Accueil > Appels, hommages et fictions > Fictions > Le dernier mot du Père Guélaille (Deuxième partie)

Le dernier mot du Père Guélaille (Deuxième partie)

Les contes de Mimoun Guélaille « Veste de paille »

par Farid Taalba
20 janvier 2009

Première partie

L’avantage du shit est justement d’être un bon somnifère, il facilite l’oubli de son propre poids comme de celui des choses qui pèsent sur le cœur et minent l’esprit. Notamment celui que l’on trouve dans les souks de la Seine-Sous-Délit, et dont la qualité n’est pas toujours écologique. Quand vous chauffez le morceau, vous voyez des boursouflures grésiller comme du plastique.

C’est sûrement pour cette raison qu’il peut parfois remplacer les tranxènes et les valiums que l’on obtient uniquement sur ordonnance. Ce n’est pas un hasard non plus si cet opium social grignote des parts de ce marché immense que dominent haut la main Ricard et Kro, les magnats du biberon pédagogique. Eux, ils ont un argument marketing imparable : l’alcool a bien sûr l’avantage des sauces, celui de lier, d’accompagner et de tous ces lieux communs que sème à bon compte le tralala des bavardages qui lui cirent les bouchons ; mais, surtout, l’alcool jouit du luxe de ne pas avoir les condés aux jarrets à la moindre gorgée. Le shit des banlieues assomme direct, un vrai coup de barre !

Ici pas question de parler de Château Ganja, récolte classée 2000, appellation d’origine contrôlée Cité 30 000, qui se vendrait chez toutes les bonnes ogresses de la haute qui tiennent tapis-franc dans leurs salons calfeutrés des beaux quartiers, et que dire d’un Château Marley Bob 2000 qu’on pourrait même pas se payer en banlieue vu qu’il serait plus cher que le caviar de chez machin chose. Non, ici pas de telles délicatesses mais une implosion des sens, un demi-sommeil qui procure la joie d’un court répit avant le réveil. Peu importe d’ailleurs les spéculations, le monde ralentit peu à peu sa marche, seul importe l’oubli. Il allonge une seconde à la mesure d’un jour, et une minute devient soixante jours.

Mais Mimoun rouvrit ses volets aussi vite qu’il les avait fermés. Il se sentait certes affaibli par cette maudite grippe mais accablé par une question pesante : comment son père allait-il l’accueillir ? Il examina son visage dans la vitre, il entendit le même écho : il faut trois semaines au corps pour éliminer un joint, six heures pour un Ricard… ». Il se cogna encore au souvenir de la mésaventure d’Anis Zakis. Ce fonctionnaire s’ennuyait à mourir, un vrai rond de chéchia ! Dès qu’il quittait son lamentable bureau, il s’évadait avec le narguilé 100 % macrobiotique. En compagnie de ses amis, ils refusaient chaque soir le nouveau monde.
Mais, un jour, Anis rendit avec un certain retard un rapport que lui réclamait depuis longtemps son supérieur hiérarchique. Après lecture du fameux rapport, le chef piqua une grosse colère. Il lui demanda nerveusement pourquoi il avait poussé l’audace jusqu’à lui rendre un rapport inachevé. Inachevé ? Comment cela ? Anis jura que non. Il avait mené à terme le travail qu’on lui avait confié.

Ses collègues pouvaient témoigner de l’ardeur qui l’avait animé au moment d’exécuter sa noble tâche de gratteur de papier. Son chef lui tendit alors sa copie d’un sourire ambigu. Les premières pages du rapport paraissaient fort lisibles, la calligraphie s’enlaçait si harmonieusement qu’on avait l’impression de se promener dans un jardin. Mais, ensuite, plus rien ! Anis ne fut pas en mesure de donner à son chef une réponse cohérente au fait constaté. Quant à lui-même, il ne put se mentir, goûtant l’amertume après la douceur : à force de fumer, Anis ne s’était pas rendu compte que son stylo n’avait plus d’encre et il avait vainement continué sa rédaction comme si rien au monde n’avait été murmuré.

