Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3
Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6
Chapitre 7
Villiers-sous-Bois est coupée en deux d’est en ouest par la nationale. Côté sud, la vieille ville, et ses façades lépreuses, sa petite église, et l’Hôtel de Ville qui trône sur la Place de l’Insurrection. Côté nord, les trois principales « cités » : Langevin, Spoutnik, et Politzer. La municipalité est communiste depuis toujours, même si le Maire préfère s’affirmer « républicain ». Sous la cité Spoutnik, une galerie marchande sombre et à moitié déserte, où les boutiques de confection ont au fil des ans fait place à des boutiques de téléphonie, et où derrière l’enseigne mal décollée d’une ancienne épicerie « Bio », se trouve une épicerie africaine : mil et bananes plantain, tubercules et épices diverses, et riz par sacs de dix kilos. Le long de la nationale, à l’une des extrémités de la ville, du côté des cités, un foyer pour travailleurs maliens ; à l’autre, le lycée Flora-Tristan. La circulation sur l’avenue principale rend dangereuse sa traversée, malgré les deux feux rouges, et un pont la traverse, à quelques dizaines de mètres du lycée, qui conduit non loin de la mairie.
Autour de l’Hôtel de Ville, le quartier que l’on continue d’appeler « centre-ville » bien que depuis l’édification des cités, ce « centre » ne soit que celui d’une moitié de la commune, la moins peuplée. On voit bien que ce centre-ville a été jadis une aire commerçante, mais qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même. Un peu plus loin, une zone de petites rues où s’alignent des pavillons anciens. Entre les deux, le siège flambant neuf des services administratifs de la Mairie et de la toute nouvelle médiathèque. Au delà, quelques bâtiments industriels plus ou moins désaffectés. Sur fond d’immeubles modernes et déjà vieux, l’église donne à la place voisine un air étrangement pittoresque. On accède à Villiers par le bus : la ligne 432, et il y a de part et d’autre de l’avenue un arrêt. L’un, côté Mairie, pour aller vers Paris – mais pas jusque Paris. L’autre, côté cités, pour aller au pied de l’hypermarché le plus proche.
Villiers était l’une de ces villes dont on n’entend jamais parler. Lorsque quelque chose arrive, lorsque les banlieues explosent, lorsqu’un événement défraie la chronique, ce n’est pas à Villiers-sous-Bois que ça se passe.
Ted avait voulu prendre un peu l’air de la ville avant de se rendre à Flora-Tristan. Deux anciens professeurs d’un même lycée, tous deux militants d’extrême gauche, qui meurent comme ça en même temps, dont au moins un assassiné, ça fait quand même beaucoup. Il n’était pas absurde d’imaginer que ces morts étaient liées, et donc que l’on trouverait dans l’établissement certains des éléments d’explication – pourquoi pas un règlement de compte au sein de l’extrême gauche – qui permettraient de sortir Solange Mikoyan de sa geôle.
Il s’était fait passer pour un sociologue, en prenant rendez-vous avec le proviseur. En cas de besoin – mais en espérant bien ne pas avoir à s’en servir – il avait même confectionné une fausse lettre d’introduction à l’en-tête d’une obscure université du Connecticut. Quelques lectures sur les « problèmes des banlieues » lui serviraient de vernis, de quoi donner le change, le temps de lui tirer les vers du nez. Il avait remonté sur plus de deux ans les pages locales du Parisien, sans que quoi que ce soit justifie qu’on s’intéresse à la commune. Toutes les banalités d’une ville banale, le remplacement du capitaine des pompiers, le mariage de la fille d’un adjoint au maire, un accident du travail sur un chantier, les travaux sur la route nationale, l’inauguration de la médiathèque… Il fallait juste trouver l’astuce élémentaire qui permettrait de transformer ce handicap en atout.
- Dans le cadre de mon étude, dit-il après les présentations d’usage à Monsieur Leriche, le proviseur, j’ai pensé utile de sortir de l’image des « banlieues à problème » et des « lycées difficiles » et de me concentrer sur un cas « moyen ». Pas sur une caricature ni sur un cas d’école. Villiers-sous-Bois et le lycée Flora-Tristan m’intéressent parce qu’ils sont – excusez moi de le dire comme ça – d’une très grande banalité.
- Vous avez bien raison Monsieur… Monsieur comment déjà ?
- Berger.
- Oui c’est ça. Vous avez bien raison Monsieur Berger, on parle trop de ce qui va mal, et pas assez de ce qui va bien. Cela dit, même si il y a pire, c’est hélas exagéré de dire que Flora-Tristan n’est pas un lycée difficile. Ce n’est pas pour rien si nous sommes classés en zone sensible, et notre travail d’éducateurs n’est pas toujours facile ! Nous avons un public plutôt défavorisé, et même s’il n’y a jamais eu de véritable explosion sociale à Villiers, chacun s’accorde à dire que nous ne sommes pas à l’abri.
- Je veux bien vous croire… Mais il est vrai qu’on entend rarement parler de lycées comme le vôtre.
De fil en aiguille, Ted avait amadoué le proviseur. Âgé d’une cinquantaine d’années, l’homme était plutôt grand, ses cheveux bruns et frisés auraient gagné à être coupés plus courts. Il semblait disposé à parler jusqu’à un improbable épuisement. Il avait l’air de se sentir important, et comme flatté qu’on puisse s’intéresser à son lycée. Hélas, le détective comprit vite qu’il n’en tirerait pas grand chose. Ce n’était que sa première année à Flora-Tristan, son prédécesseur ayant pris sa retraite à la fin de l’année précédente. Il ne pouvait donc avoir connu ni Mikoyan, ni Grosjonc. Après quelques questions et réponses convenues, sur la « violence » et les « incivilités », sur le niveau des élèves et sur l’échec scolaire, le détective avait tout de même orienté la conversation sur l’ambiance politique parmi les professeurs.
