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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 21)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
22 août 2008

« On avait beaucoup parlé, en 2003, du lycée Flora-Tristan de Villiers-sous-Bois. L’affaire Fatima, cette jeune fille qui refusait d’enlever son voile islamique, avait relancé la polémique qui avait abouti à une loi de prohibition. Plusieurs des protagonistes de cette histoire viennent, véritable série noire, de trouver la mort. Maurice Mikoyan, ancien professeur du lycée, est retrouvé assassiné – et sa femme, soupçonnée du meurtre, crie son innocence depuis la maison d’arrêt. Un autre ancien professeur, Jacques-Alain Grosjonc, connu pour son engagement dans l’extrême gauche, était mort accidentellement deux jours plus tôt. Puis c’est l’ancien proviseur du lycée, Marcel Le Bihan, qui est décédé, dans un accident tellement semblable qu’il est difficile de ne pas être troublé par la coïncidence. Et hier, c’est le CPE du lycée, Thierry Bouquetin, qui a trouvé la mort à la suite d’une agression, à quelques pas du lycée. Rien ne permet en l’état actuel de dire si ces morts ont quelque chose à voir les unes avec les autres, et si cette série de décès a quoi que ce soit à voir avec l’affaire Fatima. Aucune enquête policière ne semble être en cours sur l’ensemble de l’affaire. Mais n’est-ce pas à la presse d’attirer l’attention de la Justice ? » (Camille Leclère, Le Parisien).

Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4

Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8

Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12

Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16

Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20

Chapitre 21

Vincent Schweineman avait spontanément tutoyé le détective :

- Alors, ton enquête, ça avance ?

- Difficile à dire. En un sens, c’est terminé, mais il y a encore un tas de choses que je ne comprends pas…

- Je vois. Monsieur est d’humeur énigmatique.

- Non, pas du tout. Les questions auxquelles j’étais payé pour répondre, j’y ai répondu, ou à peu près. Mais ce sont les questions accessoires, les questions qui se sont posées d’elles mêmes pendant mon enquête, qui restent mystérieuses pour moi.

- C’est sûr que le complot islamiste, c’est un grand mystère…

- Oh, il n’est plus question de ça, je crois.

- Je te l’ai dit à l’avance : il n’en a jamais été question, si ce n’est dans les circonvolutions cérébrales de Michel Aaronovitch. Tu as cherché un peu dans les litiges entre groupes trotskystes ?

- Non, je n’y crois franchement pas…

- Et la thèse de Landais ?

- Ça pourrait se tenir, même si ça fait encore partie des mystères. Mais je n’ai pas été chargé d’enquêter sur la mort de Véronique Landais.

- Bon, mais comme tout le monde sait, grâce à l’ami Leclère, qu’il y a un mystère de Flora-Tristan, tu pourrais nous dire ce que tu en sais !

- Je n’en sais rien. J’en sais moins que je ne pensais en savoir au moment de l’article. Tout est embrouillé dans ma tête. Et je ne sais pas si j’ai envie d’en parler…

- Comme tu veux. On verra demain soir, après quelques verres !

Ted n’était pas fâché de décrocher un peu ; ce petit week-end dans la maison que Vincent Schweineman possédait à Saint-Voyons, une tranquille cité balnéaire de la côte Atlantique, lui ferait le plus grand bien.

Avant son rendez-vous, après avoir confié La Fayette à Duchaussoy, il avait rapidement appelé Camille pour lui faire part de l’état de l’enquête. La culpabilité de Charlot pour la mort de Mikoyan ne faisait à ses yeux plus aucun doute. Charlot n’avait d’ailleurs formellement rien nié, se réfugiant avec une insistance significative derrière l’absence de preuves. Implicitement, il avait reconnu les faits, et fourni le mobile. Ted pouvait certes considérer qu’il n’avait de compte à rendre qu’à Solange. Mais il ne pouvait entrer facilement en contact avec elle. Il préférait par ailleurs, au moins pour le moment, ne pas s’en ouvrir à son avocat, qui n’avait été qu’un intermédiaire, et dont le véritable client était Charlot lui-même.

