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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 8)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
30 juillet 2008

Résumé des chapitres précédents : L’enquête de Ted Berger sur la mort de Maurice Mikoyan le conduit à se rendre à Villiers-sous-Bois, petite ville de banlieue où se trouve le lycée Flora-Tristan : l’ancien établissement de « Miko », dont un autre ancien professeur, « Jaca » Grosjonc, vient également de trouver la mort. Il découvre un lycée où l’extrême-gauche est très active, et où, quelques années plus tôt, a eu lieu une étrange affaire : l’exclusion de la petite Fatima, pour cause de port d’un « foulard islamique ».

Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4

Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7

Chapitre 8

En caressant distraitement La Fayette, qui ronronnait à ses côtés sur le canapé du salon, Ted ruminait les éléments de son dossier. N’avoir aucune piste, ce n’est sans doute jamais bon. Mais en avoir trop non plus. En l’occurrence, il n’en avait certes pas pléthore, mais entre la rencontre secrète de Mikoyan avec Charlot, le mystérieux message d’une voix de femme, les menaces anonymes, et la mort de Grosjonc, il y avait à tout le moins de quoi faire.

La piste du beau-frère lui semblait la plus sérieuse : sa rencontre avec Mikoyan la veille de sa mort, et postérieurement à sa disparition du domicile conjugal, était la seule certitude acquise. Et après tout, cette piste ramènerait peut-être en définitive à Flora-Tristan, à la voix de l’inconnue, ou à la lettre menaçante – et pourquoi pas au dirigeant « révolutionnaire ».

Martin Charlot avait immédiatement accepté le rendez-vous ; il était inutile de se rendre à Tours, il se trouvait non loin de Paris le lendemain, et passerait à l’Agence en fin de journée.

L’homme arriva tout essoufflé vers dix-neuf heures trente. Dans une carcasse d’un mètre quatre-vingt-dix, il devait porter un quintal et demi. Le teint cramoisi, des mains d’étrangleur, et un sourire qui laissait percevoir quelque chose comme une profonde inquiétude. Je ne sais pas où je vais, mais j’avance, se dit Ted en lui-même : cet homme a peur.

La Fayette, qui s’était absenté un instant, revint peu après. Il regarda le gros homme d’un air vaguement méprisant, et partit se frotter la tête sur la jambe du détective.

- Monsieur Berger, je suis content que vous m’ayez demandé de passer. Je voulais justement vous voir. Je voulais vous dire de ne pas lésiner sur les moyens. Je veux que vous soyez à plein temps sur ce dossier, quel que soit le prix.

- J’ai indiqué à votre sœur et à votre avocat le montant de mes honoraires, et je crois que nous nous sommes mis d’accord là dessus.

- Bon, oui… En tous cas, si vous avez besoin d’un complément, d’une enveloppe, je ne sais pas, n’hésitez pas. Mais je veux que vous trouviez l’assassin de Miko.

- Mes frais sont remboursables sur justificatifs… Vous étiez très lié à votre beau-frère ?

- Euh… Non, pas plus que ça. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?

- Oh, je ne l’aurais peut-être pas posée si vous aviez dit : « Je veux que vous fassiez libérer Solange… ». Mais ce que vous avez dit est : « Je veux que vous trouviez l’assassin… ». Comme si vous aviez un intérêt personnel dans mon enquête, au delà du service que vous rendez à votre sœur. C’est pour ça que je vous demande si vous étiez particulièrement liés, votre beau frère et vous.

- Non… Vraiment non… Je vous assure que non…

- Monsieur Charlot, vous savez, la règle numéro un, c’est la confiance. Ce n’est pas en me cachant des choses que vous m’aiderez à trouver la vérité…

La Fayette avait sauté sur le bureau. Charlot rougit encore un peu plus. Son front dégoulinait de sueur, et Ted eut peur qu’il fasse une attaque en plein bureau.

- Je peux vous aider à m’aider, poursuivi Ted en caressant la tête du chat. Dites-moi ce qui s’est passé la veille de la mort de Maurice Mikoyan. Pourquoi il est venu vous voir à Tours en pleine nuit, par exemple.

Cette fois, Martin Charlot s’effondra sur son fauteuil. Il dégrafa un bouton de sa chemise, demanda un verre d’eau, et se mit à dire en soufflant toujours plus fort :

- Bon, vous savez déjà ça, tant mieux. De toutes façons, je vous en aurai parlé, mais je ne savais pas par où commencer… Je vous jure que je ne l’ai pas tué !

