Au lendemain du 11 septembre, de nouvelles phobies se développent en Occident. On imagine des poisons invisibles coulant des robinets des grandes métropoles. On reparle du gaz sarin utilisé, au milieu des années 1990, dans le métro de Tokyo par la secte Aum. Et la psychose de l’anthrax aux États-Unis semble illustrer l’imminence de ces nouvelles formes d’attaques terroristes. Au cours de l’année 2002, un nouveau produit fait progressivement son apparition sur la scène politique et médiatique occidentale : la ricine. Ce poison étrange, dont bien peu de gens ont entendu parler jusque-là, va laisser des « traces » sur différents points du globe. C’est au Royaume-Uni que l’affaire prend la plus grande ampleur, puisqu’un véritable « complot de la ricine » (ricin plot) liant l’Irak à l’Angleterre, via l’Algérie et la France, est révélé dans les semaines qui précédent l’envoi des troupes américaines et britanniques en Irak, fin 2002-début 2003. Argument de poids alors tant pour le Premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair, que pour l’administration Bush, l’effrayant « complot de la ricine » ne ressemble à rien d’autre, rétrospectivement, qu’à une « illusion de masse ».
De l’opération Springbourne…
Ce qui deviendra l’« affaire de la ricine » débute à l’automne 2002 avec l’opération Springbourne, dont l’objectif officiel est d’enquêter sur des militants extrémistes nord-africains que les autorités britanniques suspectent de collecter frauduleusement de l’argent pour soutenir des terroristes basés à l’étranger, comme l’expliquera un haut responsable des services de sécurité :
« Les services secrets nous avaient dit que ces gens étaient engagés dans de grandes opérations de collecte de fonds pour [financer] le terrorisme. […] Mais nous voulions pousser [l’enquête] plus loin pour savoir si cela se limitait à de la collecte d’argent. » [1]
En septembre 2002, dans une maison de Thetford, à 140 kilomètres au nord-est de Londres, les détectives trouvent des photocopies contenant des recettes de poisons et des informations sur les explosifs et la fabrication de bombes. Des dizaines de Nord-Africains sont arrêtés, dont un Algérien, Mohammed Meguerba, chez qui la police retrouve de faux documents (dont un faux passeport français). C’est ce personnage, nous allons le voir, qui est au cœur de l’affaire.
D’après le témoignage d’Harry C., un des membres du jury du « procès de la ricine » (qui débutera deux ans plus tard), Mohammed Meguerba est conduit à l’hôpital à la suite d’une crise d’épilepsie au cours de sa garde à vue [2]. Lorsqu’il est rétabli, les autorités ne s’intéressent plus vraiment à son cas, lui demandant seulement de se représenter au poste de police deux mois plus tard… Duncan Campbell, à la fois journaliste d’investigation et expert cité par la défense lors du procès, et à ce titre observateur privilégié du « complot de la ricine », écrit que lorsque Mohammed Meguerba est arrêté, il prouve qu’il réside légalement au Royaume-Uni, car marié à une Irlandaise [3]. Sous-estimant l’importance de son arrestation, la police décide alors de le libérer sous caution en attendant la poursuite de l’enquête.
Une fois libre, Mohammed Meguerba va à Liverpool, prend un avion pour l’Espagne, puis se rend au Maroc et enfin en Algérie, où il est arrêté par les autorités en décembre 2002. Peu après sa capture, les services secrets algériens envoient une série de rapports aux autorités britanniques pour les prévenir de l’imminence d’une attaque terroriste à Londres. Selon le premier rapport, des « terroristes algériens » d’Al-Qaida qui fréquentent la mosquée de Finsbury Park, bastion du très virulent prédicateur Abou Hamza Al-Masri [4], auraient en leur possession une « quantité de poison mortel » cachée dans deux pots de crème Nivéa dans un appartement de Wood Green, dans le nord de Londres, et seraient sur le point de l’utiliser « dans les prochains jours ». Les notes se fondent sur les « témoignages » de Mohammed Meguerba, qui a « avoué » aux autorités algériennes s’être entraîné à la fabrication de poison avec un certain « Nadir » dans des camps en Afghanistan à la fin de l’été 2002. De retour à Londres et en suivant les instructions de documents « qui viennent d’Afghanistan », les deux hommes auraient fabriqué dans l’appartement qu’occupe Nadir à Wood Green un poison à base de graines de ricine, « qui agit au contact de la peau ». Le but étant de répandre la substance sur les poignées de voitures d’une grande rue du nord de Londres.
