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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 18)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
15 août 2008

« On avait beaucoup parlé, en 2003, du lycée Flora-Tristan de Villiers-sous-Bois. L’affaire Fatima, cette jeune fille qui refusait d’enlever son voile islamique, avait relancé la polémique qui avait abouti à une loi de prohibition. Plusieurs des protagonistes de cette histoire viennent, véritable série noire, de trouver la mort. Maurice Mikoyan, ancien professeur du lycée, est retrouvé assassiné – et sa femme, soupçonnée du meurtre, crie son innocence depuis la maison d’arrêt. Un autre ancien professeur, Jacques-Alain Grosjonc, connu pour son engagement dans l’extrême gauche, était mort accidentellement deux jours plus tôt. Puis c’est l’ancien proviseur du lycée, Marcel Le Bihan, qui est décédé, dans un accident tellement semblable qu’il est difficile de ne pas être troublé par la coïncidence. Et hier, c’est le CPE du lycée, Thierry Bouquetin, qui a trouvé la mort à la suite d’une agression, à quelques pas du lycée. Rien ne permet en l’état actuel de dire si ces morts ont quelque chose à voir les unes avec les autres, et si cette série de décès a quoi que ce soit à voir avec l’affaire Fatima. Aucune enquête policière ne semble être en cours sur l’ensemble de l’affaire. Mais n’est-ce pas à la presse d’attirer l’attention de la Justice ? » (Camille Leclère, Le Parisien).

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Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8

Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12

Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Au téléphone, l’entretien avait été cordial. La voix chaleureuse, l’élocution claire, quelque chose de vaguement précieux dans l’intonation, Malik Aabad était un charmeur. La simple recommandation de Vincent Schweineman avait suffit pour que sa secrétaire lui passe la communication. Il disposait de peu de créneaux horaires, mais par chance la personne avec laquelle il devait déjeuner le lendemain s’était décommandée : la place réservée au restaurant pouvait ainsi échoir à Ted Berger.

Une brève recherche sur Internet avait suffit à Ted pour compléter ce que Aaronovitch et Schweineman lui avaient dit du leader musulman. L’homme était controversé. Adulé de certains, il était haï par les autres. Ses ennemis le présentaient comme le représentant typique de l’islam radical en France, bien que chacun de ses discours, chacun de ses articles, chacun de ses livres militât expressément pour l’ouverture et le dialogue, contre l’intolérance et contre la violence. L’explication qu’en donnaient ses ennemis était toujours la même : Aabad est le maître absolu du double langage. C’est une stratégie classique des intégristes, ils se font passer pour de doux démocrates, pour inspirer la confiance, et pouvoir par derrière continuer impunément à prêcher la haine. Que l’on n’ait jamais pu citer un seul de ces prêches haineux prononcés « par derrière » était sans doute une preuve supplémentaire : s’il n’avait rien eu à cacher, il n’aurait pas eu à laisser dans l’ombre toute une moitié de son discours. « Moi, je le trouve surtout un peu mou » disait Schweineman. On murmurait qu’un de ses cousins avait été, à la fin des années quatre-vingt, militant du FIS algérien. On en concluait que Malik Aabad était l’allié des égorgeurs du GIA. Il avait tout pour déplaire, même son pouvoir de séduction lui était reproché, comme s’il était l’indice d’une particulière perversité. Aucun accent ne trahissait son origine maghrébine. Son épouse était une grande femme aux yeux bleus, dont on chuchotait qu’elle était une suédoise convertie à l’islam, et que son foulard cachait, pour ne la révéler qu’à lui, une abondante chevelure blonde.

Chacune de ses conférences faisait salle comble. Toute une partie de la jeunesse des quartiers populaires, faisant retour sur ses origines musulmanes, était avide de connaissances sur sa propre religion. En outre, Malik Aabad leur demandait de ne pas se couper du monde dans lequel ils vivaient. Il les incitait à s’investir dans la cité. Lui-même n’hésitait pas à prendre position sur certaines questions politiques, avec une orientation nettement marquée à gauche. Il se référait, dans un style et avec un vocabulaire qui lui étaient propres, à l’altermondialisme et à l’antilibéralisme. Il n’en était que plus haï du côté de la gauche nationaliste et souverainiste dont Aaronovitch représentait le pinacle.

C’est ce même Aaronovitch qui avait voulu, lors d’une émission de télévision, porter la contradiction à Aabad. Il soutenait que ce dernier était favorable à la mise à mort par lapidation des femmes adultères. Aabad avait répondu qu’il était absolument opposé à tout châtiment corporel ainsi qu’à la peine de mort, et qu’il était signataire de plusieurs textes appelant à leur disparition dans le monde entier.

