
"Je suis un homme invisible. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantent les romans d’Edgar Allan Poe. Rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides - on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps qu’on voit parfois dans les exhibitions foraines, j’ai l’air d’avoir été entouré de miroirs de gros verre déformant. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux même, ou les fantasmes de leur imagination - en fait ils voient tout et n’importe quoi, sauf moi."
"Mon invisibilité n’est pas une question d’accident biochimique survenu à mon épiderme. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité".
Ralph Ellison [3]
Un corps d’exception se définit comme un corps soumis en tout lieu et en tout temps à " l’état d’exception ". La construction d’un corps d’exception crée donc une situation spécifique : d’ordinaire, ce qu’on nomme " l’état d’exception " est décrété par le pouvoir souverain sur un territoire et pour une période délimités (par exemple en temps de guerre), mais s’applique à tous ; le corps d’exception est pour ainsi dire une formulation inverse de l’exception : seuls certains corps sont soumis au traitement d’exception, mais ils le sont en tout lieu et en tout temps.
Si ce concept de corps d’exception s’est avéré utile pour penser la discrimination, et plus particulièrement celle que vivent les immigrés issus de la colonisation et leurs enfants nés en France (souvent nommés, de manière impropre mais révélatrice, " immigrés de la deuxième génération " [4]), c’est notamment parce qu’il est plus " ouvert" que le concept de " stigmate " [5]. En effet, comme l’a déjà souligné Colette Guillaumin [6], la discrimination raciste ne prend ni communément, ni originairement, l’aspect brutal, guerrier, de l’hostilité, de la stigmatisation, de la persécution et de la destruction des corps ; sa manifestation la plus commune est au contraire une certaine forme d’indifférence : le " laisser mourir " dont a pu parler Foucault, ou même un certain mode de " laisser vivre " [7]. En d’autres termes, le corps d’exception n’est pas nécessairement un corps " voyant ", vers lequel convergent les regards haineux et les doigts accusateurs, ni même un corps infirme, objet de regards et de discours compatissants (éventualité qu’envisage aussi Erwing Goffman dans Stigmate) ; il peut être aussi un corps invisible .
Le concept de corps d’exception présente un autre avantage : en renvoyant à " l’état d’exception ", il permet de rappeler sans équivoque possible un point décisif : la discrimination raciste, y compris dans ses formes les plus et quotidiennes et " populaires ", est tout sauf un réflexe naturel de peur - face à une " différence " elle-même " naturelle ". C’est au contraire le produit d’une construction juridique et étatique - par exemple, en l’occurrence, le système colonial puis les politiques publiques " d’immigration " et " d’intégration ".
Par ailleurs, en spécifiant que l’exception s’inscrit à même le corps (et non sur un territoire), ce concept nous aide à bien percevoir la dimension esthétique du problème social et politique qu’est la discrimination : avant d’être une inégalité de traitement, et pour pouvoir être une inégalité de traitement, la discrimination commence nécessairement par une inégalité dans la perception, donc par une relation esthétique particulière au corps de l’autre. Étudier la discrimination, c’est donc étudier des schèmes de perception du corps, ces " yeux internes " dont parle Ralph Ellison ; et étudier l’expérience vécue de la discrimination, c’est nécessairement s’intéresser de près à des manières particulières d’habiter son corps, d’être " bien " ou " mal dans sa peau ".
Une partie importante de mon travail a porté sur la filiation qui existe entre le colonisé et l’immigré (ou le " jeune issu de l’immigration "), à la fois du point de vue de la situation réelle (juridique, socio-économique, politique, policière [8]) et du point de vue des représentations. Je me suis efforcé de montrer en quel sens on peut parler de l’immigré et du " jeune issu de l’immigration " comme d’un corps d’exception, encore enfermé dans un ensemble de dispositifs et de représentations produites au temps de " l’indigène " [9]. Ce travail m’a conduit à distinguer trois principaux modes d’existence du corps d’exception dans l’espace social, que j’ai nommés " corps invisible ", " corps infirme " et " corps furieux ". Et j’ai tenté d’expliquer comment on passe d’un mode d’existence à un autre : du statut d’invisible au statut de corps infirme, puis du statut de corps infirme au statut de corps furieux .