Mimoun finit par s’endormir, fatigué des prises de tête sans fin. Sans y avoir songé, un rêve l’enrôla pour tourner un péplum. Il était allongé sur une confortable chaise longue. La musique se baignait dans le soleil. Les fenêtres s’entrouvraient légèrement. Un parfum de pin et de tilleul soulevait d’un souffle lascif les rideaux en dentelle. Au loin, la ligne échancrée de l’écume des vagues taillait une courbe blanche. La mer toute proche murmurait des confidences dans un flot lentement déroulé.

Soudain, la porte s’ouvrit, le ciel infini s’assombrit. Zeus, en costard cravate et mallette de rigueur, qui suivait désormais les prêches de Silicon Walley et des évangélistes, descendit du ciel en ascenseur de lumière transparente. Il apparut au seuil de la porte dans toute sa colère. Une meute justicière se pressait derrière lui. « Au four ! A la Seine ! », hurlaient-ils comme des requins affamés. „Ah, ah, digoulasse, lasse, lasse ! Où çi qu’t’as iti ? ! », tonna haut et fort le patriarche, en déchaînant vents et marées. Impassible, Mimoun bronzait toujours cool. Zeus lui lança une fatwa de mauvaise conduite. Une vague déferlante emporta le marlou. Il se noya sous une tempête d’anathèmes.

Trempé de sueur, il se réveilla en sursaut lorsque le chauffeur de bus frappa trois légers coups sur son épaule. « Terminus, jeune homme, terminus ! » lui annonça-t-il amicalement. Mimoun émergea d’une foule lointaine et vindicative. Il couvrit son front brûlant de sa main lourde, il se frotta les yeux, hébété. Il n’avait pas saisi clairement ce qu’il lui avait dit mais ce fut avec une sincère reconnaissance qu’il accueillit cette première voix amie de la journée, réconfortante parce qu’inattendue.

« Vous deviez descendre au terminus ? » interrogea le chauffeur en tirant sur sa cigarette. Au lieu de répondre, Mimoun secoua la tête, frotta son visage froissé et bâilla si fort qu’il ne sut plus où se mettre. L’odeur de la cigarette chatouilla ses narines, le besoin de fumer s’alluma. Il se leva en feignant d’être gêné. Il caressa son regard bleu ciel qui lui rappela le bleu du ciel de rêve avant la tempête. Il s’attarda sur ses fossettes souriantes et il délivra enfin ce soupir qui le fit rougir lui-même.

- Vous n’auriez pas une cigarette à m’offrir ?

- Bien sûr ! répondit le chauffeur toujours aussi souriant. Il sortit un paquet de sa poche de chemise, Mimoun repéra aussitôt un paquet de feuilles à rouler. Pas de doute, c’était des MCB, des macrobiotiques, blanchies sans chlore, les meilleures ! Celles que tout fumeur se doit d’utiliser car elles sont les plus fines. Etait-ce un membre de la confrérie ? Un besoin indécent de lui confier toute son existence s’empara brutalement de Mimoun. Il avait envie de lui dire : »Cassons-nous sur la lune avec votre bus. Si c’est trop loin, emmenez-moi à Deauville, la mer suffit à noyer mon chagrin. Faites que je ne me retourne plus ! »
Mimoun prit seulement la cigarette et le chauffeur le relança : »Où est-ce que vous deviez descendre ?

- À la cité des Huns Millions, répondit Mimoun en retrouvant soudain l’accent du coin.

- Je suis vraiment désolé pour vous. Vous devrez y aller à pied. Nous entamons une grève et aucun bus ne partira avant plusieurs heures. »

Mimoun encaissa sec, il revenait à la réalité. « Oh, le fils de pute ! » qu’il avait envie de lui cracher à la figure.