Restait que Mikoyan avait effectivement fait l’objet de menaces, que ces menaces n’étaient certainement pas des paroles en l’air puisque les mêmes menaces avaient été adressées à Le Bihan, et que Le Bihan était bel et bien mort – sans que Charlot puisse être soupçonné, sous réserve de mettre en évidence une quelconque magouille liée aux travaux de sa maison. S’agissant de Véronique Landais, elle pouvait fort bien avoir été assassinée par Charlot – qui disposait pour cela d’un mobile. La thèse du suicide restait envisageable : le fait que la porte de son studio était fermée de l’intérieur militait en ce sens. Mais on pouvait aussi imaginer que son amant Forest, par exemple, qui n’était apparemment pas à l’abri de tout soupçon, disposait d’une clé. Et rien ne permettait de dire quelles étaient, dans toute cette histoire, les relations exactes entre Forest et Charlot. Pour Bouquetin, la thèse officielle semblait particulièrement fragile ; les arguments de bon sens de ses camarades de classe avaient immédiatement convaincu Ted de l’innocence du jeune Faudel Amara. Mais rien ne rattachait pour autant vraiment sa mort à celle des autres. Quant à Jaca Grosjonc – Ted résistait mal à la tentation de l’appeler Croque-Mort comme tout le monde – on pouvait certes envisager l’hypothèse d’un accident ou d’un suicide, mais la ressemblance était troublante entre sa mort et celles de Véronique Landais et de Marcel Le Bihan. Aucune explication globale ne marchait donc. Il semblait y avoir un fil rouge reliant ces morts les unes aux autres deux par deux, ou trois par trois, sans qu’il soit possible de tout démêler. Le seul véritable point commun entre ces affaires – si tant est qu’il s’agissait dans tous les cas « d’affaires » – était l’histoire de l’exclusion de la petite Fatima. Et de ce côté là, Ted n’avait aucune piste. Peut-être Camille trouverait-il quelque chose…

Après tout, se dit-il, la part de ce mystère qui est censée m’intéresser est celle qui est résolue. Je devais trouver le meurtrier de Miko, et je l’ai trouvé. Que le résultat de mon enquête n’arrange pas particulièrement mes clients, ce n’est pas de ma faute… Je ne suis pas payé pour faire le justicier universel. Que la police fasse son boulot, le mien est fait.

Pourtant, même ces réflexions ne suffisaient pas à laisser Ted en paix. Sur Croque-Mort, Le Bihan, Landais, il n’y avait pas d’enquête en cours. Mais le jeune garçon arrêté pour le meurtre de Boubouc était certainement innocent. Et la solution qu’il avait trouvée, qu’il n’avait pas mission de révéler à d’autres qu’à Solange Mikoyan, ne suffirait sans doute pas à la tirer de prison : il était peu probable qu’elle accepte d’y être remplacée par son frère. Que des criminels courent en liberté était le cadet de ses soucis. Que des innocents croupissent au cachot le préoccupait plus sérieusement. En particulier s’agissant de sa propre cliente. Les choses, cela dit, étaient ainsi. Il était toujours missionné par Charlot pour trouver les auteurs des menaces qui pesaient sur son beau-frère, mais cette mission n’avait de sens que si ceux-ci étaient bien à l’origine de la mort de Mikoyan. Et tel n’était pas le cas. Restait la possibilité de transmettre aux enquêteurs la fameuse lettre de menaces. Après tout, cela suffirait peut-être à faire bénéficier Solange du doute. Il arrive que même un juge d’instruction se résigne à douter de la culpabilité d’une personne innocente quand on peut étayer ce doute sur des arguments solides, confortés par des preuves matérielles irréfutables.

Schweineman conduisait à vive allure, et les nouveaux amis arrivèrent à Saint-Voyons avant la tombée de la nuit.

Destanne avait un côté insupportable : une énergie débordante, et un capital de certitudes à faire pâlir d’envie un pape, un général ou un magistrat. Il y avait du moine-soldat dans cet homme là. À à peine plus de trente-cinq ans, il semblait avoir une langue de bois déjà fossilisée. Mais en même temps, cette énergie et ces certitudes presque enfantines pouvaient forcer l’admiration. C’était un homme de conviction. Et même de convictions bien accrochées. Et après tout, ces convictions allaient toujours dans le sens d’un goût effréné de la justice, d’un parti-pris pour les victimes et les opprimés : même insupportable, Ted avait du mal à ne pas le trouver malgré tout sympathique.