Ces réflexions ne prétendent pas à l’exhaustivité. Elles laissent notamment de côté les formes spécifiques que peut prendre la construction de la femme immigrée, de " la beurette " ou de " la Noire " comme corps d’exception érotisés à outrance [10] - formes difficilement réductibles aux catégories de " corps infirme " ou de " corps furieux ". On se contentera ici de présenter trois figures qui structurent pour une grande part la perception du corps des personnes issues de l’immigration post-coloniale - mais qu’on peut retrouver à l’œuvre dans la représentation d’autres corps d’exception comme le Noir, le Juif, le Rom, l’homosexuel-le, le ou la transexuel-le, la prostituée ou la femme [11].
1. Le corps furieux
La première image qui vient à l’esprit est celle d’un corps vers lequel convergent tous les regards, qu’on montre du doigt et qu’on dévisage. On ne voit que lui, et de lui et de ses semblables, on dit qu’ils " sont partout". Dans le discours antisémite, par exemple, les Juifs " sont partout " dans la finance, dans les médias, au gouvernement... [12] De même, dans la France des années 1980, les " immigrés " sont partout " : dans les logements sociaux, à l’ANPE, dans les maternités, dans les quartiers dits " sensibles " - et " dans tous les mauvais coups " : délinquance, chômage, déficits publics, etc. [13]
On peut donc définir le corps d’exception comme un corps omniprésent et proliférant, qui suscite les discours les plus inquiets sur les risque d’" invasion ", mais aussi sur le dépassement du " seuil de tolérance ", la polygamie, les familles nombreuses et les allocations familiales, ou encore la " promiscuité " et la " cohabitation difficile " [14]. Ce corps n’est d’ailleurs pas seulement trop " voyant ", il est aussi " bruyant" et "odorant " - cf. le célèbre discours tenu en 1991 par l’actuel président de la république sur " le bruit et l’odeur " des immigrés.
Ce corps omniprésent présente une autre caractéristique essentielle : la dangerosité. C’est un corps menaçant, un parasite qui met en péril " l’identité nationale ", le " bien être économique du pays ", ainsi que "notre système de prestations sociales ". Cela peut être aussi un corps porteur de maladie - même si ce thème est en relative déperdition aujourd’hui, par rapport aux années 1930, et même par rapport aux années 1960 [15]. C’est surtout un corps furieux, sexuellement menaçant et prédisposé à la violence. Ces formes diverses de dangerosité s’expriment notamment dans les discours sur " la délinquance des immigrés " et sur le caractère " irrationnel " de la " violence des jeunes des banlieues ", dans les stéréotypes qui circulent sur les garçons maghrébins conçus comme des " hétérosexuels violents " [16] qui portent en eux une prédisposition particulière au viol, ainsi que dans la chaîne d’amalgames qui mène de l’islam à l’islamisme, de l’islamisme à l’intégrisme et de l’intégrisme au terrorisme. Elle s’exprime également par l’animalisation : le " corps furieux " de l’immigré, comme naguère celui du colonisé, est parfois assimilé à celui d’une bête féroce, d’un fauve, d’une " hyène " ; ou bien, comme " le Juif ", " le Tutsi " et bien d’autres corps d’exception, il est assimilé à une " bestiole " nuisible : un " raton " ou un insecte parasite, un " cafard "... [17]
Ce rapport phobique ou haineux au corps de l’autre est en général considéré comme l’archétype de la posture raciste. Or, il n’est en réalité qu’une forme parmi d’autres du racisme, qui n’est ni originaire, ni paradigmatique, et qui n’advient que dans des conditions très spécifiques. On peut même dire que le mode d’existence ordinaire du corps d’exception dans l’espace social n’est pas cette hyper-visibilité, mais bien au contraire une certaine espèce d’invisibilité.
