Chapitre 2
Il y avait maintenant plus de trois mois que Ted avait pris possession de l’agence parisienne du
Réseau Meyerson & Planck. Détectives privés :
Enquêtes, surveillance, filatures, sécurité.
Le logement de fonction était situé dans l’immeuble même où se trouvait le bureau. Ted mesura vite à quel point ce confort était appréciable. En entrant dans ses nouvelles pénates, il s’aperçut que Baker ne lui avait pas seulement laissé un appartement, mais également celui qui apparaissait comme le véritable maître des lieux : La Fayette, un gros chartreux gris aux yeux oranges.
Il avait fallu plusieurs semaines au détective pour se faire domestiquer par son hôte. Dans un premier temps, il n’avait pas prêté attention à la longue liste de consignes laissée par son prédécesseur. Il avait ainsi dû s’apercevoir par lui-même de la fuite d’eau sous le bidet, de la fermeture difficile de la serrure, et de quelques autres petits détails du même ordre. Mais s’il n’avait pas finalement retrouvé la fameuse liste, il n’aurait sans doute jamais deviné par lui même la marque des croquettes favorites de La Fayette, ni la raison pour laquelle le chat sautait en permanence en direction de la patère où, en arrivant, il avait machinalement accroché le grand Stetson blanc qui traînait à terre : ce chapeau de cow-boy était celui de La Fayette ; c’est là qu’il se pelotonnait lorsqu’il voulait dormir un peu tranquille.
Le détective avait par contre très vite compris que l’une des conditions de la paix du ménage était de s’abstenir de fumer à la maison. La Fayette était très incommodé par l’odeur du tabac. En voilà un qui serait bien heureux à New-York, se disait Ted. Cela dit, après tout, Peter non plus ne supportait pas la fumée. Et Ted, grand amateur de cigares, avait bien réussi à s’y faire. La Fayette n’était certes pas Peter. Mais il savait malgré tout se faire aimer. Et puis, au moins, personne n’empêchait Ted de fumer au bureau – en tous cas dans la journée. C’était un modus vivendi acceptable : le bureau était, de neuf heures à dix-neuf heures, le coin fumeurs de l’univers Meyerson & Planck : La Fayette descendait toutefois souvent le soir, et il était alors bienséant de s’abstenir. La règle était admise aussi par Duchaussoy, qui avait lui-même en permanence la pipe au bec. Il ne la laissait que lorsqu’il devait monter, en l’absence du responsable de l’agence, arroser les plantes et s’occuper du chat. Et il ne restait jamais au bureau le soir.
Le quartier était agréable. L’agence se trouvait dans une rue tranquille, et presque provinciale, du quatorzième arrondissement, non loin de la Place Denfert-Rochereau et du cimetière du Montparnasse. Elle occupait le rez-de-chaussée d’un immeuble de deux étages, possédant une petite cour plantée d’arbustes en arrière. L’étage au-dessus était habité par une dame d’un certain âge, partageant sa vie avec Chouchou, un petit spitz roux qui s’entendait moyennement bien avec La Fayette – surtout lorsqu’il prétendait séjourner dans la cour. Madame Carasso était plutôt bavarde, mais n’était pas gênante : elle faisait partie du décor.
L’organisation de l’agence était simple : elle ne comportait que deux personnes, les deux détectives. Duchaussoy, un ancien policier de la brigade financière, était plus spécialement chargé des enquêtes de caractère économique, industriel ou commercial : détournements de fonds, concurrence déloyale, trafics divers. Ted, qui dirigeait l’agence, intervenait peu dans ces dossiers : son collègue était un professionnel très averti – et par ailleurs un homme plutôt discret, un peu taciturne, voire bourru. Ted s’occupait de tout le reste, qu’il s’agisse des enquêtes privées ou de la gestion au jour le jour de l’agence et des rapports avec ses différents partenaires – en particulier les compagnies d’assurance qui étaient les principaux pourvoyeurs, en tout cas pour les dossiers les plus lucratifs – dont souvent, Duchaussoy assurait le suivi.