- Je ne vous ai pas accusé…

- Non, mais vous pourriez. C’est pour ça que je veux que vous trouviez l’assassin. Parce que je sais bien que Solange est innocente, alors, ils vont bien s’en apercevoir ; et le prochain coupable idéal, c’est moi, figurez-vous ! Ils vont dire que je suis le dernier à l’avoir vu en vie !

- Bon, racontez moi tout ça…

- Vous savez, c’est pas bien de dire ce que je vais dire, mais Miko, c’était vraiment un gros con. Il se croyait toujours plus futé que les autres, mais c’était un gros benêt, un mou, malgré ses airs de fier-à-bras, un imbécile, qui s’est fait marcher sur les pieds toute sa vie, et qui aurait continué s’il avait vécu. Un bon à rien de chez bon à rien…

- Vous pouvez préciser ?

- On voit que vous ne l’avez pas connu… C’est pour lui trouver une qualité, qu’il aurait fallu donner des précisions, figurez-vous. Il était paresseux, vantard, prétentieux, velléitaire, lâche. Et ses idées politiques à la con… « Travailleuses, travailleurs ! ». Pour un mec qui n’a jamais rien foutu de sa vie, chapeau ! Ivrogne, en plus. Je ne sais pas comment ma sœur a pu rester aussi longtemps avec cette engeance ; faut dire que, question politique, elle était dans le même trip de crétins. Vous savez que c’est pour ça qu’ils n’ont pas eu d’enfants ?

- Pour quoi, « pour ça » ?

- A cause de leur politique ! Ils disaient que si la « révolution » éclatait, un môme, ça les bloquerait. Pareil si ils subissaient la « répression ». La répression, franchement, vous imaginez le topo ?… On n’est pas en dictature, tout de même… À part la dictature des syndicats, de l’Inspection du Travail et du fisc ! « La révolution », qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Un connard, je vous dis. Une fois, il l’a battue. S’il avait seulement fait mine de recommencer, alors, oui, je l’aurais tué de mes propres mains. Mais là, ce n’est pas moi.

Ted regarda les énormes mains de Martin Charlot.

- Vous ne l’aimiez pas trop, votre beau-frère, bon, mais vous l’avez quand même aidé…

- Aidé ? Comment ça ?

- Financièrement… Non ?

- Lui ? Vous rigolez… J’ai aidé ma sœur, ça, oui… Vous savez, quand notre père est mort, j’avais dix-sept ans, et elle en avait quatre. C’est moi qui ai fait bouillir la marmite. Je me suis toujours occupé d’elle. Je suis son frère, son père, et sa mère par dessus le marché. Et quand elle a besoin de moi, je suis là, figurez-vous. Ça vous va ?

- Oh, ça me va tout à fait. Et maintenant, qu’est-ce que c’est que ce rendez-vous ?

- Il avait beau avoir toujours la « révolution » à la bouche, il aimait bien les sous, Miko. Il avait toujours besoin de fric. Je ne sais pas, moi, un professeur, ça gagne bien sa vie, non ? Et Solange, la pauvre, elle a toujours travaillé… Mais ils avaient en permanence un huissier à la porte. Il y a quinze jours, ce gros con a demandé à me voir. C’était urgent. Il paraît qu’il lui fallait quinze mille euros dans les trois jours. Mais qu’est-ce qu’il croit ? Que je les chie, les sous ? Sous prétexte que je suis chef d’entreprise, ce communiste à la mords-moi-le-doigt, il s’imagine que je suis un « kapitaliss ». Il n’aimait pas Georges Marchais, mais en vérité je n’ai jamais bien compris pourquoi. C’étaient les mêmes.

- Georges Marchais ?

- Oui, vous ne vous rappelez pas ? Le guignol du parti communiste…

- Si, si, j’étais en France en 1981…

- Enfin peu importe, moi, la politique, je m’en fous. Je fais mon boulot d’entrepreneur, il y a vingt-trois gars qui mangent grâce à moi – et qu’ils ne viennent pas me parler de syndicat, ceux là ! Moi, tout ce que je demande, c’est plus de sécurité. Et moins d’impôts et de charges, quand même. Vous ne trouvez pas ça normal ? Il y en a, on se demande vraiment pour qui ils se prennent.

La Fayette regarda Charlot d’un air perplexe, puis se réfugia d’un bond sur le tapis.

- Il vous a dit pourquoi il avait besoin de cet argent, demanda Ted ?

