Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4
Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8
Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12
Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16
Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20
Chapitre 22
Une douzaine d’huîtres et un verre de blanc. Il fallait être Alex Destanne pour, attablé avec des amis, parler politique à la terrasse du bistrot, alors que le soleil de printemps caressait, dans le petit port de Saint-Voyons, les voiles repliées des bateaux de plaisance. Il fallait être Vincent Schweineman pour s’en amuser d’une oreille distraite. Il fallait être Ted Berger pour attendre avec impatience la suite. Car la suite – Alex l’avait annoncé avant d’entamer une longue parenthèse – c’était l’affaire Fatima. La vidéo était à la maison, et il était programmé de ne la visionner que le soir, après le dîner – pour lequel Schweineman avait le matin même acheté au marché un gros turbot qu’il se proposait de préparer à sa façon.
- Je vais vous faire un turbot. Comme c’est un poisson assez onéreux, on l’appellera le turbot capitaliste, pour faire plaisir à notre ami Aaronovitch !
Alex commença à parler de ce qu’on allait voir.
- Vous verrez la scène hallucinante où Nora Slimani se fait faire la leçon par Clara, dit-il !
- Clara, demanda Ted ? Une jeune femme, brune, peau mate ?
- Non, non… Clara Kurtz… Elle doit avoir environ soixante cinq ans… C’est une institution du féminisme français !
- Bien sûr, je comprends… Les féministes ont dû avoir du mal à digérer cette campagne d’exclusion !
- Tu n’y es pas du tout ! s’esclaffa Vincent.
- Comment ça ?
- La plupart des féministes sont restées sur la réserve, pour ne pas trop parler de ce qui risquait de fâcher. Mais si on met de côté quelques rares individualités et des courants archi-minoritaires, les féministes qui se sont exprimées là dessus, ça a été pour se vautrer dans la campagne pour la prohibition du foulard, avec une énergie et une détermination que tu n’imagines même pas ! Quand Alex dit qu’elle fait la leçon à Nora Slimani, c’est qu’on la voit dans le film lui expliquer ce qu’elle doit dire…
- C’est même ça, cette question du féminisme, et l’attitude des féministes majoritaires, qui a mis les révolutionnaires en difficulté pour déterminer leurs choix, commenta Alex.
- Je traduis, dit Vincent. Alex veut dire que la crainte d’une division du mouvement féministe est l’un des éléments qui ont fait que lui, dans son organisation, la LCR, s’est retrouvé complètement isolé !
- Non, tu ne peux pas dire ça ! On a été toute une tendance à refuser les exclusions !
- Il veut dire qu’ils ont été une petite minorité, active mais sans aucune influence sur la direction !
- Pas tant que ça ! La motion votée en Comité central a quand même été « Ni voile ni loi » ! La LCR s’est donc clairement prononcée contre la loi !
- « Ni voile ni loi », traduisit Vincent, ça voulait dire : « Inutile de faire une loi, puisqu’on a vu à Villiers-sous-Bois qu’on pouvait virer les filles sans loi ! ».
- Tu caricatures !
- Disons que je simplifie pour que notre ami comprenne ce qui s’est passé ! conclut Vincent. N’oublie pas qu’il est étranger, et que tout ça doit lui paraître assez exotique.
- Exotique est le mot, confirma Ted.
Les commentaires et avant goûts de ses deux amis avaient mis à Ted l’eau à la bouche. Il profita du passage d’un vague petit nuage pour proposer :
- Vous voyez, le temps se couvre… Si on regardait plutôt cette vidéo dans l’après-midi ? On mangera après…
- Si tu veux, fit Alex. De toutes façons, Vincent la connaît par cœur. Il préparera la bouffe pendant ce temps là !
- Par cœur… Tu es bon, toi ! protesta Vincent. Je l’ai vue une fois, il y a près de trois ans ! Mais peu importe, je me débrouillerai pour faire les deux choses à la fois…
De retour à la maison, ils installèrent le poste de télévision de telle sorte qu’on puisse le voir depuis la cuisine, et avec un geste très théâtral, Alex introduisit le CD dans le lecteur.
