles de l’homme ou des hommes.


Le genre : de la performance théâtrale à la prothèse grotesque.

Quand Judith Butler, dans Trouble dans le genre, développe le concept de performativité du genre, selon laquelle la binarité du genre n’est pas une structure naturelle, mais une construction linguistique et sociale, elle s’appuie entre autres (pour la dépasser) sur la théorie de la mascarade de la psychanalyste Joan Rivière. Dans « La féminité comme mascarade » (1929), celle-ci suggère que l’adoption théâtrale de signes de féminité serait adoptée par certaines femmes « pour cacher leur possession de la masculinité et pour détourner les représailles s’il s’avérait qu’elle la possède (…) Le lecteur pourra demander maintenant comment je définis la féminité, ou bien à quel endroit je place la frontière entre féminité authentique et "mascarade". Ce que je suggère… c’est qu’il s’agit de la même chose. »  [1]

Si Butler dépasse la polarisation masculin / féminin impliquée par la psychanalyse freudienne, c’est bien de ce concept de mascarade qu’elle part pour citer parmi les pratiques de subversion du genre la parodie et le travestissement. [2]

Or, il semble que les séquences de comédie musicale dans The Hole et La Saveur de la pastèque relèvent bien de cette parodie du genre. Si, selon Rick Altman, une des caractéristiques de la comédie musicale hollywoodienne classique est l’alternance entre masculin et féminin dans les numéros, et la formation d’un couple hétérosexuel dans le scénario, et donc la naturalisation du système binaire de genre, la mise en scène camp des passages musicaux dans les films de Tsai dénaturalise ce système. Si l’on considère les chansons elles-mêmes comme un donné, la théâtralisation parodique opère sur les costumes, les accessoires et les chorégraphies. On peut distinguer trois niveaux de parodie : la féminité théâtralisée, appuyée sur l’esthétique du music hall, le travestissement théâtral (drag) qui repose sur l’inversion des costumes masculins et féminins, et la parodie grotesque des corps masculins et féminins à travers les prothèses.

Dans les cinq numéros de The Hole, et dans les deuxième et troisième numéros de La Saveur de la pastèque, les femmes sont costumées de robes extravagantes, empruntant à l’esthétique du music hall : Yang Kuei-mei porte des plumes sur la tête dans le 1er numéro de The Hole, sur le col dans le quatrième ; ses robes sont à paillettes, multicolores dans le premier numéro, dorées dans le troisième, blanches dans le quatrième. Les résilles géantes, la dentelle et les bas noirs habillent Lu Yi-ching dans le troisième numéro de La Saveur de la pastèque. Ainsi sont repris les codes d’une féminité scénique.

L’autre versant de la féminité parodiée, c’est l’attribut de la fleur, qui orne les robes de Yang Kuei-mei et des trois filles du chœur dans le second numéro de The Hole, et sont constituées en accessoire géant dans le second numéro de La Saveur de la pastèque.

Pour finir, la couleur rouge, qui fabrique et figure l’érotisation du corps féminin, vient compléter le costume parodique de la femme : rouge des plumes dans le premier numéro de The Hole, des gants (qui remontent jusqu’aux coudes) dans le second, de la robe vaporeuse dans le dernier.

La théâtralité ne réside pas seulement dans les costumes, mais également dans les chorégraphies, supports d’une gestuelle parodique. Plusieurs numéros mettent en scène des femmes effectuant des gestes d’invite sexuelle – assortis de regards caméra. La chorégraphie de « Calypso » repose essentiellement sur des dandinements fessiers grotesques, Yang Kuei-mei se retournant régulièrement pour se montrer sous plusieurs angles. Dans la chorégraphie de « Je te veux », dont les paroles produisent déjà une invitation amoureuse et sexuelle répétée, la gestuelle suit : dans ce numéro, le destinataire masculin de ces gestes est présent, et Yang Kuei-mei se livre à une parade amoureuse agressive avant de cajoler suggestivement un extincteur. Dans la numéro « Le commencement de l’amour », c’est la jambe de la statue de Tchang Kai-chek qui est caressée de manière suggestive par Lu Yi-ching – la constitution de la statue en phallus a un potentiel satirique.

Dans tous les cas, les gestes érotiques accompagnés de regards caméras, alternant avec des regards vers le protagoniste masculin lorsqu’il est présent, construisent et annulent en même temps le regard masculin concupiscent (le male gaze, conceptualisé par Laura Mulvey). Parce que les gestes sont exagérés, les regards appuyés, les costumes kitsch, le regard érotique ne peut fonctionner : il doit être remplacé par un regard qui observe le spectacle en sachant qu’il s’agit d’un spectacle, d’une performance, puisque cela est constamment rappelé.