- Mais sur la lapidation, Malik Aabad, sur la lapidation, que répondez-vous ?

- Je viens de vous dire que j’étais hostile à la peine de mort. Ma réponse à votre question est incluse dans cette déclaration. Et je tiens à préciser que la lapidation est aujourd’hui un châtiment extrêmement rare, ce qui n’est pas le cas des autres modes d’exécution de la peine de mort.

- Je vois ! Parce que, soit-disant, elle serait « rare », vous refusez de vous prononcer ! Les « rares » femmes qui la subissent vous en sauront gré !

- Vous déformez mes propos.

- Imaginez-vous que j’aurais la naïveté de croire qu’en refusant de dénoncer expressément la lapidation, vous ne vous faites pas le complice de ceux qui la pratiquent chaque jour ?

- Je manque sans doute d’imagination, mais je ne vous attribue aucune naïveté, Monsieur Aaronovitch. Je crois cela dit que ce qui vous manque le plus, ce n’est pas la naïveté. C’est la bonne foi.

L’autre s’était étranglé de rage, mais le lendemain, la presse unanime titrait :

« Sommé de se prononcer sur la lapidation, Malik Aabad noie le poisson en disant qu’elle n’est que très peu pratiquée ».

Lorsqu’avait éclaté en France la « querelle du foulard », Aabad était resté discret, et s’il avait nettement pris position contre les exclusions, ce n’avait jamais été en affirmant l’obligation pour les filles de porter le foulard, mais au nom de leur liberté de conscience.

- Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des détectives, dit-il à Ted en lui tendant son siège.

- Ni moi de visiter le Diable !

Aabad eut un bon rire, presque enfantin.

Il avait choisi d’inviter Ted dans un petit restaurant italien casher, où il avait ses habitudes. Bel homme, élégant, bien mis, costume sombre et cravate, la barbe taillée très court, il confirmait dans son apparence et dans sa tenue l’impression qu’il avait faite au détective lorsqu’ils avaient parlé au téléphone.

- Si ce n’avait été sur la recommandation d’un ami comme Vincent Schweineman, j’aurais hésité à vous recevoir, dit-il d’entrée de jeu. Vous le savez, je fais l’objet de tellement d’attaques que j’en deviendrais paranoïaque !

Ted exposa à Malik Aabad le but de la rencontre. Il voulait évaluer la thèse émise par Aaronovitch d’un « complot islamiste ». Même s’il n’y croyait pas lui-même, il ne voulait pas écarter une piste au nom d’une simple intuition mauvaise.

- Comme ça, c’est Michel Aaronovitch qui vous a conseillé de venir me voir !

- Oh, je ne dirais pas qu’il me l’a vraiment conseillé. Il m’a même dit que si vous saviez que je l’avais rencontré, vous refuseriez de me recevoir…

- Ce n’est pas faux ! Si vous vous étiez recommandé de lui plutôt que de Vincent, ce n’est pas sûr que nous serions en train de bavarder.

- Vous avez l’air d’être un peu sa bête noire.

- Oui. Je dois être son Max Lampin.

- Max Lampin ?

- Vous ne connaissez pas Roland Topor ? Voilà qui manque à votre culture !

- C’est un retard que j’essayerai de rattraper… Mais vous savez, depuis que je suis en France, et surtout depuis que je suis sur cette enquête, j’apprends beaucoup chaque jour.

- Sa grande idée , c’est que j’ai un « double langage ». Un jour, Alex Destanne a publié un petit article sur ce point : si je dis le contraire de ce que je pense, c’est que je suis un idiot, puisque je cours le risque de convaincre à mon corps défendant les gens qui m’écoutent… Ou alors, ce sont mes auditeurs qui sont particulièrement pervers, et parviennent à décrypter ce que je pense vraiment lorsque je dis le contraire… L’arabe est fourbe, c’est bien connu. C’était très drôle…

- Ce sont « les barbus », d’après lui, qui ont ce double langage… Et vous semblez être pour lui le « barbu des barbus » !

- Pourtant, vous voyez, dit Aabad en caressant son menton, ma barbe est plutôt modeste ! Rien à voir avec celles d’Aristide Briand, de Jules Ferry ou de Jean Jaurès…

- En effet… Cela dit, j’aimerais avoir votre avis sur la théorie de Aaronovitch. Il prétend que ces meurtres sont le fait d’un groupe islamiste.

- Très franchement, je ne vous dis pas qu’aucun groupe se réclamant de l’islam en France n’est capable de commettre des actes criminels. À coup sûr, il y en a, même s’ils n’ont pas plus d’impact, et même moins, que les différents groupes néonazis ou de l’extrême droite radicale. Mais dans ce cas précis, je ne crois pas à cette théorie.