Mais en voyant patrouiller quelques hirondelles à gyrophare, il se ravisa. Dégoûté, il fixa la nuit qui tombait aussi vite que la neige. Les pensées les plus noires l’assaillaient rien qu’à l’idée imposée de se taper un kilomètre à pied. Il rumina encore un instant et il s’inquiéta de l’heure qu’il pouvait être.

- Il est presque cinq heures, informa le fonctionnaire fort embarrassé.

- Quoi ? Presque cinq heures !

Mimoun n’osait le croire. Il traversa le couloir du bus d’un pas nerveux sans rien dire, résolu. Une fois dehors, tout en se couvrant, il jeta un dernier regard plein de haine en direction du chauffeur qui abattait déjà son front sur le volant immobile. La porte du bus se referma en se dépliant comme un accordéon et Mimoun se fit un blues. Il était seul au milieu du trottoir enneigé. Il ressentait la lourde impression d’avoir déjà parcouru le chemin qu’il lui restait à avaler. Les rues étaient désertes comme un avenir sans horizon. Ses vêtements imbibés de fièvres dégageaient comme des relents de moribond. Même la charogne n’aurait jamais voulu se piquer le bec à la pourriture qu’il exhalait.

Toutefois, il réunit ses dernières forces et il se mit en marche. Son père n’allait pas tarder. Lui, il serait à l’heure vu que le bus de l’usine ne faisait jamais grève. Mimoun se devait de le devancer pour au moins se changer et sauver les apparences. Un odieux souvenir le talonnait. Il pensait à ce jour où son père lui avait cassé un balai sur le dos pour avoir dit merde à un surveillant du lycée.

Un ciel de tours et de bâtiments tournoyait autour de lui. Le vent hantait les couloirs des immeubles, hululait et rapportait tout un peuple de complaintes. Un goût âcre et amer assécha son palais. La neige tourbillonnait de plus belle et semait son désarroi urbain sur sa tête de plus en plus alourdie. Au milieu du désert social, il n’en pouvait plus de toujours porter le poids des valeurs établies comme un chameau qui s’appelle Kamel. Il eût envie de brailler sa goualante de galérien. Mais, écœuré, il cracha par terre.

Les théologiens de la République les plus prosélytes n’avaient-il pas fini par imposer dans les esprits que le temps des goualantes était révolu, qu’il valait mieux seriner sa sérénade dans un studio dirladada plutôt qu’au coin d’une rue comme un piaf des faubourgs populaires. Tout ça sous prétexte que les goualantes incitent à jeter des pavés et que le temps d’accepter et de supporter en silence est advenu sans que l’on sache d’ailleurs pourquoi. Ils ont même renié Victor Hugo qui disait : « Qui sème la Hagra, récolte l’intifada ! ».

Rien que pour cela, il deviendrait un lion qui s’appelle Zaïm pour mieux écraser le souk des valeurs établies : « Pourquoi vivre encore quand la vie est un affront permanent, la traversée d’un désert dont on n’atteind jamais l’horizon ? » A chaque pas, la liste des pourquoi s’allongea et la maison s’approcha. Il longea une promenade de platanes dépouillés et nus comme des vers, jonchée de caddies retournés et d’ossements de voitures abandonnées. Un fleuve de silence pénétra les premiers détours d’un canyon de bâtiments abrupts, vertigineux. Son cœur battait à tout rompre. Son pas devenait de moins en moins sûr. Le vent lui jouait du pipeau dans les oreilles. Il confondait des échos de voix avec des hurlements de chacals.

Brusquement, il bascula en glissant sur une plaque de verglas. Par bonheur, dans un élan inespéré mais fulgurant de celui qui n’a pas dit son dernier mot, sa main accrocha une branche égarée et, les bras ouverts, il embrassa le tronc en se dégonflant comme une outre de vin sous un cliquetis de cristal. Mimoun se redressa peu à peu. Comme une locomotive, sa bouche de bête humaine crachotait une fumée qui s’évaporait dans l’air glacé. Il s’adossa contre l’arbre pour reprendre haleine. Il se laissa aller, jouissant de ce soulagement qui commença d’envahir son corps soudain léger, sans poids. Il pencha sa tête en arrière, soupira un long râle de plaisir et aperçut quelques commères attroupées derrière leurs rideaux, à l’affût d’une proie à décortiquer sur radio trottoir.