- Dans la mesure où je ne cherche plus de piste, ni vraie ni fausse, dit-il à Schweineman, j’espère que tu me feras ce petit tour d’horizon du… Comment dis-tu ?

- Du PIF ?

- Oui c’est ça, du PIF, sourit Ted.

- Oui, Vincent m’a dit que tu venais pour prendre un cours accéléré sur la galaxie mumu, fit Alex

- Je viens surtout parce que je n’avais rien de mieux à faire, que j’aime les huîtres… Et que j’ai insisté !

- Je peux témoigner que c’est bien pour ça, fit Vincent.

- Mais ça n’interdit pas le cours accéléré ! précisa Ted.

Vincent commença à dresser devant Ted le panorama des différents courants de l’Islam en France – n’hésitant pas ici ou là à faire quelque crochet vers le Maghreb ou le Moyen-Orient. Tant de noms de dates, de titres et de chiffres, assénés en même temps, eurent vite raison des capacités d’écoute du détective.

- Bon, maintenant, je n’y comprends plus rien, interrompit-il. Malik Aabad, par exemple, il représente quoi dans tout ça ?

- À certains égards, rien, dit Vincent. Aabad, c’est juste Aabad. Il est musulman, mais il ne représente ni ne symbolise – ni même n’illustre à proprement parler – aucun « courant » de l’islam. Sauf à parler d’un courant très informel, de ce que l’on pourrait appeler « l’islam ouvert », si ces mots avaient un sens.

- « Islam ouvert ! » dit Ted en riant… Est-ce qu’on parle de « droits de l’homme ouverts ? »

- Où tu as péché cette formule, demanda Alex interloqué ? C’est du Martinez !

Et Alex, contrefaisant une voix de fausset dit les mots que Ted avait entendus dans la bouche d’Aaronovitch :

- « Laïcité ouverte ! Mais est-ce qu’on parle de droits de l’homme ouverts » ?

- Exactement… C’est ce que disait Aaronovitch… Qui est ce Martinez ?

- Une espèce de peine-à-jouir, dit Alex. Un curé intégriste de la laïcité …

- En plus, renchérit Vincent, sa comparaison est idiote, parce que justement, il y a des conceptions plus ou moins ouvertes des droits de l’homme !

- Et celle de ce Martinez est plutôt plus ou moins fermée, c’est ça, demanda Ted ?

- C’est ça, oui… Mais j’en reviens à mes moutons. Si tu me coupes tout le temps, je ne vais pas m’en sortir… En fait, ce dont je parle quand j’emploie l’expression « courant informel » représente des formes si variées de pensée et de pratiques – que ce soit sociales ou religieuses – que c’est vraiment abusif de parler d’un « courant », même « informel ».

- On pourrait dire, proposa Alex, que Aabad représente plus un courant politique qu’un courant de l’islam. Ce n’est pas « l’islam des banlieues », c’est au contraire la politique des banlieues, informée par l’islam ! C’est ça, Vincent ?

- Si on veut, oui. Ce n’est pas par sa posture sur les questions religieuses qu’il brille par son originalité. Ce n’est pas un Ouléma, un Cheikh, un théologien, un savant reconnu dans le monde musulman, que ce soit ici ou ailleurs. C’est un intellectuel, de confession musulmane, dont le message essentiel serait : « Ne renoncez, ni à être des musulmans, ni à être des citoyens. »

- Ça, c’est vachement important, dit Alex. L’islam, c’est la religion des opprimés, mais pas parce que c’est une religion ! Parce que ceux qui la pratiquent sont des opprimés !

- Bon, dit Vincent. On a quand même fait plus opprimé que le roi du Maroc ou l’Émir du Koweït.

- D’accord, mais c’est quand même ce qui fait que l’islamophobie n’est pas une « critique de la religion »... En fait ce n’est pas à l’islam qu’ils s’en prennent, c’est aux musulmans. Ce qu’ils reprochent à Aabad, par exemple, ce n’est pas d’être musulman. C’est de faire de la politique ! Et ce sont les masses musulmanes, aujourd’hui, qui sont au cœur de l’oppression impérialiste. Il n’y a qu’à regarder la guerre sans limite qui se mène en Irak.