- C’est un travail d’amateur. Certaines images ne sont pas terribles, et le son est parfois imprécis, mais tu vas voir : c’est de la bombe !
Ted ouvrit et alluma tranquillement un long Lancero de Cohiba, puis s’installa dans le grand fauteuil.
La première séquence montre un groupe de jeunes gens distribuant un tract à l’entrée du lycée Flora-Tristan.
- C’est un tract contre l’exclusion de Fatima, au tout début de l’affaire, dit Alex.
Un homme, plutôt corpulent, agité, l’air brutal s’approche du groupe.
- C’est Miko, dit Alex !
Maurice Mikoyan semble discuter un instant avec une jeune femme qui lui tend un tract, puis il la bouscule. On l’entend distinctement aboyer : « Connasse ! ». Ensuite, il lui arrache le paquet de tracts et le jette derrière son épaule. Derrière, un groupe de lycéens, d’abord goguenards, observent la scène sidérés. Deux d’entre eux viennent aider les militants à les ramasser. L’un en prend un petit paquet qu’il glisse dans son cartable.
À la séquence suivante, on voit une lycéenne que Ted identifie comme étant Fatima. Elle porte un foulard rose, noué derrière la tête, et une longue tunique claire, avec par dessous un pull bleu clair à col roulé, et par dessus un long gilet de laine assorti. De petite taille, plutôt jolie, elle affiche un large sourire. Elle explique à une militante :
- Je vous remercie, mais de toutes façons, je suis dans mon droit. J’ai vérifié sur Internet, il y a toute une jurisprudence… Vous trouvez ça ostentatoire, vous, mon foulard ?
- Non, répond la jeune femme… Et puis ça n’est pas la question…
Alex mit sur « pause » pour commenter à l’attention de Ted :
- Ostensible, ostentatoire… C’était le grand mot de l’époque. La France entière a dû ouvrir son dictionnaire pour comprendre l’expression. Ils avaient inventé la règle suivant laquelle il ne fallait pas porter de signes religieux « ostentatoires ». Et personne ne savait vraiment ce que ça voulait dire… Allez, on regarde la suite…
La militante poursuit :
- Mais dis moi, il y avait d’autres filles voilées, à la rentrée. Que s’est-il passé ?
- Elles ont cédé à la pression. Souvent, leurs parents n’étaient pas d’accord pour qu’elles le portent. Il y a une fille dans ma classe, son père lui a cassé une chaise sur la tête, parce qu’elle ne voulait pas l’enlever pour aller en classe. Au lieu de son foulard, elle avait un gros bleu !
- En tous cas, les élèves ont l’air solidaires.
- Oui… Je me dépêche ! dit Fatima en se sauvant. En ce moment, je n’ai pas intérêt à arriver en retard.
Un petit homme grisonnant, vêtu d’un costume gris mal taillé, s’approche.
- C’est vous qui lui montez la tête ! Qu’est-ce que vous cherchez à la fin ?
- C’est Le Bihan, dit Alex.
Le proviseur se dirige vers l’un des distributeurs de tracts et lui dit :
- Vous n’avez pas le droit de distribuer votre propagande religieuse ici… C’est un établissement laïque !
- Ce n’est pas de la propagande religieuse ! Vous savez lire ? Nous exerçons nos libertés publiques…
- Qui vous envoie ? On vous paye pour distribuer ça ?
- Non, c’est bénévole ! Nous faisons acte de citoyenneté… C’est mal ?
- Vous appelez ça de la citoyenneté, vous, de voiler les femmes ?
- Moi, je voile personne ! Je m’oppose simplement à une exclusion...
- Écoutez, fichez le camp d’ici, ou j’appelle le commissariat.