« Bandes de …, maugréa-t-il entre ses dents, occupez-vous de vos oignons ! » Mimoun se résigna à les ignorer tout en préférant attendre demain les comptes-rendus qui ne manqueraient pas de circuler de bouche à oreille en subissant, comme on le sait, des métamorphoses tout à fait invraisemblables.

Il surprit un bout de ciel entre les branches déshabillées du platane tout défroqué. Acérés comme des épées de Damoclès, des pics de glace, comme autant d’index inquisiteurs, pendaient à la pointe des branches. Une rafale de vent rappliqua si fort qu’un des pics meurtriers se planta entre ses pieds. Il se sentit poursuivi par un K, habité par un horla. Effrayé, il reprit sa route, persuadé d’avoir échappé à une mort certaine. Si la vie est un affront permanent, la mort est une capitulation encore plus insoutenable quand le laisser-aller est son plus proche dealer.

Cette pensée raviva son courage. Il fallait en finir et Mimoun accéléra son pas malgré la douleur des courbatures qui lui taillait des pointes au cœur de ses muscles. Lorsqu’il échoua enfin devant son bâtiment, il resta un moment à le contempler. Des souvenirs défilèrent confusément, mêlant noir et blanc et couleur. Des voix venues d’autrefois s’attroupèrent à ses oreilles, familières mais lointaines, provenant de moments différents et mêlées dans un flot que la mémoire restituait avec une nouvelle synchronie qui n’avait pas de chair, prête à s’envoler aussitôt que prononcée. Il retrouva les odeurs du temps des fêtes foraines et des kermesses populaires, le goût des gaufres et des pommes au caramel.

Assiégé de toutes parts, il ne put retenir cette tendresse filiale qui le liait malgré lui à ce vieux débris de bâtiment où il avait été circoncis au rasoir sur la table de la salle à manger de l’appartement familial à l’âge de trois mois. »Les vieilles pierres ont du cœur puisqu’elle font des murs », se chanta-t-il doucement.

Mais un fracas de vaisselle brisée mit fin à ce recueillement et il se retourna. Une scène de ménage opposait Monsieur et Madame Kasslabarak sur un balcon déglingué. Ceux-là n’avaient pas changé leurs habitudes, le rouge et le JB commandaient toujours leurs instincts rancuniers d’avoir gâché leur vie ensemble. Il observa la lutte du coin de l’œil et le mari lui cria : » Sale drogué, occupe-toi de tes oignons ! »

Mimoun ne broncha pas. Il craignait trop de se donner en spectacle alors que derrière les rideaux se ruaient des spectateurs avides, impudiques. Depuis des années, ils assistaient en direct au même sit-com pour combler l’ennui de leur triste vie. Derrière chaque rideau se cachait une Madame Bovary, prête à tous les remèdes tant qu’ils ne venaient pas d’un pharmacien. Dégoûté, il s’esquiva vers le hall sans demander son reste. En reprenant les derniers mètres qui le séparaient du fatal retour au pays natal, alors qu’il avait encore un coin de l’œil sur Monsieur et Madame Kasslabarak, Mimoun se prit un platane en pleine face.

« Cela t’apprendra ! » hurla le voisin en comblant sa femme d’une volée de coups.

« Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ! » se lamenta Mimoun dont le nez brûlait à vif. Il voyait déjà là une déchaînée des canards de la mare du coin : Mimoun Guélaille Veste de Paille revient. Plus déroutant que jamais. Enfin il va se passer quelque chose. Mais que va-t-il nous préparer ? Nul ne le sait. A commencer par l’intéressé lui-même qui n’a pas manqué de nous en donner un avant goût en titubant comme un ivrogne et en participant aux vociférations des Kasslabarak. »

Il se traîna tant bien que mal jusqu’à son hall et tomba sur Djeff et Nono, deux amis d’enfance. « Il ne manquait plus qu’eux », ironisa Mimoun.

Ils faisaient le pied de grue. Ils étaient plus à craindre que lui. Ils étaient toxicos et vivaient dehors comme les chacals qui rôdent les nuits de grande faim. Leurs parents les avaient mis à la porte depuis qu’ils se droguaient tous deux à l’héroïne. Ils dérobaient les allocations familiales que les parents percevaient chaque mois.

Mimoun trembla de dégoût devant ces ombres hirsutes qu’il ne reconnaissait plus. Il revit leurs visages au temps des gaufres au sucre glace et des pommes au caramel : ils étaient beaux. Tout serait-il toujours vain ? Djeff et Nono squattaient le hall comme les vautours sur les pancartes des villes fantômes. Les deux gueux le saluèrent avec un air vicieux : « C’est pas vrai ? Veste de Paille, le retour ! Alors, comment ? T’as pas…

- Ne cherche pas à comprendre, je n’ai ni pièce, ni ticket restaurant. Et tu pourrais commencer par me dire bonjour ? !

- Alors, comment vas-tu ? T’as bien un petit calumet à partager ? »

Mimoun coupa direct les griffes de cette prise de tête qui risquait de tourner au fait divers si on le croisait avec eux en train de prendre bec : « Y’a pas de calumet non plus ! Maintenant je bois du thé en récitant le Coran.

- Comment ça t’as pas de calumet, questionna Nono en pointant son museau de souris, tu te payes ma pipe au quoi ? ».

« Menteur, tu as le calumet, asséna le corbeau noir de Nono comme on parle à un pigeon dans une partie de poker, la bouche tordue, un carré de pique à la place des dents.

Djeff, plus calme et plus posé, examina Mimoun de haut en bas. Il avait un sourire narquois au coin des lèvres.

« Vraiment, susurra-t-il, tu n’as pas un pipeau pour nous faire jouer les airs d’autrefois ?! Et tu roules le chapelet plutôt que les bonnes vieilles feuilles macrobiotiques… bien, bien… et, j’imagine, cinq fois par jour, tu te tapes la tête contre le sol. Ainsi, toi, Veste de Paille, grand amuseur public de notre quartier, tu es devenu un poète qui croit… »

« Aurais-tu perdu les bonnes habitudes dans ton lointain exode ? » soupira-t-il, en feignant cette candeur puérile qui cachait en réalité des crocs de loup, Nono a raison, tu as le calumet. Et cela se voit ! A ta tronche, tes yeux et ta démarche. Tu es cassé, disjoncté, incapable de distinguer un arbre à un mètre ! Pas à nous mec, tu vas pas nous faire le coup du repenti ?! Prends nous pas pour des guignols, s’il te plait encore de goûter au temps des gaufres. Au cas où tu persisterais à te laisser pousser la barbe, sache que je connais un très bon barbier qui ne paye pas de mine ! ».

« Comment ? Cela se voit ? » se demanda Mimoun. Mais il n’insista pas et leur tourna le dos. Il poussa la porte battante du hall et grimpa l’escalier.

A mi-chemin, dans la glace qui surplombait les boîtes aux lettres, il les vit rallumer un joint qu’ils avaient sans doute éteint en le voyant arriver de loin. Il examina alors son propre visage. « Cela se voit tant que ça ? », s’inquiéta-t-il en pensant à ses parents qui avaient le pouvoir de lire l’âme d’une personne dans le fond de ses yeux : « Regarde son visage et bois son petit lait. » répétait souvent le père Guélaille lorsqu’il s’agissait de se lier avec une personne, excluant de boire le petit lait d’un visage répugnant. Il n’osa plus aller frapper à la porte. Mais où irait-il ? Il fixa la porte des yeux où pendait une grande main de Fatma qui clignait de l’œil.