Début janvier 2003, commence la filature de Nadir (dont personne n’a pu déterminer la réelle identité, mais qui sera identifié pendant toute l’affaire sous le nom de Kamel Bourgass, un ressortissant algérien d’une trentaine d’années et familier de la mosquée de Finsbury Park [5]). Dans l’appartement de Wood Green que Bourgass a partagé pendant plusieurs mois avec un jeune Algérien de dix-sept ans, Sidali Feddag, la police saisit le 5 janvier les originaux des documents retrouvés à Thetford : cinq pages de notes en arabe écrites sous la plume de Kamel Bourgass et contenant des instructions pour produire de la ricine, du cyanure, de la toxine botulique et une liste de produits chimiques utilisés dans la fabrication d’explosifs. Les policiers découvrent aussi vingt-deux graines de ricin et des articles de toilette en grande quantité (pots de crème, brosse à dents…). Des sources policières affirmeront avoir été surprises par l’amateurisme de l’opération, mais se diront convaincues du sérieux de l’intention sous-jacente de lancer une attaque terroriste [6]. L’équipe du centre scientifique gouvernemental de Porton Down, envoyée sur les lieux, détecte la présence de traces de ricine dans l’appartement et collecte plusieurs articles et substances pour procéder à de plus amples analyses dans ses laboratoires.
Deux jours plus tard, le 7 janvier, David Blunkett et John Reid, respectivement secrétaires d’État à l’Intérieur et à la Santé, diffusent un communiqué de presse déclarant que des « traces de ricine » et des graines de ricin suffisant à produire une « dose létale » ont été retrouvées dans un appartement de Wood Green. Parallèlement, une note commune de la police de Londres et de la médiatrice gouvernementale du Département de la santé (Deputy Chief Medical Officer for the Department of Health), le docteur Pat Troop, est envoyée à tous les hôpitaux, médecins, pharmaciens et centres de santé du pays, les alertant de l’éventualité d’intoxications à la ricine, une « substance toxique qui, si elle est ingérée, inhalée ou injectée, peut être fatale » [7]. Le communiqué annonce les résultats des nouvelles analyses : une « petite quantité des substances retrouvées dans l’appartement de Wood Green répond positivement au test du poison de ricine ». Invité principal, ce même 7 janvier 2003, d’une conférence sur la politique étrangère du Royaume-Uni à Londres, le Premier ministre Tony Blair affirme, en parlant des armes de destruction massive, que
« les arrestations faites un peu plus tôt dans la journée montrent que le danger est présent et réel et parmi nous aujourd’hui et que son potentiel est immense ». [8]
Sans surprise, les annonces officielles et les raids qui se poursuivent à Dorset (dans le sud-ouest de l’Angleterre) font immédiatement la une des médias. Le 8 janvier, le Daily Mirror publie en première page une carte d’Angleterre recouverte d’une tête de mort avec pour légende :
« C’EST ICI. Un poison mortel de la terreur retrouvé en Grande-Bretagne… Peut-on y faire face ? »
Dans le Daily Mail, la photo d’un homme portant un masque à gaz est accompagnée de l’inscription :
« Le gang du poison en fuite. Immense chasse à l’homme pour retrouver des terroristes armés de ricine mortelle. » [9]
Suspect numéro un, « Nadir » (Kamel Bourgass), qui ne vit plus depuis plusieurs semaines à Wood Green, n’a pas encore été retrouvé.
…à l’opération Mermant
À quelques exceptions près, les journalistes relaient les craintes de la police : des suspects auraient emporté dans leur fuite une dose de ricine, poison « qui n’a pas d’antidote connu » [10]et dont la production est associée aux partisans d’Al-Qaida. Deux écrivent deux journalistes du Guardian écrivent :
« Après la chute des talibans, des instructions pour produire de la ricine ont été découvertes dans une maison à Kaboul, auparavant utilisée par des terroristes d’Al-Qaida comme camp d’entraînement ».