- Pas vraiment, mais il m’a dit qu’il était menacé. Je vous jure que c’est vrai. Il m’a montré des lettres de menace. Justement, c’est de ça que je voulais vous parler… Il m’a dit que si il ne trouvait pas cette somme très vite, il devait craindre pour sa vie.

- Vous lui avez donné ?

- Mais d’où vous voulez que je les sorte, les quinze mille ? Vous savez ce que ça fait, quinze mille euros ? Ça fait cent mille balles ! Dix millions !

- Vous savez, je suis plus habitué aux dollars qu’aux euros, alors si vous me parlez de vos anciens francs…

- Oui, enfin peu importe… Bien sûr que non, je ne lui ai pas donné… Et même si j’avais pu, je ne sais pas si je l’aurais fait. Il n’était même pas foutu de me dire exactement de quoi il retournait… Il disait simplement : « Ça serait trop long à expliquer, mais je te jure que je suis dans la merde… » Et puis il ajoutait : « Fais ça pour Solange, si tu ne le fais pas pour moi ! » Je vous jure que là, j’ai bien eu envie de le boxer !

- Mais il est quand même allé vous voir à Tours ?

- Oui, sans crier gare…

- C’était quand… Vous vous rappelez l’heure ?

- Il a dû débarquer dans la soirée, vers vingt-trois heures, quelque chose comme ça.

- Et il est resté longtemps ?

- Oui quand même… Je ne saurais pas vous dire exactement… Il a dû repartir vers une heure du matin.

- Et depuis, vous n’avez pas de nouvelles ?

- Non… Dimanche soir, Solange m’a appelé, parce qu’elle était inquiète de ne pas l’avoir vu rentrer depuis vendredi.

- Elle savait qu’il était allé vous voir ?

- Non, bien sûr que non… Mais quand quelque chose ne va pas pour Solange, qui voulez vous qu’elle appelle ? Même quand ce gros con était là, elle appelait tout le temps, figurez-vous… En tous cas, je lui ai dit d’aller à la Police, pour en savoir plus. Et vous connaissez la suite, je crois.

- Vous ne pouvez pas m’en dire plus sur ces menaces ?

- Quoi, plus ?

- Il vous a dit de qui ça venait ?

- Si je savais qui avait menacé ce gros con, je n’aurais pas besoin de payer un détective pour le trouver !

- Pour vous, c’est donc très clair, votre beau-frère a été tué par les personnes qui le menaçaient ?

- Bien sûr !

- Et l’argent qu’il vous demandait, c’était pour eux ?

- Je le suppose… C’est ce qu’il avait l’air de me dire… Mais peu importe tout ça, Monsieur Berger : retrouvez les !

- On va chercher, Monsieur Charlot, on va chercher...

Charlot quitta l’Agence sans en avoir dit beaucoup plus – mais non sans avoir remis à Ted une enveloppe contenant six billets de cent euros. Et Ted se gratta la tête : ce mec là est franc comme un âne qui recule, se dit-il. Il ment, même sans raison, sur des trucs complètement inutiles. Il me cache des choses. Quoi, et pourquoi… C’est ce que j’aimerais bien savoir.

Il commanda par téléphone une pizza, puis fit jouer avec La Fayette la clause du coin fumeurs : il expédia le chat dans l’appartement qui, après tout, était le sien, et se cala dans le fauteuil le plus confortable de son bureau, avec un havane à la bouche : voilà qui l’aiderait à réfléchir… Pourtant, il n’avait pas atteint la moitié de son cigare qu’il s’avisa que son esprit s’était échappé du dossier Mikoyan. Il revoyait l’ombre étrange au dessus de la lèvre de Clara lorsqu’elle souriait, ce mélange de sérieux et de légèreté apparente, et au delà, il voyait le visage de Peter. Peter allait téléphoner, c’est sûr. Après chaque rupture, il téléphonait, comme si de rien n’était. Bien sûr, Paris n’est pas New-York. Bien sûr, il ne pourrait pas demander simplement, la bouche en cœur comme il l’avait fait si souvent, « tu es libre ce soir ? » Mais il appellerait. Et ce serait à nouveau l’enfer.

Quand le livreur vint lui apporter sa pizza, Ted avait presque oublié l’affaire Mikoyan. Il n’avait plus faim. Il monta retrouver La Fayette, et chercha à nouveau, pour s’endormir, à rassembler les éléments de son dossier.

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 9, en ligne le jeudi 31 juillet.