La parodie du genre opère à un second niveau avec le travestissement théâtral. Dans le numéro du parc, sur la chanson « Le rendez-vous fabuleux », Lee Kang-sheng revêt deux costumes féminins tandis que Chen Xiangqi porte un costume d’homme. Le phénomène du travestissement n’est pas spécifique à la mise en scène de Tsai : de tradition dans l’opéra chinois traditionnel, il est aussi un phénomène courant dans la comédie musicale de music hall, et dans les productions hongkongaises.

On trouve par exemple une belle scène d’inversion des genres par le travestissement dans Hong Kong Nocturne, d’Inoue Umetsugu. Mais ce qu’il y a de spécifique à ce numéro, c’est que le travestissement – pratique déjà théâtrale – est encore théâtralisée par la mise en scène du changement de costume lui-même : au milieu du numéro, Lee troque sa robe rose bonbon pour une autre jaune et bleue, qu’il ne boutonne pas tout à fait, laissant voir le caractère emprunté de ce travestissement. Si cette pratique n’est présente que dans un numéro, il apparaît important de la souligner dans le cadre d’une réflexion sur le genre comme performance, car la figure de la drag queen est érigée par Judith Butler comme exemple-type de subversion du genre. Le potentiel subversif du travestissement dans La Saveur de la pastèque est réduit du fait de son cantonnement à un numéro, mais il s’agit néanmoins d’un élément qui contribue à la thématisation du genre, et donc à sa dénaturalisation.

À un troisième niveau, c’est le genre comme différence sexuelle corporelle qui est parodié et dénoncé comme fabrication, dans le numéro « Sois patient » ou numéro des toilettes (tellement frappant visuellement que des photogrammes de cette séquence sont fréquemment cités dans les articles critiques). Dans ce numéro, l’acteur porno joué par Lee Kang-sheng est déguisé en pénis géant, avec un chapeau en forme de gland sur la tête, de gros ballons à picots roses accrochés à la taille en guise de testicules, et un tuyau en plastique transparent pour figurer la fonction éjaculatoire. Face à lui, une armée de femmes dont les poitrines sont à la fois masquées et soulignées (remplacées) par des objets pointus : des plots de chantier rouges pour celle qui mène la danse, et des entonnoirs roses pâles pour toutes les autres. Il faut ajouter que les femmes sont toutes dotées de ventouses à WC, qu’elles brandissent comme des armes, et dont la fonction apparaît dans un plan subjectif saisissant : la ventouse est là pour attraper le gland de l’homme – on peut donc supposer qu’il s’agit d’une métaphore et d’une prothèse du vagin.

Le remplacement ou le soulignement de l’appareil génital et des seins (pour les femmes) par des objets en plastiques détournés est une parodie qui a des effets comiques et critiques. Le grossissement, l’isolement et l’exhibition de parties du corps métaphorisées relève du comique « carnavalesque » [3], lié à l’inversion hiérarchique du haut et du bas : ainsi, le protagoniste masculin se retrouve littéralement doté d’une « tête de gland ». Le potentiel critique de ce grossissement apparaît si l’on considère qu’il met en image la réduction des corps genrés à leurs fragments. Cela rejoint la thèse de Beatriz Preciado qui affirme que « dans le capitalisme post-industriel, tous les genres sont prosthétiques »  [4].

Nous parlons d’autant plus facilement de « prothèses » pour les extensions corporelles de la séquence que celle-ci suit une séquence de tournage de film porno, et plus précisément un passage au cours duquel l’acteur se prépare pour la scène, isolé dans les toilettes, et semble avoir des difficultés d’érection : une actrice présente sur le plateau, jouée par Yang Kuei-mei, vient frapper à la porte et lui demander s’il a « besoin d’un coup de main ». S’il n’y a pas d’appropriation directe d’un attribut d’un genre par l’autre, contrairement au discours de Beatriz Preciado qui fait l’apologie du gode comme phallus lesbien, il y a bien grossissement parodique et dénonciation du « sexe » comme artefact, mais aussi hybridation des sexes : en effet, les ventouses ne se contentent pas de grossir leur référent (le vagin), en l’associent à un symbole phallique (le manche). La chorégraphie martiale, où les femmes brandissent leurs ventouses comme des armes, vient donc compléter l’hybridation des sexes par les femmes, en associant arme, phallus et vagin.