- Je commençais à être inquiet, dit en riant Vincent à l’attention de Ted. Depuis le début de la journée, Alex n’avait pas encore employé l’expression « guerre sans limite »… J’en venais à me demander s’il n’était pas malade !

- Moque toi, moque toi, protesta Alex. On voit que tu n’es pas à Bagdad !

- Dis moi, demanda Ted à Alex, il y a une question qui me brûle les lèvres, et je ne vois pas pourquoi je ne te la poserais pas.

- Pose, pose…

- Certains disent que tu es converti à l’Islam. Je sais bien que ce sont tes affaires, et je sais que ça ne me regarde pas… Tu n’es pas obligé de répondre, et de toutes façons, je ne porte aucun jugement sur les convictions religieuses des gens… Mais c’est vrai ?

Vincent et Alex éclatèrent de rire. Mais là où Vincent semblait s’amuser de bon cœur, Alex semblait, lui, cacher par son rire un profond agacement.

- J’ai entendu parler de ces rumeurs, oui… C’est Landais, n’est-ce pas, qui raconte ça partout ?

- C’est lui qui m’a dit ça, oui.

- Tu n’imagines pas tout ce qu’ils auront fait pour me déstabiliser, ou me faire perdre de la crédibilité…

- Quel rapport avec ta crédibilité ?

- C’est une bonne question… Mais c’est en effet ainsi. Si un non-musulman dénonce l’islamophobie, ce n’est pas pareil que si un musulman le fait. En plus, les convertis à l’islam sont toujours regardés avec méfiance. Pour un peu, on estimerait qu’ils relèvent de la psychiatrie lourde. Quand ils racontent que je suis converti, c’est ça qu’ils veulent dire… Je ne suis pas crédible parce que, d’une part, je suis cinglé, et que d’autre part, je fais moi-même partie du complot.

- Il faut bien voir, renchérit Vincent, qu’ils sont dans la pensée paranoïaque…

- Et que ce sont de francs salauds, ajouta Alex. Moi, j’ai une assez bonne carapace, mais je ne te dis pas qu’à certains moments, je n’ai pas été au bord de flancher. Et même, sur certains coups, j’ai flanché. C’est quand même grâce à des gens comme Landais que j’ai quitté le Mrap…

- C’est aussi parce que la direction, en fin de compte, ne t’a pas soutenu quand ce voyou t’a traité d’islamonazi, d’antisémite, et je ne sais pas quoi d’autre, nota Vincent. Et aussi parce que tu avais d’autres cadres pour militer, où tu t’éclatais mieux, non ?

- Peut-être. N’empêche… En plus, ce que peu de monde sait, c’est que Landais me connaît en réalité très bien… Sa femme est une amie d’enfance de ma mère. Jusqu’à il y a deux ou trois ans, on passait les vacances d’été ensemble… Je dois dire d’ailleurs que, même si j’ai beaucoup été opposé à Véronique, sa mort m’en a fichu un coup. C’est toute une partie de mon enfance…

- J’imagine que ça doit être dur, en effet, fit Ted… Cela dit, tout ça ne répond pas à la question… Mais encore une fois, ce sont tes affaires, et ça ne me regarde pas.

- La question de ma « conversion » ? Non, non… Je suis un marxiste-léniniste, un athée, tout ce qu’on veut… Mais disons que l’athéisme n’est pas ma religion…

- En tous cas, commenta Ted, je vois que cette histoire a déchiré les familles… On dirait que ça a pris les dimensions de l’affaire Dreyfus !

- Tu ne crois pas si bien dire ! fit Alex, hilare. Si on ne voulait pas se fâcher lors d’un dîner en ville, il valait mieux qu’on « ne parle pas de l’affaire » ! Mais tu sais, l’Affaire Dreyfus, ça fait partie des choses sacrées, ici. Et faire cette comparaison, ça aussi c’est une source d’embrouilles !

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 22, en ligne le vendredi 22 août.