- Appelez qui vous voulez, nous sommes dans notre droit, dit un autre.
Le Bihan s’éloigne en s’énervant :
- Voilez vos femmes si vous ça vous chante, mais foutez nous la paix !
La séquence suivante montre l’interview par Camille Leclère d’une femme d’un certain âge, cheveux courts, distinguée.
- C’est Clara Kurtz, dit Alex.
- Les religions ont toujours, en tous lieux et en tous temps, été les pires ennemies des femmes. On connaît les positions de l’Église catholique sur l’avortement. Aujourd’hui, l’axe principal de cette offensive religieuse, c’est le fondamentalisme musulman. Leur objectif est clair : ils veulent imposer le port de la burka aux filles des quartiers. Mais les filles résistent et se révoltent. Et elles ont raison ! Elles trouveront toujours les féministes à leurs côtés pour lutter pour leur émancipation.
- Il y a une dizaine d’années, à propos d’autres affaires de foulard, vous aviez déclaré : « J’aime mieux Montaigne avec le tchador que le tchador sans Montaigne ». Même s’il ne s’agit pas de tchador, mais d’un simple foulard, cela signifie-t-il que vous avez changé d’avis ?
- Tchador, burka, hijab, foulard, on ne va pas jouer sur les mots. C’est toujours l’affirmation de l’infériorité de la femme, son humiliation, le refus de la voir libre de son corps, son enfermement au profit de l’ordre patriarcal. Oui, j’ai changé d’avis, car j’ai compris que laisser le tchador pénétrer l’école, c’est exercer une terrible pression sur les filles qui, elles, le refusent et résistent. Beaucoup de professeurs en témoignent : leurs élèves qui ne veulent pas être contraintes à le porter leur demandent de tenir bon.
- Pourquoi ne trouve-t-on pas ces filles dans vos réunions ? Pourquoi ne témoignent-elles pas elles-mêmes ?
- Vous ne savez pas ce que c’est que la pression qui s’exerce sur elles dans les quartiers. Elles auraient peur d’être enfermées et battues par leurs pères ou leurs grands frères, si ce n’est pas mariées de force ou victimes de tournantes !
Les trois séquences suivantes sont tirées d’images d’archives de la télévision. Dans la première, une incrustation sur l’écran indique que la personne qui s’exprime devant les journalistes est l’inspecteur d’académie, Daniel Romano.
- Je viens de passer plus de deux heures avec la jeune Fatima Aït Chegroune, tant en compagnie de Monsieur Le Bihan, proviseur, que seul à seule. Nous lui avons proposé de se contenter d’une tenue non ostentatoire, en lui laissant la possibilité de porter un foulard laissant dépasser une mèche de cheveux et permettant de voir le lobe de ses oreilles et la naissance de son cou. Elle n’a malheureusement pas accepté. Il a donc été décidé d’engager à son encontre une procédure d’exclusion. Interdiction lui est faite dès à présent de se présenter dans l’établissement.
La deuxième est une déclaration de Marcel le Bihan, entouré de plusieurs membres de l’équipe éducative, parmi lesquels on reconnaît Miko et Bouquetin.
- Derrière, le type qui se marre avec Boubouc et Miko, c’est Croque-Mort, dit Alex.
Ted tira une longue bouffée sur son Cohiba.
- C’est avec regret et à contre-cœur, dit le proviseur, que nous nous sommes résignés à poursuivre l’exclusion de Fatima. Ceux qui l’ont encouragée à résister à la légalité républicaine doivent savoir qu’ils portent une lourde responsabilité. Naturellement, nous ferons tous les efforts nécessaires pour, en dehors de l’établissement, apporter à notre élève l’assistance pédagogique nécessaire pour que sa scolarité ne soit pas compromise, et également pour lui faire entendre raison.
- Foutaise, commenta Alex. Ils l’ont laissée en plan comme une vieille chaussette.