Ted s’était vite installé dans un certain train-train. Dans ce métier, quand le quotidien ne consiste pas à suivre des maris volages pour le compte d’épouses trompées, il consiste souvent à suivre des épouses volages pour le compte de maris trompés. On s’habitue. Mais l’affaire Mikoyan ne ressemblait pas aux autres. Solange Mikoyan, lorsqu’elle était venue à l’agence, ne faisait pas mystère d’une fidélité approximative. Elle ne soupçonnait pas son mari de lui rendre la pareille. Mais il avait disparu, et elle était inquiète. Elle était, après trois jours d’absence, allée signaler la disparition au commissariat de police, où on avait bien rigolé.
- Ben quoi, il est allé faire un tour, le brave homme. S’il fallait mobiliser la Police à chaque fois qu’un mari découche, on n’en finirait pas !
Et ils avaient, hilares, repris leur partie de cartes.
- Bon, fit Ted. Je reconnais que ce n’est pas très aimable, mais dans le fond, c’est vrai qu’on ne lance pas des recherches pour trois jours d’absence.
- Je suis très inquiète. Ça fait presque cinq jours, maintenant… Ça ne vous ennuie pas si je fume ?
- Non, je vous en prie, je voulais d’ailleurs moi-même profiter de l’absence de La Fayette pour allumer un petit cigare.
- La fumée dérange vos collègues ?
- Oui, l’un d’entre eux, mais ne vous inquiétez pas :il ne descend jamais dans la journée.
Ted sortit du coffre en acajou qui trônait sur son bureau un Montecristo N°4, prit dans sa poche un petit coupe-cigare, ouvrit l’extrémité, puis commença à l’allumer, tout en interrogeant sa visiteuse :
- Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il n’est pas simplement parti se mettre au vert pour quelque temps ?
- Il a ses gouttes à la maison. Des médicaments qu’il doit prendre tous les jours. Et puis, bon, pour le week-end, je ne sais pas, mais hier, c’était mardi, et il avait cours au lycée, normalement… Mon mari est professeur…
- Vous l’avez appelé, le lycée ?
- Non, je n’ai pas osé…
- Alors vous n’en savez rien, il y est peut-être allé.
- Non, toutes ses affaires sont à la maison. Et puis il y a ses gouttes… Monsieur Berger, faites
quelque chose, je suis vraiment inquiète.
- Bon, bon, après tout, c’est mon métier… Vous savez, ça va vous coûter trois cents euros par jour, plus mes frais…
- Je sais, il n’y a pas de problème ; j’ai vu avec mon frère, il est prêt à m’aider.
Solange Mikoyan avait vraiment l’air désemparée. La cinquantaine moderne, ses cernes sous les yeux, certains détails de son élocution semblaient trahir un vague problème d’alcool. Des airs de prof, mais elle était employée. Elle n’avait pas l’air très intelligente, mais gentille.
- Bien, je ne vais pas faire ma coquette, dit Ted en exhalant une longue bouffée, mais il va falloir me donner quelques renseignements. Que je sache par où commencer…
Dans le fond, Ted était plutôt content de sortir de son ordinaire. Même si la météo s’était améliorée, même si, tous comptes faits, Paris lui semblait à nouveau, en ce début de printemps, une ville digne d’amour, il commençait à s’y ennuyer ferme. Il avait l’impression de tout savoir sur les habitudes des écornifleurs parisiens, il se disait même à l’occasion qu’il devrait écrire un bouquin là dessus. Un genre d’essai d’ethnographie comparée sur l’art du cocufiage de part et d’autre de l’Atlantique. Alors ce petit dossier, même s’il n’y avait sans doute pas grand-chose à en faire, ça lui changerait les idées. On va le lui retrouver, son Miko, se dit-il.
Miko, c’était le sobriquet que tous ses amis – et quelques autres – donnaient à Maurice Mikoyan. Et Solange aussi l’appelait comme ça. Ted pensa que c’était sûrement un mauvais point de ne connaître Miko qu’à travers le récit de sa femme. Non qu’il soupçonnât la moindre dissimulation de la part de Solange, mais il avait le sentiment qu’elle embellissait quand même un peu le tableau. Pas besoin d’être amoureuse pour ça. Trente ans de vie commune faisaient amplement l’affaire. Mais ça, c’est la routine. Il faudrait bien interroger quelques autres proches et moins proches, afin de préciser un peu le tableau.
