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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 15)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
12 août 2008

« On avait beaucoup parlé, en 2003, du lycée Flora-Tristan de Villiers-sous-Bois. L’affaire Fatima, cette jeune fille qui refusait d’enlever son voile islamique, avait relancé la polémique qui avait abouti à une loi de prohibition. Plusieurs des protagonistes de cette histoire viennent, véritable série noire, de trouver la mort. Maurice Mikoyan, ancien professeur du lycée, est retrouvé assassiné – et sa femme, soupçonnée du meurtre, crie son innocence depuis la maison d’arrêt. Un autre ancien professeur, Jacques-Alain Grosjonc, connu pour son engagement dans l’extrême gauche, était mort accidentellement deux jours plus tôt. Puis c’est l’ancien proviseur du lycée, Marcel Le Bihan, qui est décédé, dans un accident tellement semblable qu’il est difficile de ne pas être troublé par la coïncidence. Et hier, c’est le CPE du lycée, Thierry Bouquetin, qui a trouvé la mort à la suite d’une agression, à quelques pas du lycée. Rien ne permet en l’état actuel de dire si ces morts ont quelque chose à voir les unes avec les autres, et si cette série de décès a quoi que ce soit à voir avec l’affaire Fatima. Aucune enquête policière ne semble être en cours sur l’ensemble de l’affaire. Mais n’est-ce pas à la presse d’attirer l’attention de la Justice ? » (Camille Leclère, Le Parisien).

Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4

Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8

Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12

Chapitre 13 Chapitre 14

Chapitre 15

Ted se réveilla, à l’issue d’une nuit sans gloire, entre les bras du premier venu. Beau gosse au demeurant, un peu maladroit, et à la conversation niaise. Son visage lui rappelait Peter, avec, dans le sourire, quelque chose de Camille. Il se rhabilla, jeta sur lui un dernier regard, et quitta la chambre d’hôtel sur la pointe des pieds pour ne pas risquer de le réveiller.

Il n’était pas sept heures. Une heure, c’est plus qu’il n’en fallait pour se rendre à Villiers, où Ted avait rendez-vous avec Charles Forest. Il avait procédé à quelques recherches, histoire de mieux comprendre à qui il avait affaire. Le Maire avait succédé dans son bureau de l’Hôtel de ville de Villiers-sous-Bois à un vieux cacique du parti communiste, ancien résistant, frappé d’une congestion cérébrale au lendemain de la chute du mur de Berlin. Il était depuis retiré dans un pavillon du centre ville, hémiplégique et muré dans un complet mutisme. Forest, qui avait trente-cinq ans à l’époque, apparaissait comme un communiste « moderne ». Ancien professeur d’allemand, il avait vite fait oublier son attachement à ce qui avait été la RDA, et s’était donné une image d’ouverture politique, en rupture avec son parti. Ses camarades lui reprochaient autant son indépendance que son goût du pouvoir. Au milieu des années quatre-vingt-dix, il avait franchi le pas en quittant le PCF. Mais il avait entre temps acquis une assise personnelle suffisante pour se maintenir à la tête de la municipalité. Il se définissait d’abord comme « républicain ».

Forest avait défrayé la chronique quelques années plus tôt en cherchant à faire fermer le foyer de Vladivostok – celui là même où, selon Camille, Martin Charlot se livrait avec sa complicité à ses petits trafics. Il appartenait selon le Maire aux villes voisines d’accueillir ces travailleurs pauvres, dont la présence pesait à la fois sur le budget social de la ville, et sur l’ambiance de la vie locale. « Villiers n’a pas à devenir la banlieue de Bamako ! », avait-il déclaré dans l’une de ces formules à l’emporte-pièce dont il avait le secret. Une grève de la faim des résidents avait eu raison de sa résistance, mais cette affaire avait durablement clivé l’opinion villieroise. L’Ordre, la Loi, la Nation, la Sécurité, telles étaient ses antiennes. Seul l’art des alliances de Forest le maintenait au pouvoir. Ses alliés communistes ne se sentaient pas en mesure de le prendre de front, au risque que la droite emporte la mise à l’occasion d’un prochain scrutin. Ils n’avaient sous la main aucune personnalité capable de lui faire face. En outre, tout un électorat qui, lors des élections nationales, votait régulièrement à droite, restait séduit par Forest. Quant à lui, il avait eu l’adresse de se rapprocher du parti socialiste, et avait même annoncé publiquement que, lors des prochaines élections cantonales, il soutiendrait contre Noëlle Vanini, la communiste sortante, à qui il reprochait d’avoir en son temps pris fait et cause pour la petite Fatima, la candidature de la jeune Véronique Landais, dont Camille pensait qu’elle deviendrait sa dauphine à la Mairie. « Une vraie républicaine et une fervente laïque », répétait-il. Il verrouillait ainsi la situation politique locale.

