Partie précédente : Ingérence gallicane
Dans son manifeste, le ministre de l’Intérieur prend soin de citer un extrait du « Discours sur les Juifs » de Stanislas de Clermont-Tonnerre, prononcé en 1789 devant l’Assemblée nationale :
« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ».
Cette phrase devenue célèbre, Gérald Darmanin la cite et l’interprète comme un refus de « l’esprit communautariste dès la fin du XVIIIe siècle » [2]. Le ministre de l’Intérieur omet opportunément de citer la suite :
« Il faut [que les Juifs] ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, ils ne veulent pas l’être. Eh bien ! S’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. »
Il s’agit donc d’accorder aux Juifs le statut de citoyen, mais à une seule condition : qu’ils ne forment pas un corps « politique », « intellectuel » ou « spirituel ». Nous avons vu que ce « risque » ne reposait sur rien de la réalité juive de 1789 : ce qu’exprime ici Clermont-Tonnerre – et qui ne date pas de la révolution française – c’est son fantasme de la puissance des Juifs et de leur volonté de constituer une « nation dans la nation ». Figure métonymique de l’antisémitisme français, cette formule charrie avec elle des siècles de théories accusant les Juifs de dissimuler une double allégeance – à la loi de France/du roi et à « la leur ».
Les injonctions vindicatives qui sont aujourd’hui adressées aux musulmans de France ne sont pas sans faire écho à cette paranoïa antisémite anciennement et profondément ancrée dans l’histoire de France. Selon les époques, les lexiques et les grammaires, ce fantasme du « communautarisme », de la « menace civilisationnelle » et de la préparation permanente de la sécession ou du renversement du pouvoir en place a permis d’alimenter l’idée que les divers projets antijuifs n’étaient pas des « attaques » dirigées contre les Juifs mais une « défense » de la nation contre la menace qu’ils représentaient. Ce sont les mêmes ressorts rhétoriques et « analytiques » qui sont aujourd’hui activés lorsqu’il est exigé des musulmans de changer leurs manières de manger, de s’habiller, de prier ou de se rassembler… Et s’ils refusent ? Ils seront bannis, socialement, marqués du stigmate d’« islamistes », voire rappelés à l’ordre via des perquisitions administratives, et leurs associations peuvent être dissoutes sans enquête ni procès.
Dans l’introduction de son manifeste, Darmanin indique qu’il « n’a pas d’autre ambition que celle […] d’aider à cerner notre ennemi : l’islamisme », et il insiste :
« Il est d’autant plus nécessaire de montrer [l’islamisme] sous son véritable jour qu’il a conceptualisé la taqiyya, c’est-à-dire la « dissimulation. »
La thématique de la « stratégie de la taqiyya » a été popularisée par Mohamed Sifaoui [3] : elle consiste à présupposer que la dissimulation de leurs convictions religieuses est le moyen choisi, par ceux qu’il appelle « les Frères », pour « infiltrer » les démocraties occidentales. Ce phénomène – supposé – de la « taqiyya » que notre ministre invoque comme un élément-clé de son analyse dès les premières pages de son opuscule, a ceci de commode – ou de redoutable, selon le point de vue – qu’il rend tout musulman suspect a priori puisque : trop visibles ou trop discrets, dans « le prosélytisme » ou dans « la taqiyya », tous et toutes révèleraient une potentielle inclination « séparatiste ». Gérald Darmanin est d’ailleurs particulièrement clair sur la très faible distinction qu’il opère entre « terroristes » et « musulmans », puisque « l’islamisme a fait une OPA sur l’islam » [4].
Il faut donc bien comprendre que des gages vont être demandés, afin de distinguer les « bons » musulmans des autres. Toutes et tous sont désormais suspectés de « séparatisme ». Uni.e.s par le regard que la République pose sur elles et eux, les musulman.e.s français.e.s sont aujourd’hui présenté.e.s – préventivement si l’on en croit le ministre de l’intérieur – comme un corps distinct et menaçant. Un corps invisible qui se dissimule pour mieux infiltrer le corps social légitime et l’anéantir. C’est ce que raconte la « stratégie de la taqiyya », c’est aussi ce que Renaud Camus théorise à travers la notion de « Grand Remplacement », ou ce que la ministre de l’enseignement supérieur instille dans les esprits quand elle affirme que « l’islamogauchisme se diffuse dans les universités » ou qu’il la « gangrène » (la liste n’est pas exhaustive).