- Pourquoi ?

- Question de style… Ils n’auraient pas fait des choses pareilles sans s’en vanter… Et puis, il a quand même coulé de l’eau sous les ponts depuis l’affaire Fatima. Il y a eu d’autres attaques contre l’islam et les musulmans. Le choix des cibles aurait quelque chose d’étrange. Mais, puisque vous semblez rechercher la vérité, je dois vous dire qu’une hypothèse me torture. J’aimerais bien qu’elle soit fausse, mais je tourne et je retourne ça dans ma tête, au point que j’en conçois un genre d’obsession. Pour tout dire, si j’ai accepté si volontiers de vous rencontrer, c’est aussi parce que j’aimerais que vous puissiez m’assurer que je me trompe, que mon hypothèse est folle, ou absurde…

- Et votre hypothèse, c’est quoi ?

- L’affaire Fatima, justement. Mais pas les intégristes, vous comprenez… Quelque chose comme une vengeance privée. Parce que c’est vrai que c’est troublant, cette liste de cadavres. Pour en avoir le cœur net, j’ai demandé aux frères de Villiers-sous-Bois que je connais si ils avaient des nouvelles d’elle. Et la réponse est non. Elle semble avoir disparu de Villiers depuis de longs mois. J’ai demandé à Alex Destanne, qui avait suivi toute l’affaire, s’il en savait plus. Il m’a dit qu’il ignorait tout de ce qu’était devenue la petite. Il savait que son frère était parti travailler en province, mais c’est tout ce qu’il a pu me dire.

- Où, en province ? A Tours ?

- Peut-être bien, je ne sais plus exactement…

- Mais dites-moi, je passe du coq à l’âne, j’ai remarqué, aux alentours du lycée Flora-Tristan, que de nombreuses jeunes filles portent tout de même le foulard.

- Oui, mais elles l’enlèvent en entrant dans le lycée.

- Ah, je comprends… Mais alors, la petite Fatima, elle a peut-être tout simplement repris ses études dans un autre lycée, non ?

- Non… Pour beaucoup de filles – et je n’ai pas connu Fatima, mais je crois qu’elle était comme ça – il n’est pas envisageable d’enlever le foulard en public. Quand j’ai proposé, sans qu’aucun média ne le relaye, soit dit en passant, qu’elles s’inclinent devant la loi, et renoncent le temps de leur scolarité à leur foulard, on m’a rapporté que l’une de ces filles avait dit : « Ce n’est pas un homme qui va me dire ce que je dois faire de mes cheveux ! » Ces filles ont été déscolarisées. D’après ce que m’ont dit des amis qui ont étudié la question de près, c’est cinq à six cent jeunes filles qui auraient été privées d’école par l’effet de la loi.

- Ça n’est pas rien !

- Non. La honte s’abattra sur ceux qui ont provoqué ce drame.

- La honte… Mais là, vous craignez que ce soit pire, n’est-ce pas ?

- Oui, je le crains. Je crains que toute cette macabre histoire soit en définitive une vengeance mal orientée. La haine est toujours mauvaise conseillère. Seul Dieu sait plus.

- Tout à l’heure, vous avez écarté l’hypothèse de groupes musulmans, en me disant tout de même qu’il y avait bien des groupes capables de commettre ces actes.

- Oui, mais en vous disant aussi que j’étais convaincu que ce n’était pas eux.

- Pourriez vous, pour les besoins de mon enquête, m’orienter vers ces groupes ?

- Je ne les connais pas personnellement… Je n’ai aucun contact avec ces mouvances. Je sais qu’ils existent, ou plutôt je le suppose, mais encore une fois, ils ne représentent rien…

A l’issue de son déjeuner, Ted ressentait une impression étrange. Malik Aabad avait gardé ses distances, tout en faisant preuve d’une exquise politesse. Il avait ri à l’occasion, mais était resté grave. Il semblait vraiment inquiet de son hypothèse, comme s’il croyait que c’était précisément la petite Fatima qui avait organisé sa vengeance.

Ceux qui l’avaient rencontrée disaient d’elle qu’elle était une fille énergique et décidée, plutôt intelligente, plutôt drôle. Une de ces filles de banlieue qui ne se laissent pas faire. Mais après son exclusion, personne, même parmi ceux qui s’étaient battus pour elle, ne s’était trop préoccupé de son devenir. Beaucoup semblaient même croire qu’elle avait poursuivi sa scolarité. Personne n’avait la moindre idée de ce qui lui était arrivé après cette aventure.

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 19, en ligne le mardi 19 août.