Arrivé à Villiers avec un peu d’avance, Ted choisit de marcher à travers les cités. À cette heure, elles commençaient à se réveiller. Les gosses se rendaient à l’école, accompagnés ou pas de leurs mamans. Les plus grands se dirigeaient vers le collège Danielle-Casanova ou vers le lycée Flora-Tristan. Sur un pan de mur, il aperçut au milieu de nombreux autres un graffiti à moitié effacé, manifestement ancien : quelqu’un avait bombé ces mots : « Nik Boubouc ». Sur quelques murs, des affiches déchirées. Affiches du Front National ou du parti communiste, affiches de mouvements d’extrême gauche, et aussi affiches annonçant des réunions publiques de Charles Forest ou de Véronique Landais. Et puis un autre tag : « Forest = Racaille ». Et non loin, nettement visible malgré ce qui apparaissait comme de nombreuses tentatives de nettoyage : « Non au Maire raciste ! ». Avant de traverser la nationale, Ted tourna son regard vers Flora-Tristan. Des grappes de lycéens étaient déjà à la grille. Il ne remarqua rien de particulier. L’ambiance semblait redevenue la plus normale qui soit.

Charles Forest fit attendre Ted plus d’une demi heure avant de le recevoir. C’était bien la peine, se dit le détective, de lui avoir fixé son rendez-vous si tôt. Ted présenta la lettre d’introduction qu’il avait confectionnée, et le Maire la regarda avec attention, puis il dévisagea celui qu’il prenait pour un chercheur en sociologie d’une université américaine. L’édile ne devait pas mesurer plus d’un mètre soixante-cinq, mais il se tenait droit comme un i, le menton redressé, le cou tiré vers le haut comme s’il voulait se faire passer pour une girafe. Il cachait sa calvitie sous une mèche de cheveux rabattus. Ted, lui même plus que dégarni, n’aimait pas qu’on cherche ainsi à cacher son crâne, mais il se consolait en se disant qu’après tout, même le grand Jules César en faisait autant. Baissant les yeux, il remarqua que, de la taille apparente de Forest, il fallait encore déduire deux ou trois centimètres de talonnettes.

- C’est vendeur, hein, la banlieue !

- Vous savez, Monsieur le Maire, moi, je n’ai rien à vendre…

- Je me comprends… Je dois à l’honnêteté de vous le dire d’entrée de jeu : je me méfie beaucoup des sociologues.

- Pourquoi donc ?

- Votre corporation passe son temps à chercher des excuses à tout ce qu’il y a de délinquants, de trafiquants et d’illégaux. Ce n’est jamais leur faute, et c’est toujours la nôtre ! Celle des décideurs, celle des acteurs sociaux, la mienne… Vous mettez des bâtons dans les roues à ceux qui essayent de construire un vivre-ensemble républicain, vous transformez les coupables en victimes, et vice-versa. Je serais tenté de dire que l’influence de l’idéologie sociologique est aujourd’hui l’une des principales causes de la délinquance dans nos quartiers. Les sociologues ont pris la détestable habitude de mélanger la politique et la recherche scientifique. Un ouvrage récent qui concerne précisément ma ville est entièrement traversé de cette attitude peu recommandable, typique de ce qu’on a pu appeler très très justement un certain académisme radical. Comment, d’ailleurs, voulez vous faire confiance à un livre prétendument savant quand son auteur passe son temps à distribuer des tracts ou à animer sur Internet un site plus ou moins gauchiste ? Moi, je dis : que chacun s’occupe de ce dont il est spécialiste ! Mais bon, ça ne nous empêche pas de causer, n’est-ce pas ?

- J’espère !

- Donc, vous réalisez vous aussi une étude sur notre petite ville. Malgré ce que je viens de vous dire, j’aimerais pouvoir vous être utile. Et en tous cas, je ferai passer une note à l’attention des services pour que le meilleur accueil vous soit réservé, si vous avez besoin de consulter, que sais-je, les archives, ou d’autres documents… J’espère que je n’aurai pas à le regretter !