La thématisation de la pornographie prolonge ce mouvement subversif de dénaturalisation, en figurant les rapports sexuels comme travail.
Critique de la pornographie et dénaturalisation des rapports sexuels

Le cinéma est une des « technologies du genre », affirme Teresa de Lauretis, en s’inscrivant dans la théorie foucaldienne des technologies et discours de pouvoir, pour resituer le genre au sein d’un réseau de relations de pouvoir qui peuvent avoir des effets positifs ou oppressifs  [5]. On peut voir dans La Saveur de la pastèque une critique du genre pornographique comme technologie de genre oppressive : le film pornographique est en partie déconstruit par l’exhibition de sa fabrication. La technicité du tournage et ses aléas (chute des faux cils, manque d’eau) viennent souligner l’absence de désir et d’érotisme dans ce genre caractérisé par la mécanisation des corps. Le corps-machine peut aussi tomber en panne : c’est l’évanouissement de l’actrice japonaise, traînée tout de même et exploitée même sans connaissance. C’est aussi l’impuissance de l’acteur, qui lors, d’un tournage, ne parvient pas, malgré les magazines qu’on lui a fournit, à être prêt pour la scène.

Cette mécanisation de la pratique sexuelle uniquement représentée comme un travail va de pair avec une absence (à une exception notable) de relations sexuelles entre les protagonistes de la « romance ». Cela est peu commun, car la plupart des films qui racontent des histoires d’amour finissent à un moment ou l’autre par suggérer, sinon montrer, des rapports sexuels entre les personnages. Ici, ce n’est pas qu’il y ait sublimation du désir sexuel dans quelque chose de plus élevé et de plus pur, c’est que le désir est l’apanage de la femme b, il n’est pas partagé par l’homme. À plusieurs reprises elle lui fait des avances, littéralement ou métaphoriquement, qu’il rejette également :

 lors d’une scène dans l’appartement de la femme, l’homme jette par le fenêtre le jus de pastèque que celle-ci vient de lui offrir (or, la pastèque est une métaphore du sexe tout au long du film) ;

 plus tard, les deux protagonistes se rencontrent dans le rayon X d’un magasin de location vidéo, la femme entreprend physiquement l’homme, qui se laisse faire un instant, avant de la repousser aimablement (il refuse le sexe mais donne tous les signes de la tendresse et de l’attention pour elle) ;

 lors d’une autre scène dans l’appartement de la femme, un moment d’intimité se clôt simplement sur une cigarette fumée sous la table de la salle à manger (ce sera tout pour le rapprochement des corps).

Et pour le seul acte sexuel qui implique les deux personnages, on peut difficilement dire qu’il y a rapport sexuel : la relation est d’abord uniquement dans un croisement de regards, et la réunion du sexe de l’homme et de la bouche de la femme se fait à travers une fenêtre grillagée, chacun d’un côté d’un mur – métaphore transparente de l’absence de communication.

La séparation entre activité sexuelle et relation sentimentale est subversive en ce qu’elle dénaturalise l’équation rapport sexuel / rapport amoureux (séparation niée par certains critiques, qui écrivent « faire l’amour » pour parler du travail du sexe effectué par les acteurs pornos sous l’œil des techniciens). Toutefois, le discours anti-pornographie qui sous-tend le film (et qui l’accompagne, comme on peut l’entendre dans les interviews ou les conférences données par le réalisateur) semble appeler à une restauration de cette équation. En effet, dans le récit, c’est l’industrie pornographique, symbole de la marchandisation des rapports humains, qui est donnée comme responsable de l’échec ou de l’absence des relations sexuelles entre les deux protagonistes. Pourtant, tout le monde n’étant pas acteur ou actrice porno dans la société taiwanaise, l’explication de l’échec de l’amour par la pornographie semble difficilement universalisable.

Deuxième partie : Une mélancolie de genre androcentrée

Troisième partie : Commentaires sur une pipe d’auteur

Notes

[1Joan RIVIÈRE, citée par Shohini CHAUDHURI (éd.), Feminist Film Theorists : Laura Mulvey, Kaja Silverman, Teresa de Lauretis, Barbara Creed, Londres : Routledge, 2006, p. 41

[2Judith BUTLER, Trouble dans le genre, chapitre 3, « Actes corporels subversifs ».

[3Pour reprendre la formule de Bakhtine au sujet de Rabelais, dans François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris : Gallimard, coll. L’Imaginaire.

[4Beatriz PRECIADO, Le Manifeste contra-sexuel, Paris : Balland, 2000, p. 86.

[5Teresa DE LAURETIS, Technologies of gender, Bloomington : Indiana University Press, 1987.