2. Le corps invisible
En effet, le racisme - comme du reste le sexisme ou l’homophobie - est bien la relation à un corps qu’on " ne peut pas sentir " et qu’on " ne peut pas voir ", mais ces formules doivent être prises au pied de la lettre : avant la détestation, il y a la pure et simple incapacité de percevoir le corps d’exception. C’est ce qu’a si bien exprimé Ralph Ellison dans son roman autobiographiqueInvisible man : la première forme du racisme, et la plus constante, ce n’est pas le regard haineux et l’injure, mais plutôt l’indifférence et le silence - par exemple le fait de ne pas dire " bonjour ". Avant " sale Noir ", " sale Arabe " ou " sale Juif " (ou " sale pédé "), il y a : " Je ne vous avais pas vu ".
Dans le cas des immigrés issus de la colonisation, par exemple, on peut dire, à grands traits, qu’avant de se retrouver au centre de tous les regards et de toutes les conversations (à partir des " rodéos " de l’été 1981, de la Marche pour l’égalité de 1983, des grèves des usines Talbot et de l’entrée sur la scène politique du Front national), ils ont été essentiellement des corps invisibles (avec quelques moments de visibilité, notamment au cours des années 70, à l’occasion des luttes de sans-papiers et de résidents de foyers Sonacotra). Sur ce point, d’ailleurs, une différenciation sexuelle est possible : l’invisibilité des femmes immigrées pendant les années 1960 et 1970 est bien plus radicale que celle des hommes. D’autres différenciations pourraient également être envisagées : par exemple, dans la France de 2003, on peut dire, là encore à grands traits, que le mode d’existence le plus fréquent pour le " beur " est le corps furieux, tandis que la " beurette " est davantage conçue comme un corps infirme et que " l’Asiatique " est un corps invisible. Quant aux Roms, on peut dire qu’ils viennent, à leur corps défendant, de sortir de l’invisibilité, et qu’ils doivent désormais se débattre entre des images de corps infirme et de corps furieux.
Mais qu’est-ce, exactement, qu’un corps " invisible " ? C’est d’abord un corps dont on ne dit pas, comme du corps furieux, que " des comme lui ", " il y en a trop ", car on ne songe même pas à compter. Et si d’aventure quelqu’un pose la question du nombre (par exemple, en 1960 : " à votre avis, combien de personnes y a-t-il dans le bidonville de Nanterre ? "), il est probable que la majorité des réponses reste en-dessous de la réalité [18].
Un corps invisible est aussi un corps à qui on ne parle pas, et dont on ne parle pas : jusqu’aux années 1980, par exemple, on ne trouve pas un mot sur " l’immigration " dans le programme politique du RPR [19]. Quant au programme du Parti socialiste, il faut attendre la campagne présidentielle de 1974 pour y trouver quelque chose sur le sujet. Et lorsque, durant cette campagne, la revue Parole et société envoie un questionnaire sur la question à tous les candidats, aucun ne répond. Quelques années plus tard, lorsqu’une émission de télévision, Les dossiers de l’écran, est consacrée pour la première fois aux immigrés et à leurs conditions de vie, l’émission réalise l’un de ses plus faibles taux d’audience. Un corps invisible, c’est aussi cela : un corps qui " ne fait pas d’audience ". Tandis qu’un corps furieux, c’est un corps comme celui des lycéennes voilées à l’automne 1989 : il y a alors des dizaines de débats télévisés, très regardés.
L’invisibilité, c’est donc ne pas apparaître sur les écrans de cinéma ou de télévision, ni dans la presse ; mais c’est aussi ne pas être compté dans le corps politique (l’immigré " non-européen " n’est pas citoyen, il ne vote pas) et ne pas être " pris en compte " dans le discours politique : tous ne s’adressent qu’aux " Françaises " et aux " Français ", et aucun ne mentionne les problèmes vécus par les immigrés.