Troisième séquence. Les caméras sont situées à l’intérieur du lycée Flora-Tristan, et une voix off déclare : « La petite Fatima vient de se voir notifier son exclusion temporaire, dans l’attente du conseil de discipline ». On voit la jeune fille, son foulard noué derrière la tête, vêtue en camaïeu bleu et rose, sortir du bâtiment administratif et se diriger vers le portail de sortie. Au moment où elle approche ce portail, elle sort du sac qu’elle tient à l’épaule une grande tunique noire, qu’elle enfile au moment même où elle sort de l’établissement. C’est une fille voilée tout en noir qui s’éloigne du lycée.
La vidéo montre maintenant un groupe de lycéens, garçons et filles, parmi lesquels on reconnaît Fatima Aït Chegroune.
- On fait une grève ! propose un garçon.
- On vient toutes en foulard, enchaîne une fille. Ils ne pourront rien faire !
- Vous allez avoir toutes sortes d’ennuis à cause de moi, je ne suis pas d’accord, dit Fatima. De toutes façons, je suis dans mon droit. Vous allez voir, après le conseil de discipline, je vais revenir… Alors, vous allez en cours, et vous me passerez vos cahiers en attendant.
Sur ce, Thierry Bouquetin arrive et disperse le groupe. Puis il s’avance, menaçant, vers l’objectif, et fait un grand geste. On comprend au mouvement de l’image que la caméra est tombée au sol.
- Dites donc, fit Ted, ils sont plus odieux les uns que les autres, vos copains !
- Ah, tu as remarqué aussi ? demanda Alex en riant.
La scène suivante montre Fatima, seule, s’expliquant devant un micro.
- Ils ont commencé par me dire que ma tenue n’était pas compatible avec le principe de laïcité, mais ça n’était pas vrai, je leur ai sorti un arrêt du Conseil d’État que j’ai trouvé sur Internet, en plus de la circulaire de 1989… Aucune exclusion pour cause de foulard n’a jamais été jugée licite en France ! Puis ils m’ont dit que c’était contraire à l’égalité hommes-femmes. Je n’ai rien contre l’égalité hommes-femmes, mais ça n’a rien à voir ! Et puis si ça avait à voir, ce ne serait pas une raison pour m’interdire d’aller à l’école. Ça serait ça, l’égalité ? Les filles à la maison ? Alors comme ça ne marchait pas non plus, ils ont fait une réunion où ils ont dit au prof de gym qu’il ne devait plus me prendre en cours. Alors voilà : j’ai été en cours de gym l’année dernière avec mon foulard, et ça n’a posé de problème à personne – et pourtant, j’avais une prof très expérimentée ! – et puis là, patatras, ça n’est plus possible ? Le prof de gym m’a dit qu’il n’avait pas le droit de m’accepter en cours comme ça, que c’était un règlement, et tout. Quand je lui ai demandé quel règlement, il m’a dit « la laïcité ». C’est un règlement spécial à la gym, la laïcité ?… Et maintenant, voilà, on me dit que ma tenue est incompatible avec l’enseignement de l’éducation physique et sportive… Et c’est pour ça que je passe en conseil de discipline !
Les images suivantes montrent une manifestation, très dynamique, dans laquelle sont mêlés hommes et femmes. La caméra s’arrête un instant sur Destanne. Plus loin, deux femmes, l’une voilée et l’autre non, tiennent une pancarte disant : « ça ne s’attrape pas ! » On voit ensuite Fatima, avec d’autres jeunes filles, qui scandent : « Je fais ce que je veux / avec mes cheveux ! »
Ted passa sa main sur son crâne presque chauve en souriant.
La qualité de la séquence suivante était très médiocre. Alex avait manifestement caché sa caméra. Marcel Le Bihan siégeait dans son bureau, effondré, la voix chevrotante :
- Vous savez bien que cette histoire nous dépasse. Nous n’avons pas eu le choix. Monsieur Romano aurait bien aimé que ça se termine autrement, et moi aussi ! Mais la décision a été prise dans le cabinet du premier Ministre !