[Napoléon Ier, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, p.214]
Loin d’être une tendance récente, le complotisme est une forme idéologique ancienne, historiquement et intrinsèquement arrimée au racisme sous toutes ses formes – et notamment à l’antisémitisme moderne, via, par exemple, la diffusion mondiale des Protocoles des Sages de Sion. On le trouve d’ailleurs déjà chez Napoléon ou chez Clermont-Tonnerre. Le complotisme constitue une des colonnes vertébrales de la pensée antisémite européenne depuis la fin du XIXè siècle et constitue, également, une caractéristique de l’islamophobie contemporaine : pour les Juifs « la finance », « la banque », l’organisation occulte dans la proximité vis-à-vis du pouvoir ou, dans l’ombre, à œuvrer à la destruction de la société (meurtres rituels d’enfants, diffusion volontaire de maladies,…) et pour les musulmans le « séparatisme », le « terrorisme », « l’esprit guerrier », la « dissimulation » et la résistance à « la modernité » via le « communautarisme » entretenus par des « réseaux internationaux » [5].
[Napoléon Ier, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, p.211]
L’antisémitisme (comme tous les racismes) est aussi un appareillage idéologique. Il offre une grille de lecture du monde, une grammaire, qui structure des analyses et des discours qui viennent valider des pratiques sociales et politiques. Le complotisme, l’idée de devoir « démasquer » les juif.ve.s aussi démoniaques que « secrets » et « occultes », toujours prêts à prendre le pouvoir et à « déstabiliser la civilisation » [6], et l’idée que par conséquent il faut se méfier – a priori – de tout.e juif.ve, tiennent une place centrale dans ce « langage ». Cette grammaire particulière, celle qui perçoit dans la nation un corps étranger menaçant qu’il faut faire disparaitre – au mieux par l’assimilation, au pire par l’extermination – sert de fondement aujourd’hui à ce qu’il faut bien appeler « un complotisme légitime », apanage des dominant.e.s, qui bénéficie d’une indifférence médiatique presque générale.
[Napoléon Ier, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, p.215]
Cette grammaire historiquement antisémite, celle qui désigne un corps social comme étranger, comme altérité négative et radicale, ne laisse pas beaucoup d’alternatives à celles et ceux qui en sont la cible : l’assimilation, ou bien la répression et le risque de la loi d’exception. Abdelmalek Sayad caractérisait l’assimilation comme un processus consistant à « passer de l’altérité la plus radicale à l’identité la plus totale ». Arendt aurait ajouté que, lorsque l’assimilation est rendue impossible, parce que la distinction opérée par le pouvoir s’est muée en une essence raciale incarnant l’ennemi absolu, le groupe ciblé par le racisme ne peut que fuir ou « être exterminé » [7]. Les Juifs de France ont déjà expérimenté ces différents possibles – ainsi que cette autre option, que les mémoires ont tendance à oublier, mythifier ou à renvoyer au passé lointain des XIXème et XXème siècles : s’organiser et lutter pour que les règles communes et les fondements de l’Etat changent radicalement.
Deux racismes contemporains
Dans Orientalism Reconsidered, Edward Saïd notait :
« L’hostilité contre l’islam dans le monde moderne occidental chrétien est toujours allée de pair, a découlé de la même source, s’est nourrie du même mouvement que l’antisémitisme. […] Une critique des orthodoxies, des dogmes et des procédures disciplinaires de l’orientalisme [8] contribue à un élargissement de notre compréhension des mécanismes culturels de l’antisémitisme. » [9]
C’est sans doute une des choses que nous enseigne aujourd’hui « l’affaire » du livre de Darmanin – ou peut-être faudrait-il dire plutôt : la « non-affaire du livre de Darmanin », tant l’indignation a vite été recouverte par une chape d’indifférence, d’euphémismes, de justifications, de soutiens, et finalement d’oubli. L’islamophobie se nourrit de l’antisémitisme, et l’antisémitisme se nourrit de l’islamophobie. Loin de l’idée simple, souvent répétée, selon laquelle l’islamophobie aurait « remplacé l’antisémitisme », les deux racismes sont concomitants et s’alimentent, quand bien même ils ne s’épanouissent pas sous les mêmes formes et n’empruntent pas mécaniquement les mêmes voies : de même que l’islamophobie n’est pas seulement « d’aujourd’hui », et s’enracine dans des siècles de politiques impériales et coloniales, l’antisémitisme n’est pas « du passé », ou pas seulement. Toujours bien présent en France, il vise les Juifs en diffusant une vision révisée ou tronquée de l’histoire, en réactualisant les tropes antisémites les plus éculés – qui tuent aujourd’hui encore – et nourrit structurellement la pensée politique des élites dirigeantes : l’antisémitisme français est, pour les dirigeants de ce pays, comme un répertoire d’idées, d’images, de schèmes argumentatifs et de modes de gouvernance dans lequel ils peuvent puiser sans que cela ne choque grand monde.
[Lettre de menaces de mort, reçue par Jean et Céline, un couple strasbourgeois en février 2019 - publiée par Mediapart et Rue89 dans l’article « Menaces antisémites : après 17 plaintes sans résultat, un couple d’Alsaciens est "à bout" » - Les éléments identifiant l’immeuble sont masqués. (photo Maud de Carpentier / Rue89 Strasbourg).]