Les corps invisibles sont enfin des corps maintenus autant que possible hors du champ de vision des autres corps, par des formes diverses de ségrégation - tant au niveau du lieu d’habitation que du lieu de travail, puisque la " main d’œuvre immigrée " occupe une place particulière dans la division du travail, à laquelle correspond un espace-temps particulier. Il existe en effet une ségrégation dans l’espace, mais aussi une ségrégation dans le temps - il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer la " composition ethnique " des rames de métro entre 5 et 7 heures du matin, puis entre 7 et 9.
Le corps d’exception est donc tantôt exceptionnellement visible, tantôt exceptionnellement invisible. Mais dans les deux cas, quelque chose demeure : l’exceptionalité. Le corps d’exception est en effet un corps qu’on ne perçoit pas comme on perçoit les autres corps : tantôt on ne voit rien, tantôt on voit " tout et n’importe quoi ", mais jamais on n’entre en contact avec un sujet, un individu ordinaire " de chair et de sang, de liquides et de fibres ", " possédant même un esprit " [20].
Ce qui demeure également, c’est l’hétéronomie, la dépossession de cette prérogative essentielle pour l’être humain qu’est la présentation de soi [21]. Contrairement au corps ordinaire, qui garde toujours une certaine liberté d’apparaître et de disparaître selon son bon vouloir, d’être plus ou moins " voyant ", de "gérer son image" comme il l’entend, le corps d’exception est un corps qui n’apparaît jamais comme il souhaiterait le faire : il n’est pas vu lorsqu’il voudrait l’être, et on le fixe du regard lorsqu’il aimerait passer inaperçu. On comprend mieux, du coup, l’hésitation ou l’alternance, du côté du corps d’exception, entre désir de visibilité et désir d’invisibilité. Par exemple, aux luttes pour la visibilité qu’étaient les luttes des foyers et la Marche pour l’égalité de 1983 [22] ont succédé chez beaucoup, à la fin des années quatre-vingt, une phase de repli : pas nécessairement un " repli identitaire ", comme tant de commentateurs l’ont dit, sans toujours donner un sens très précis à cette formule, mais un repli stratégique, une volonté de " disparaître " ou de " se faire oublier ", dans un contexte où tous les regards se tournaient vers " l’immigré ", non pour le reconnaître, mais pour le mettre en accusation [23].
3. Le corps infirme.
Il existe enfin un troisième mode d’existence du corps d’exception : le corps infirme. C’est un corps maintenu sous la tutelle d’un bienfaiteur, et dont l’image est marquée essentiellement par le négatif, le manque, la carence. De ce corps, il existe principalement deux paradigmes : d’une part la maladie, d’autre part l’immaturité ou l’enfance. Dans les deux cas, c’est un corps dépossédé de la capacité de parler : étymologiquement, l’infans est celui qui ne parle pas ; quant au malade, il exprime sa souffrance en gémissant, mais c’est au médecin qu’est confiée la tâche d’énoncer la vérité sur son état, et de prescrire un traitement adéquat.
Cette image est souvent opposée par des " progressistes " ou des " antiracistes " à celle du corps furieux : à l’immigré coupable, on oppose l’immigré victime. Il existe en effet un misérabilisme et un paternalisme de gauche, et même d’extrême gauche, qu’Aimé Césaire a nommé si justement le " fraternalisme " : ce mélange de sympathie et de condescendance qui fait du colonisé (ou aujourd’hui de son descendant, l’immigré ou le " jeune issu de l’immigration ") un frère, certes, mais un petit frère [24].
Cette image est aussi dominante dans le plus " progressiste " des " discours d’expertise " : la sociologie [25]. En effet, il s’est formé depuis la fin des années 1980 un nouveau " sens commun sociologique " sur ce qu’on nomme désormais les "quartiers sensibles" (voire les " quartiers malades "). Ce nouveau discours dominant a ceci de particulier qu’il a d’énormes difficultés à produire des concepts positifs : il n’est question que de " cumul de handicaps ", de "déshérence", d’"exil" ou d’"anomie". On soutient même que ces " quartiers d’exil " sont régis par des "non-rapports sociaux" [26]. La " banlieue " apparaît ainsi comme un " désert ", un " no man’s land ", et les jeunes qui y vivent " ne sont unis que par la galère, la désorganisation et la rage " [27]. On parle également de "déficit d’autorité", de "manque de repères" et de personnalités "destructurées"... Comme le colonisé, dont il est souvent le descendant, le " jeune issu de l’immigration " porte aujourd’hui, à même le corps, ce qu’Albert Memmi appelait déjà, il y a près d’un demi-siècle, la " marque du négatif " [28].