L’alcool se manifeste d’abord par une odeur puissante qui a traversé les couches de l’organisme. Comme l’ont illustré certains publicistes un peu coquins au sujet de l’eau minérale qui met en valeur les montagnes dont elle est issue, cette odeur offre une palette des différentes couleurs de la personnalité du buveur. Ce qui fait qu’il ne passe jamais inaperçu quel que soit le degré d’ébriété. Il est d’autant plus visible que la consommation d’alcool est admise par la loi, même si l’alcool est la troisième cause de mortalité avec ses 30 000 cadavres annuels.

Le fumeur, lui, se découvre dans le vide. Tourné vers l’intérieur, il se révèle par le vide inconscient qu’il laisse derrière lui tout le long de son chemin solitaire. C’est toujours par derrière que l’on surprend le fumeur invétéré. Sans doute est-ce pour cela qu’il cultive une paranoïa de la persécution. Il est toujours sur ses gardes, il se projette dans le futur avant tout le monde et se sent capable de lire les arrière-pensées des autres. Il se comporte comme un joueur d’échecs qui prévoit plusieurs coups d’avance et se retrouve en décalage de son adversaire, resté rivé au bord présent de l’échiquier, victime de son propre piège.

A peine le fumeur a-t-il prévu les cinq prochains coups qui ne sont pas réalisés, et voilà qu’il franchit le pas d’une nouvelle prévision diabolique. La seule manière de débusquer les faiblesses d’un fumeur, c’est lorsqu’il n’a plus rien à fumer ou bien quand il ne veut plus obéir au rituel du partage à plusieurs. Quand il n’a plus rien à fumer, le fumeur est contraint de retourner dans l’espace interdit des souks où la camelote de son désir se vend sous le manteau, coincé entre la peur de se faire arnaquer par des dealers véreux et celle de se faire prendre par les flics. C’est à l’intersection de ces deux peurs que commence le cauchemar du fumeur, là où tombent tous les mythes et discours qui entourent le haschich. C’est à ce moment qu’il regrette de ne pouvoir aller l’acheter au bureau de tabac comme n’importe quelle autre marchandise et que l’on puisse faire appel à « 50 millions de consommateurs ».

Il n’aurait pas l’air de ce gamin qui s’apprête à commettre une bêtise. Il ne se sentirait pas infantilisé ; si ça se trouve, il arrêterait de fumer, ne trouvant finalement de plaisir que dans le jeu de la prohibition. Jeu stupide, tacitement institué pour permettre de fumer tout en l’interdisant, le droit contre une pratique pourtant généralisée : combien de jeunes gens, sans prédispositions criminelles d’aucune sorte si ce n’est d’avoir eu quelques grammes de shit pour arroser la soirée, sont-ils morts en fuyant devant les policiers de peur de la réaction de leurs parents ? Et que dire quand les fumeurs eux-mêmes, loin des dealers véreux et des flics, entre eux, au sein de leur communauté, manquent à leur tour aux plus simples règles de savoir vivre !

« La confiance, voilà le centre du problème, pensa Mimoun en fixant le coin de la glace, la confiance ! S’il n’y a plus la confiance, on perd tout sens de la mesure, on peut même s’avilir, s’entretuer et se dépouiller pour un joint. C’est donner beaucoup d’importance à ce qui a pour vocation de partir en fumée. La fumette est un chasseur de primes, rien ne pèse dans la balance quand on vit en pleine prohibition. C’est décidé, j’arrête de fumer, ou Allah, je ne toucherai plus un joint ! »Une vive émotion s’empara de lui. Et, dans cet élan rédempteur, il frappa à la porte en oubliant la barrette de haschich qu’il portait secrètement dans ses parties sensibles.

Troisième partie