Ils font également part de la vive inquiétude des forces de police, qui recherchent « désespérément » la quantité de produit toxique qui aurait disparu de l’appartement [11]. Les ports et aéroports sont en état d’alerte et plusieurs hypothèses quant aux cibles potentielles des terroristes sont avancées, parmi lesquelles une tentative d’assassinat du Premier ministre. Mais, alors que plusieurs articles de la BBC et du Guardian relativisent la possibilité d’une attaque de grande envergure à la ricine, le Daily Star titre :
« 25 000 d’entre nous auraient pu mourir. »
Et The Scotsman explique que la ricine
« peut être utilisée soit comme un agent biologique pour semer la terreur, soit comme une arme de destruction massive ». [12]
Au milieu des déclarations officielles exhortant le public à se tenir « en état d’alerte mais pas en état d’alarme », les « fuites » se multiplient. Le 12 janvier, Paul Lashmar écrit dans The Independent on Sunday :
« Des membres des services secrets européens ont déclaré [à notre journal] “être extrêmement préoccupés” par les activités à Londres et dans d’autres villes européennes de cellules terroristes nord-africaines liées à Al-Qaida et qui manigancent des attaques [avec des] poisons exotiques. » [13]
L’arrestation de suspects algériens conduit Lashmar, comme plusieurs de ses confrères, à revisiter la guerre civile algérienne des années 1990, qui a drainé en France et au Royaume-Uni des milliers de demandeurs d’asile politique. Et, parmi eux, « des terroristes qui se sont entraînés dans les camps en Afghanistan » et qui sont aussi des « vétérans » de la guerre de Bosnie et des champs de batailles de Tchétchénie. Lashmar affirme :
« Les fondamentalistes algériens sont parmi les plus prolifiques, cruels et disciplinés du réseau clandestin d’Al-Qaida opérant en Europe ».
Un avis partagé par le docteur Magnus Ranstorp de l’université de St-Andrews, lequel ne cessera, durant toute cette période, de donner son avis d’ « expert » à qui voudra bien lui tendre son micro :
« Les Algériens sont les maîtres de la fraude des papiers d’identité et cela a été d’une très grande aide pour Al-Qaida. »
Alerté par le fracas médiatique, Kamel Bourgass prend la fuite. Pendant que les officiers de police partis à sa recherche du côté de Bournemouth (sud-est de l’Angleterre) rentrent bredouilles, les prétendus « complices » de Meguerba et de Bourgass, qui ont eu le malheur de les héberger ou de croiser leur chemin, sont arrêtés et conduits à la prison de haute sécurité de Belmarsh [14]. Ils y resteront détenus pendant plus de deux ans.
C’est finalement par hasard, au cours d’une opération policière visant un autre Algérien en situation irrégulière, donc sans rapport avec les événements de Londres, que Kamel Bourgass est découvert le 14 janvier 2003 dans un appartement d’un quartier nord de Manchester, Crumpsall Lane. Harry C. relate :
« Les policiers n’étaient pas sûrs de son identité et ont demandé des renseignements à leur quartier général. Ils ont fini par recevoir des photos confirmant qu’il s’agissait de Kamel Bourgass ».
Dos au mur, Bourgass frappe l’un des deux gardes qui le surveille, se précipite hors de la chambre et tente de s’enfuir par la petite fenêtre de la cuisine de l’appartement. Réalisant qu’il ne peut pas se glisser au travers, il fait marche arrière, se saisit d’un couteau qui traîne sur l’évier et frappe mortellement à huit reprises l’inspecteur de police Stephen Oake, qui s’était lancé à sa poursuite. Il blessera trois autres agents de police avant d’être maîtrisé. Stephen Oake, âgé de quarante ans et père de trois enfants, ne portait aucune tenue de protection.
Une semaine plus tard, le 20 janvier 2003, les services de sécurité lancent une opération spectaculaire contre la mosquée de Finsbury Park. En pleine nuit, cent cinquante agents de police équipés de combinaisons spéciales et éclairés par le projecteur d’un hélicoptère, prennent d’assaut la célèbre mosquée du nord de Londres. Baptisée opération Mermant, l’intervention est liée, d’après les autorités, aux informations retrouvées dans l’appartement de Wood Green deux semaines plus tôt. Dans les sous-sols, où clandestins et sans-logis ont l’habitude de passer la nuit, les policiers débusquent sept personnes (six Nord-Africains et un Européen de l’Est) et affirmeront avoir mis la main sur une centaine de fausses pièces d’identité dissimulées dans les murs, un pistolet hypodermique, un masque à gaz, un talkie-walkie et quelques couteaux [15]. La mosquée restera fermée jusqu’en février 2005.