Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4
Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8
Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12
Chapitre 14
Ted avait pris rendez-vous avec Camille au café de la galerie marchande. Il n’avait pas eu de mal à lui expliquer qu’il ne souhaitait pas être vu à l’enterrement, qu’il ne voulait pas attirer l’attention sur lui pour ne pas risquer de perdre la confiance de qui que ce soit. Après tout, tout le monde pouvait être coupable, pouvait savoir quelque chose et vouloir le cacher, et mieux valait sembler totalement extérieur à cette histoire. Mais Camille eut l’air surpris de voir s’asseoir à sa table un homme qu’il ne connaissait pas. Le cheveu noir et dru, de grands yeux bleus derrière ses lunettes d’écaille, et le visage barré par une imposante moustache.
- Salut l’ami !
- Bonjour, mais… Qui êtes vous ?
Ted rit aux éclats. Il avait presque oublié son propre déguisement. Il répondit simplement « mais c’est moi, nigaud ! » Camille reconnut instantanément la voix, l’accent, et le rire.
- Oh, écoute, c’est incroyable ! Je t’ai vu, à l’enterrement, mais je ne t’ai pas reconnu une seconde… Je te montrerai les photos si tu veux…
- Normal que tu ne m’aies pas reconnu, je t’avais dit que je ne serais pas là. J’avais oublié que tu ne connaissais pas Ramirez.
- Ramirez ?
- Ramirez, c’est moi, quand je porte ce déguisement. En fait, je l’utilise relativement souvent.
- Eh bien, enchanté, Monsieur Ramirez… Non, vraiment, c’est stupéfiant !
- Bon, alors, bilan de tout ça ?
- Je ne sais pas, mais le proviseur est mort de peur, et Madame Lucas aussi… Et je sais que tant du côté du rectorat que du côté de la police, on a pris des mesures de sécurité renforcée autour du lycée.
- L’article ?
- Oui, l’article… Et puis, ils ont certainement raison, parce que moi, je ne crois pas aux coïncidences !
- On en voit pourtant tous les jours… Crois le ou pas, mais l’autre jour, j’ai bousculé par hasard une femme que j’avais rencontrée dans l’avion quand je suis arrivé en janvier. Et bien tiens toi bien : c’est une ancienne élève de Flora-Tristan !
- Et elle est morte ?
- Arrête ! Non, elle n’est pas morte… Elle était même à l’enterrement, d’ailleurs…
- Si ça se trouve, je la connais ! Je connais presque tout le monde, ici. Comment elle s’appelle ?
- Clara, Clara quelque chose…
- Clara… Non, je ne connais pas de Clara à Villiers… Elle n’a jamais dû faire parler d’elle ! Cela dit, il y avait tout ce qui compte dans la ville, plus tout ce qui voudrait bien compter un jour, et même une partie de ce qui a pu compter dans le passé… Si tu veux, je te ferai un trombinoscope avec les photos que j’ai prises. Tout le monde. Il y avait tout le monde.
- Par exemple ?
- Il y avait le sous préfet, la conseillère générale, Noëlle Vanini… Et aussi, les deux filles qui étaient, il y a quelques années, les égéries de Ni Putes Ni Soumises à Villiers…
- Putes… ?
- Ouais… Ni Putes Ni Soumises… On voit que tu n’es pas en France depuis longtemps. C’est une association, plus ou moins liée au parti socialiste, et qui a mené campagne il y a quelques années contre les violences sexistes dans les banlieues.
- Ah, c’est plutôt bien…
- Ouais… Sauf que, en gros, elles servaient seulement à dire à tout le monde deux choses, aussi fausses l’une que l’autre : les banlieues sont des zones dangereuses par excellence ; le sexisme est le propre des « arabes »… Ça, je pourrais t’en parler des heures : c’est ma spécialité ! Moi, tu sais, je suis du 9-3, même si je m’appelle Camille et pas Najib. Et ces filles, c’est complètement bidon. « Ni soumises », qu’elles disent, mais elles sont archi-soumises au discours dominant, et alors je peux te dire qu’elles font consensus ! Leur principale utilité aujourd’hui, c’est de rafler toutes les subventions des collectivités locales… De la droite à l’extrême gauche, tout le monde les aime, tout le monde les flatte…
- Tout le monde sauf toi, si j’ai bien compris.
- Ouais… Et quelques autres, heureusement. Un copain prof, Görek Boghossian, parle d’elles comme d’un « appareil idéologique d’Etat ». Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais je trouve que ça leur va bien. Bref, je te disais que c’était marrant parce que, il y a quelques années, il y en a deux qu’on voyait partout, Nora Slimani et Véronique Landais. Par exemple, elles ont joué un rôle tout à fait important – et tout à fait dégueulasse – pour l’exclusion de Fatima. D’autant plus dégueulasse que Nora connaissait très bien Fatima, depuis toujours. Mais quand tout ça c’est calmé un peu, ça a été la beurette aux oubliettes, et la blanche sur les planches ! Nora a disparu de la circulation – je crois bien que c’est la première fois que je la revois depuis cette époque... Et Véro est devenue la numéro deux du parti socialiste à Villiers. je ne serais pas surpris qu’elle soit candidate à la prochaine élection cantonale, contre Noëlle Vanini, avec de bonnes chances de gagner ! Ni même que Forest pense à elle pour lui succéder un jour… Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser – ni à penser, mais ça n’a rien à voir, on est bien d’accord, qu’elle est sa maîtresse.