Miko était depuis le début de l’année scolaire professeur d’économie dans le vingtième arrondissement de Paris, au lycée Ernest-Delahaye. Auparavant, il avait passé plus de quinze ans en banlieue, en « zone sensible », mais il avait demandé sa mutation. Il n’en pouvait plus. À cela s’ajoutait que, si les Mikoyan avaient habité un temps près du lycée, ils avaient déménagé à Paris depuis maintenant plus de huit ans, lorsqu’ils avaient acheté leur petit appartement dans le dix-neuvième arrondissement, et les trajets commençaient à lui peser. Cette impression, aussi, de faire l’assistante sociale plus que le prof, de faire parfois du gardiennage, de ne pas savoir tenir les mômes. C’est qu’ils ne sont pas faciles, les mômes des cités !
Maurice et Solange étaient tous deux des militants d’extrême gauche, adhérents de longue date de « Lutte Ouvrière », le parti d’Arlette Laguiller. Ted avait fait semblant de comprendre ce dont il s’agissait. Il avait senti le visage de Solange tout à coup traversé d’une ombre d’angoisse quand il avait eu l’air de ne pas savoir ce qu’était « Lutte Ouvrière ». Il avait donc fait mine de saisir immédiatement de quoi elle parlait quand elle avait prononcé le nom, qui semblait pour elle talismanique, d’« Arlette ». Sans doute, pensa-t-il, va-t-il falloir que je me plonge dans les recoins cachés de la politique française pour comprendre ce dossier.
C’est même un peu pour ça, expliquait Solange, que Miko avait choisi le métier de prof – outre qu’on ne voit pas bien ce qu’il aurait pu faire d’autre. L’organisation incitait en effet ceux de ses membres qui avaient fait des études à embrasser la carrière d’enseignant : en reprenant d’une année sur l’autre les mêmes cours et les mêmes sujets de devoirs, cela laissait du temps pour militer. Ah, ça, militer, c’était sa vie, à Miko ! Enfin, avant… Depuis quelque temps – et surtout depuis qu’il avait changé de lycée – il avait pris un peu de distances. D’ailleurs, il était devenu un peu étrange. Il s’était mis à boire. En fait, ils s’étaient mis à boire tous les deux, mais surtout lui, insistait Solange. Et avec ses médicaments, ce n’était pas très bon. Il ne voyait plus ses anciens copains – ceux de Flora-Tristan, son précédent bahut, semblaient l’avoir complètement oublié, et il ne s’en était pas fait de nouveaux à Ernest-Delahaye.
Quant à leur couple, oui il battait un peu de l’aile, mais ça n’avait rien à voir. Quelques soucis d’argent quand même, à cause des remboursements d’emprunt, pour l’appartement, et maintenant le ravalement, qui avait été voté par la copropriété... Martin, le frère de Solange, qui avait une petite entreprise de bâtiment, les avait aidés ponctuellement. Il est gentil, Martin, mais là ça faisait une grosse somme d’un coup. Et puis Miko, sa santé, le cœur, les nerfs, tout ça…
Ted commença par s’assurer que Maurice Mikoyan ne s’était effectivement pas présenté au lycée. En se faisant passer pour un parent d’élève, il apprit que le professeur était absent depuis le matin. « Essayez de rappeler en fin de semaine », lui dit le conseiller d’éducation.
Miko était parti de la maison le vendredi vers dix-huit heures. En claquant la porte après une vague engueulade. Il n’était pas revenu. Il avait pris la voiture, sans emporter d’affaires.
- Et cette dispute, ça portait sur quoi ?
- Rien d’important, je vous assure… Cela arrive souvent qu’on se dispute, mais, comment dire ? C’est comme ça… Ça ne prête jamais vraiment à conséquence…
C’est vrai, se dit Ted, rien de plus banal que des disputes sans importance dans un couple. Mais il arrive que des disputes sans importance conduisent quelqu’un à prendre le premier avion qui passe…
Solange Mikoyan sortit avec hésitation une liasse de billets de cinquante euros, qu’elle laissa tomber avec maladresse, avant de se précipiter pour les ramasser. Lorsqu’elle les tendit à Ted, c’était une poignée désordonnée de morceaux de papier orangé.
- Tenez, dit-elle, excusez-moi, je suis empotée… C’est pour que vous puissiez commencer.
- Merci, fit Ted en comptant devant elle vingt-quatre billets.