On en arrive même, dans un livre récent de Michel Wieviorka consacré à la violence en banlieue, à la question suivante : "sommes nous entrés dans un processus de décivilisation ?" [29] La réponse de Wieviorka est certes prudente, et il met en garde les politiques contre l’excès de stigmatisation. En d’autres termes, sa position consiste à opposer l’image du corps infirme à l’image du corps furieux. Ce qu’il est en revanche incapable de percevoir, c’est l’existence d’un corps intensif et actif, d’un corps qui bouge derrière (ou dans) son image - bref, d’un processus de subjectivation [30]. Le tort qui est fait aux " jeunes issus de l’immigration ", et auquel ils réagissent de diverses manières, n’est plus, selon ce regard compatissant, qu’un " handicap ", une " pathologie " dont ces jeunes ne sont que les victimes passives, et dont l’origine n’est pas dite.
Ce misérabilisme est certes moins nocif que la haine viscérale. Par exemple, sur la question des " foyers de travailleurs migrants ", les discours misérabilistes sont moins éloignés de la réalité que les discours haineux, par exemple celui d’un rapport parlementaire qui, en 1996, décrivait la vie en foyer comme une "rente de situation" [31]. On peut même dire que sur certains contentieux, la compassion n’est pas inutile. Par exemple, il suffit de percevoir les jeunes filles voilées comme des corps infirmes pour sauver l’essentiel, en l’occurrence leur droit de suivre une scolarité normale : en effet, si on les perçoit comme des victimes passives de la violence patriarcale, ce qu’elles ne sont pas forcément, on se trompe peut-être, mais on évite au moins l’attitude la plus lourde de conséquences : la fuite en avant dans le fantasme, la phobie ou la haine - comme cet intellectuel qui déclarait en 1994 : "ces lycéennes savent très bien que leur voile est tâché de sang" (allusion au hommes, aux femmes et aux enfants égorgés en Algérie) [32].
Cela dit, le regard misérabiliste, qu’il soit teinté de paternalisme ou de fraternalisme, n’est pas une pleine reconnaissance. Césaire le soulignait dans sa Lettre à Maurice Thorez : le regard fraternaliste est un regard qui ne reconnaît pas à son " petit frère " le statut de sujet autonome. Un épisode permet de bien faire apparaître la limite de ce regard compatissant, paternaliste ou fraternaliste : le lancement de l’association SOS racisme. En effet, cette association montée de toutes pièces par des responsables socialistes et des conseillers de la présidence de la République [33] se propose de venir au secours des jeunes issus de l’immigration post-coloniale, cela au moment même où beaucoup d’entre eux refusent ce type de secours et décident d’œuvrer eux-mêmes à leur émancipation. Au moment même où des milliers de personnes refusent le statut de jeunes " en détresse " et remettent en cause la capacité des institutions à leur " venir en aide ", ils se voient proposer une nouvelle structure dont le nom lui-même sonne comme un rappel à l’ordre : il y a d’un côté des " victimes " du racisme, qui lancent des " SOS ", et de l’autre des personnes compétentes pour leur venir en aide. Comme l’a souligné Mogniss Abdallah, on assiste à une redistribution de la parole publique : lors de la Marche, ce sont les " beurs " qui parlent, tandis que dans "Touche pas à mon pote", celui qui parle est un " blanc " antiraciste, qui s’adresse à un " blanc " raciste, et lui dit de ne pas toucher à son pote " immigré " [34]. Autrement dit : dans cette nouvelle configuration, le " pote " n’est plus actif mais passif. Il cesse d’être un sujet parlant, il n’est plus désormais que l’objet du discours [35].