Ensuite, une autre scène : un groupe de professeurs parle à la presse. Derrière eux, un groupe de cinq ou six autres personnes fait de la figuration
Parmi elles, Ted reconnut Clara :
- Il y en a une que je connais, là !
- Tu veux qu’on repasse la séquence, demanda Alex ?
- Non, pas la peine, merci…
- Ils avaient battu le banc et l’arrière banc… On arrive à voir, sur certaines images, Véronique Landais et Nora Slimani… Mais attends un peu, de toutes façons, on les revoit plus nettement un peu plus loin.
Le cigare de Ted s’était éteint. Il le ralluma anxieusement tandis que les images continuaient à défiler.
Jaca Grosjonc, dit Croque-Mort, tient le crachoir, sous les yeux admiratif de Maurice Mikoyan et de Thierry Bouquetin, ainsi que du groupe d’élèves et de professeurs de l’arrière plan. Clara semble en grande complicité avec Véronique Landais.
- Ce soir, au conseil de discipline, nous ferons valoir les intérêts des filles de quartier. L’entêtement de Fatima Aït Chegroune montre clairement qu’elle est manipulée par les islamistes, et si nous cédons, ce n’est pas un tchador que l’on verra dans le lycée, mais dix, cinquante, cent ! Les filles attendent que nous soyons fermes. Fatima est une militante, pas une victime. Elle a fait le mauvais choix, en jouant le jeu du sexisme islamiste plutôt que celui de l’émancipation féminine. Il faudra qu’elle l’assume !
- Ensuite, c’est le tour des sœurs siamoises de ni-ni, dit Alex. Tu vas voir le numéro de duettistes qu’elles nous font, c’est gratiné !
Gros plan sur Véronique Landais, très exaltée :
- Nous disons : « Assez ! » Nous disons : « Résistance ! » La mafia islamiste, les petits caïds, les violeurs et les voileurs n’auront pas raison de l’école laïque ! La décision du conseil de discipline libérera les filles des quartiers de la pression des imams obscurantistes !
Véronique Landais laisse la place à son amie. Et en gros plan apparaît sur l’écran une jeune femme brune, cheveux au vent.
- Merde ! Clara ! dit Ted.
- Non, dit Alex. Clara, c’est l’autre, celle qu’on a vu tout à l’heure, la vieille. Là, c’est Nora Slimani !
- Clara !… Merde, Clara…
C’était Clara...
Sur l’écran du téléviseur, Clara, ou Nora, explique véhémente :
- Et je sais de quoi je parle quand je parle de mariages forcés, de tournantes, et de pression islamiste ! Pour toutes les filles des cités, le danger est présent, il est là ! Si nous ne prenons pas immédiatement les mesures nécessaires, on ne verra bientôt plus de filles libres dans nos quartiers. Dans un lycée comme Flora-Tristan, on verra se multiplier des filles couvertes des pieds à la tête, des petits fantômes noirs et apeurés. Pour elles, ce sera la terreur. Pour elles, ce sera la charia ! Les petits caïds et les imams font déjà la loi, et si on laisse faire, il n’y aura plus de place pour les filles, ni à Politzer ni à Spoutnik… La seule solution, c’est l’interdiction du foulard islamique à l’école !
Ted s’était levé, et marchait de long en large dans la pièce, son barreau de chaise à la main, sous le regard incrédule de ses amis.
- Merde, Clara… Je me suis fait avoir sur toute la ligne… Merde, merde, merde !
- On le sauras que tu parles français, fit Vincent, mais explique nous un peu…
- Je me suis fait avoir… J’avais tout en main et je n’ai rien vu… Merde, merde, merde… J’aurais dû comprendre depuis longtemps. Clara…
Le téléphone de Ted sonna dans sa poche.
- Mets sur « pause », j’ai un appel, dit-il.
