« Alors au revoir, Mademoiselle Clara…
- Au revoir, Monsieur Ted… »
Ted Berger vit s’éloigner la jeune femme, en se disant que dans le fond, le voyage n’avait pas été si désagréable.
Il avait commencé à regretter sa mutation en France à peu près dix-huit secondes après l’avoir acceptée. En fait, quitter New-York avait été sa seule motivation. Le délégué de l’Agence de Paris du réseau Meyerson & Planck, cet imbécile de Baker, avait demandé sa mutation à Berlin. Ted, lui, venait de se faire plaquer par son mec. Sans le moral et sans rien qui le retienne, il s’était dit que mettre l’Atlantique entre Peter et lui pourrait l’aider à prendre du recul. Puis il avait réfléchi. Pourquoi allait-il s’enterrer là-bas ? Paris, il connaissait déjà. C’est d’ailleurs pour ça que Watson lui avait proposé le poste. Il y avait fait ses études, quelque vingt-cinq ans plus tôt : quatre ans d’histoire à la Sorbonne. Il parlait si couramment le français qu’on pouvait le dire bilingue, il était, comme on dit, « célibataire et libre de tout engagement ». Mais il n’aimait pas les Français ; ni la France, d’ailleurs. Ni Paris. Pourquoi diable, se demandait-il, avoir accepté sans réfléchir ?
Son premier séjour dans ce pays lui avait laissé une impression étrange. Rien n’est moins universel que la France, se disait-il. Rien n’est plus replié sur soi. Il n’avait jamais pu s’habituer aux certitudes françaises, et les mœurs politiques de l’hexagone gardaient pour lui tout leur mystère. Il en avait toutefois retiré un regard nouveau, un genre de quant-à-soi, d’esprit critique sur l’Amérique, sur ce qu’on pouvait y dire ou y penser. Il se trouvait en France lorsque des communistes avaient été nommés au gouvernement pour la première fois depuis 1947. Et rien n’avait eu lieu qui s’approchât de près ou de loin de la catastrophe totalitaire. Pas le premier signe de guerre civile. Pas de censure politique. Pas de camps de travail forcé. La vie avait suivi son cours, et les boursicoteurs avaient même rapidement connu leurs plus belles années. Cela permettait de relativiser un peu les choses.
L’aéroport Charles De Gaulle, quoi qu’il en soit, avait beaucoup changé. À moins que ce ne soit ses souvenirs qui aient perdu en précision. Peu importe, Ted ne risquait pas de se perdre : Duchaussoy, son collègue français à l’agence, venait le chercher ; et c’est en le voyant qu’il avait pris congé de sa compagne de voyage. Jolie brune élégante, de type méditerranéen – espagnole ou portugaise, peut-être – cheveux tirés, maquillage discret, elle avait passé l’essentiel du trajet, sur le siège voisin du sien, à lire. Des choses qui auraient normalement eu tendance à faire fuir Ted, mais qui l’avaient plutôt amusé dans les mains de cette fille : austères traités de gestion, magazines économiques, chiffres, graphiques… De toutes façons, Ted ne voyait pas comment, dans l’avion, il aurait pu fuir pour de bon. Il avait fait contre mauvaise fortune bon cœur.
Ils avaient commencé à bavarder à l’heure du repas. Elle s’exprimait dans un parfait anglais, avec un accent indéfinissable. Mais il l’avait d’abord entendue parler à l’hôtesse de l’air dans un français qui, pour autant qu’il puisse en juger, semblait impeccable. Française, elle avait expliqué qu’elle était entrée à l’université de Harvard, pour y étudier la gestion et le management des entreprises. Elle rentrait pour quelques jours, pour voir son père, hospitalisé à la suite d’un accident.
La conversation, même brève, avait été plutôt plaisante : elle avait en tous cas permis au voyage de n’être pas trop long. Ted en avait presque oublié l’hiver, le chaos de sa vie, sa énième rupture avec Peter, ce départ précipité vers la France, l’idée de retrouver Paris, capitale prétendue du monde, dont il gardait un si mauvais souvenir.
Maintenant, il était dans le taxi qui le conduisait à l’Agence et au petit appartement dans lequel il prenait également la succession de Baker. Il connaissait bien son prédécesseur. Il n’avait aucun doute que son logement serait meublé avec le dernier mauvais goût.