- Je vous en remercie Monsieur le Maire. Mais vous savez, je n’en suis qu’au tout début de mon enquête. Je pose simplement quelques jalons…

- Ne me remerciez pas trop vite, parce que de mon côté, je suis happé par l’actualité, et je ne pourrai pas, à titre personnel, vous être très disponible. Vous le savez peut-être, mais il s’est passé des choses, à Villiers, depuis que nous avons fixé ce rendez-vous !

- La mort de cet homme, devant le lycée, oui, j’en ai entendu parler, bien sûr…

- Depuis, je suis harcelé par les journalistes. D’autant que la presse s’est mise à dire n’importe quoi… Comme s’ils voulaient ruiner mes efforts pour attirer vers Villiers une population nouvelle…

- Oui, on a parlé de coïncidences étranges

- Du bla-bla, tout ça. C’est vrai que nous avons un problème d’insécurité, ni plus ni moins qu’ailleurs sans doute, mais chacun voit midi à sa porte. Si vous vous êtes promené en ville, vous aurez pu constater que la population d’origine étrangère pèse un poids très lourd sur notre démographie.

- Oui, j’ai vu le foyer, au bout de la ville.

- Vladivostok ! Si le préfet faisait son travail, la question serait vite réglée. Tout le monde sait que plus de la moitié des résidents sont des illégaux. C’est une chose que l’on ne mesure pas assez : les villes ouvrières comme la nôtre sont devenues de véritables dépotoirs. On nous a mis les immigrés… Les immigrés… Il faut bien voir que ces gens là doivent manger ! Et donc qu’ils doivent travailler… Et comme ils sont prêts à tout, ils font aux habitants français, et même aux étrangers respectueux des lois, une concurrence déloyale. Vous l’ignorez peut-être, mais il y a très peu de chômage parmi les clandestins. Ils ne sont pas les plus à plaindre : presque tous travaillent ! Incroyable, non ? Alors que j’ai dans ma ville près de trente pour cent de chômeurs… Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte !

- Mais à part ce drame devant le lycée, vous constatez beaucoup de violence dans la commune ?

- Pas plus qu’ailleurs, je vous le répète ! Mais ça veut dire oui, et beaucoup trop. On dit parfois que nos banlieues, aujourd’hui, c’est le Bronx. Et bien je vais vous dire : c’est pire !

- Tout de même, je connais bien le Bronx… J’ai le sentiment que vous exagérez un peu !

- Cher Monsieur, vous connaissez peut-être le Bronx, mais moi, je connais la banlieue ! La semaine dernière, encore, des jeunes voyous ont jeté des projectiles sur un véhicule de police. Il y en a très souvent qui réagissent mal aux contrôles d’identité, et les services de police se trouvent contraints à constater de plus en plus de délits d’outrage, voire de rébellion. Pourtant, quand on n’a rien à se reprocher, on ne doit pas craindre les contrôles ! Il n’y a tout de même rien de mal à se faire contrôler, alors que ça permet aussi de mettre à jour des situations illégales… Question de civisme ! Et même cette affaire, la mort de ce malheureux Bouquetin, c’est dans la continuité de tout ça. Le petit salopard qui l’a assassiné était un coutumier des incivilités les plus diverses, et le frère d’un incendiaire de voitures. Mais que voulez-vous, c’est vrai que la situation sociale n’aide pas ! Et les parents démissionnent… Sans compter le travail de sape des islamistes, des imams qui prêchent la haine de « l’occident », des « blancs » et de la République. Plusieurs élèves et anciens élèves de Flora-Tristan avaient d’ailleurs en son temps signé avec les islamistes le fameux « Appel des Indigènes »…

- Indigènes ?

- Un texte communautariste, honteusement antirépublicain concocté par les islamistes il y a quelque temps !

- Il y a des réseaux islamistes, à Villiers ?

- Je ne crois pas qu’on puisse encore le dire comme ça. Bien sûr, il y a des groupes, mais ils sont encore minoritaire. Cela dit, ils progressent à la vitesse grand V ! C’est le grand problème de demain ! Or, gouverner, c’est prévoir…

Une personne frappa à la porte, et entra en s’excusant de troubler l’entretien. Elle se pencha vers le Maire pour murmurer quelques mots à son oreille. Charles Forest blêmit. Sa lèvre trembla. Il dirigea son regard, visiblement très ému, vers Ted :

- Monsieur Berger, je suis confus, mais je vais devoir mettre fin à notre rencontre. Un nouveau drame vient de frapper Villiers-sous-Bois. Véronique Landais a été retrouvée ce matin dans la cité Spoutnik, morte au pied de son immeuble.

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 16, en ligne le mercredi 13 août.