- Tu veux dire que là, elle était en campagne électorale ?
- Presque. C’est trop drôle cette histoire. À l’époque, ils ont beaucoup mis Nora en avant. Tu parles : la beurette contre le voile, c’était trop beau ! Mais à la distance, il ne reste plus que Véro. Nora, c’était la fille d’un ouvrier. Véro, la fille du toubib du coin, qui était aussi à l’enterrement, d’ailleurs. En plus, faut voir… Président du comité local du Mrap, mais qui a lui aussi participé aux premiers rangs à la campagne contre Fatima – campagne dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle avait quelques relents racistes ! Militant d’extrême gauche, avec ça, et médecin en cité, mais vivant de l’autre côté du périphérique, où il est citoyen du sixième arrondissement de Paris ! Appartement grand luxe avec vue sur le Luxembourg. C’est moins grand que le parc de La Courneuve, mais c’est plus chic !
- Et sa fille a fait ses études à Flora-Tristan ?
- Tu rigoles ! Il l’avait mise à Montaigne, bien sûr… Un lycée « bien fréquenté », et à côté de la maison… C’est plus pratique ! Elle n’avait que le Luxembourg à traverser pour aller au bahut ! Médecin des pauvres à Villiers, et bourgeois tranquille au quartier latin… Pas mal, non ? Mais elle, il faut lui reconnaître ça, elle a voulu faire sa terminale ici. C’est l’époque où elle a commencé à militer, et ça faisait assez tendance, d’être lycéenne en banlieue. Ça compensait sans doute son côté blondasse aux yeux bleus !
- Et maintenant, si j’ai bien compris, elle fait souche ici, non ?
- Penses-tu ! Faut rien exagérer… Ça a duré un an, point barre. Depuis, elle a tout juste une domiciliation plus ou moins fictive dans le studio où elle habitait à l’époque, dans l’immeuble du cabinet médical de son père : ça suffit largement ! Une adresse à Spoutnik, ça fait populaire… En politique, on appelle ça « le terrain… »
Camille détourna un instant la tête. Une camionnette était passée sur la nationale, que l’on voyait derrière la vitrine.
- Ça, fit-il, c’est mon prochain reportage. Et ça va faire des bulles !
- C’est quoi ?
- Un trafic de clandestins, avec le foyer malien de Vladivostok.
- Vladivostok ?
- C’est comme ça que les gens appellent le quartier le plus à l’est de la ville, derrière Politzer.
- Et tu penses qu’il y a un trafic de clandestins là ?
- Pas « je pense ». Je sais ! Il y a des mois que j’observe leur petit manège. Et ça fait certainement encore beaucoup plus longtemps que ça dure. Dans le foyer, il faut savoir qu’au moins la moitié des résidents sont des sans papiers. Les gars se repassent les chambres, et la direction ferme les yeux. Il y a peut-être des pots-de-vin, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’une entreprise de bâtiment, pas du coin d’ailleurs, en province, en a fait sa réserve de main d’œuvre bon marché. La camionnette passe au moins deux fois par jour, fait le plein de gars, et les ramène parfois le soir, parfois quelques jours plus tard. Ils se font un fric monstre sur les sans pap !
- Et tu vas sortir ça ?
- J’ai déjà tout un dossier, avec des noms, des chiffres, des filières… Et puis, puisque nous faisons équipe, je peux te le dire, mais attention, c’est hyper top-secret, hein !
- Je suis une tombe.
- Il y a quelqu’un de bien bien mouillé là dedans… Devine…
- Le toubib ?
- Non, lui, ce coup-ci, il est du bon côté…
- Le proviseur ?
- Non plus.
- Qui, alors ? Je ne connais pas grand monde ici, moi !
- Forest !
- Le Maire ?
- En personne ! … Monsieur Légalité Républicaine, Monsieur Immigration zéro…
- Incroyable… Tu es sûr ?
- Certain. Preuves en main et tout. Bon nombre des chantiers sur lesquels travaillent les sans-pap de Vladivostok sont précisément des chantiers de la Ville. À commencer par la fameuse médiathèque dont Forest est si fier !
- Eh ben mon vieux… Je dois le rencontrer demain matin.
- Fais gaffe, hein ! Secret total... Pas une allusion, on est bien d’accord !
- Ouais ouais, sois tranquille… Mais bon, nous sommes aussi d’accord que ce n’est pas l’urgence, hein ! L’urgence, c’est notre série de cadavres à Flora-Tristan.
- Bien sûr, mais ça ne m’empêche pas d’y penser.
J’ai vraiment de la chance d’avoir croisé ce mec, se dit Ted. Sa main effleura celle du journaliste.
- Bon, reprit Camille, avec un léger mouvement de recul, je vais devoir te laisser. J’ai un rencard !
- Ah, je comprends…
- Tiens, les revoilà qui repassent, dit le journaliste en montrant la nationale. Allez, j’y vais, à bientôt.
Ted regarda s’éloigner Camille, et vit derrière lui la camionnette s’avancer sur la nationale, en provenance de Vladivostok ; sur la paroi latérale était peinte cette inscription :
MARTIN CHARLOT
TOUS CORPS DE METIER
37245 TOURS CEDEX.
« Nom d’un chien ! » aurait dit le jeune garçon.