- Comme toute collectivité, Flora-Tristan est un genre de microcosme, dit le proviseur. On y trouve un peu tout l’éventail politique – surtout à gauche, malgré tout, et même à l’extrême gauche. Par exemple, quand il y a des grèves, elles sont généralement très suivies au lycée, et ça me pose toutes sortes de problèmes, surtout quand les élèves s’y mettent, comme cela semble devenir la mode. Après, il faut rattraper les heures perdues, etc. Les syndicats sont assez forts. Mais c’est habituel dans le département.
On frappa à la porte, et un petit homme, de trente-cinq ans environs, les cheveux blond-sale, les yeux bleus, passa son nez par l’entrebâillure de la porte.
- Ah, entrez, Monsieur Bouquetin… Je parlais presque de vous, vous voyez ! J’étais justement en train d’expliquer à Monsieur… comment, déjà ?
- Berger.
- Oui, c’est ça… J’expliquais donc à Monsieur Berger que les syndicats étaient assez bien implantés dans le lycée ! Monsieur Berger réalise une étude sociologique sur notre établissement pour une université américaine. Et Monsieur Bouquetin, qui est Conseiller Principal d’Éducation, est l’un des syndicalistes qui me donnent le plus de fil à retordre ! N’est-ce pas Bouquetin, insista-t-il en s’esclaffant lourdement.
Le CPE, vaguement gêné, esquissa un sourire, et tendit un document à son supérieur.
- C’était pour le dossier Amara, Monsieur le Proviseur. Il va falloir le convoquer en conseil de discipline, il a encore manqué de respect à Madame Blanchard. Voici mon rapport…
- Ah, merci, je regarderai ça dès que j’en aurai fini avec Monsieur…
- Berger.
- Oui, c’est ça… Vous voyez, Monsieur Berger, c’est le genre de petites choses qu’on voit quand même… Les élèves qui veulent jouer au plus fin… Depuis que son frère est passé au tribunal, qui l’a envoyé faire un petit séjour en prison, celui-ci se croit en devoir de juger tout le monde, et sa prof de français en particulier… En fait, il n’y a pas eu d’émeutes, ici à Villiers, en novembre 2005, mais son frère, un ancien élève du lycée, a été pris en flagrant délit dans la cité voisine… Il a prétendu qu’il n’avait rien fait, qu’il passait juste par là et autres salades, mais vous savez, on les connaît. Le frère était un ancien élève, et ce qu’on a pu m’en raconter est édifiant… Si je vous montrais son dossier scolaire, à celui-là ! Qu’il aille raconter ça, pour voir, à tous ceux qui ont eu leur voiture brûlée, qu’il n’avait rien fait, tiens… Et maintenant, le petit a envie de suivre ses traces ! On le croirait enragé. Toujours prêt à en découdre… Et bien entendu, il court tête baissée vers l’échec scolaire, comme son frère…
- Je comprends… Vous pensez que je pourrais m’entretenir avec la personne qui vient de passer ?
- Bouquetin ? Si ça vous amuse… Cela dit, vous savez, c’est un très bon CPE, mais c’est un drôle de citoyen… Toujours le tract à la main, et « le patronat » par ci, et « la droite » par là, et « l’État » ailleurs… Enfin… il connaît bien le lycée ; ça fait, je ne sais plus, huit ou neuf ans qu’il est là… C’est un des responsables de la FSU, le principal syndicat enseignant dans l’établissement, mais en plus, il est dans l’extrême gauche… la LCR, vous voyez ce que je veux dire…
- Pas vraiment, non, je dois l’avouer. Je suis un peu novice en politique française.
- LCR, c’est un parti d’extrême gauche ici.
- D’accord. Il y a aussi Lutte Ouvrière, non ? Le parti de « Arlette »…
- Exactement ! Je vois que vous n’êtes pas si novice que ça ! Quoi qu’il en soit, je crois que c’est un peu une spécialité maison. Ici, quand un agitateur s’en va, un autre arrive. Par moments, je vous jure, ce n’est plus un lycée, c’est un soviet ! Ha ha ha !
Le proviseur riait de bon cœur, et Ted improvisa une formule polie pour lui fausser compagnie : il ne voulait pas le déranger plus avant dans son travail ; c’était une grosse responsabilité que de diriger un établissement pareil ; ils étaient de toutes façons appelés à de se revoir…
- Très bien… Et bien bon travail , et à un de ces jours, Monsieur…
Ted estimait avoir suffisamment décliné son nom au proviseur pour aujourd’hui. Il était déjà dix-huit heures trente, et la grille était fermée. La secrétaire du proviseur, Madame Lucas, dut l’accompagner vers la sortie pour la lui ouvrir.
- C’est drôle que vous fassiez une étude sur notre lycée maintenant… alors que plus personne ne parle de nous !
- Pourquoi, il y a eu une époque où on a parlé de vous ?
- Vous ne savez pas ? Mais Flora-Trista a fait la une de tous les journaux il n’y a pas si
longtemps que ça… C’était à la rentrée 2003, tenez. L’affaire de la petite Fatima… Vous ne vous rappelez pas ? Vous devez bien être le seul ! C’est vrai que vous êtes étranger, mais quand même ! Enfin, ce n’est pas grave, c’est du passé de toutes façons… Au revoir Monsieur…
Ted sourit et prononça dans sa tête les mots : « Berger… oui c’est ça… » Et Madame Lucas referma derrière lui la grille du lycée.