L’image s’immobilisa sur le visage de Nora Slimani.
- Allô ! Ah, Camille, tu tombes bien !
- Bon, tout va très vite, enchaîna Camille. Martin Charlot a été placé en garde à vue, et Forest est convoqué demain matin au commissariat.
- Pour ces histoires de Vladivostok ?
- Oui, je crois, et aussi pour des marchés publics irréguliers.
- C’est bien. Quoi d’autre ?
- C’est déjà pas mal, non ? Par ailleurs, ils viennent de libérer Faudel Amara. Il était chez lui à minuit, et puis il y a eu une panne d’ascenseur. Il est à un quatorzième étage, il n’est pas descendu et remonté dans la nuit. En plus, on n’a pas identifié ses empreintes digitales sur la bouteille. Bref, ils n’avaient rien de sérieux sur lui.
- Bon, c’est bien.
- J’ai aussi trouvé des trucs sur Fatima, mais je suppose que maintenant, c’est inutile…
- Moins que jamais ! Tu as trouvé quoi ?
- Une brève de décembre qui m’avait échappé. Je te la lis : « Hier, deux manœuvres ont été victimes d’un grave accident sur un chantier de Villiers-sous-Bois. Mokrane Slimani et Mohand Aït Chegroune ont fait une chute de huit mètres d’un échafaudage. Slimani a été admis dans un état grave aux urgences de l’hôpital Avicenne, et Aït Chegroune est mort sur le coup. Il semble que l’alcool soit à l’origine de l’accident ».
- Aït Chegroune, c’est le père de Fatima ?
- Oui.
- Et Slimani, quel rapport avec Nora ?
- Je ne sais pas, mais ça pourrait être son père aussi.
- Merde… Ecoute, c’est très important. Essaye de vérifier ça, et je te rappelle... A tout à l’heure !
- Attends, il y a encore autre chose. On vient d’apprendre que Benoît Mondragon, un prof de gym du lycée, a fait une chute mortelle dans la forêt de Fontainebleau. Et devine ? Il était complètement saoul !
- Merde… Je suis con… Ecoute, je te rappelle tout à l’heure…
Vincent laissa à peine à Ted le temps de raccrocher.
- Bon, maintenant tu vas nous expliquer ce qui se passe, ou tu as décidé de nous laisser mourir idiots ?
- Elle m’avait dit qu’elle avait le téléphone de son frère ! Et Miko avait appelé Nacer Slimani ! Quel con je suis ! Qu’est-ce qu’elle allait faire, sinon, à Ploeldouzec ? J’aurais dû demander ses photos à Camille ! Dans le pot de yaourt, c’étaient les mêmes cigarettes !
Les deux amis se regardaient, presque amusés des propos qui semblaient incohérents du détective. Ted, fébrile, s’était plongé dans son calepin.
- Nom de Dieu, j’en étais sûr, c’est le même numéro… C’est elle, qu’il avait appelée, c’est elle ! Et le message vocal, c’est elle aussi ! J’aurais dû le voir, ou le deviner ; même à moi, quand elle m’a laissé un message, c’était les mêmes mots, exactement les mêmes mots, la même voix ! Et merde…
- Si on te dérange, il faut le dire, dit Vincent.
- Non, non, excusez moi, mais je commence à tout comprendre… On peut regarder la suite ?
- Il n’y a qu’à demander, fit Alex avec un sourire désabusé.
Une femme d’une quarantaine d’années parle au micro de Camille Leclère.
- C’est Mireille Justin-Benaceur, dit Alex. Une prof du lycée.
- Il y a une ambiance infecte à Flora-Tristan. Quelques militants professionnels ont pris le monopole de la parole, et font régner un véritable climat de terreur idéologique. Dès qu’on parle de liberté de conscience ou d’expression, dès qu’on dit que priver une fille d’école, c’est la priver de tout moyen de s’émanciper, on nous fait taire. Si on ne les laisse pas sans réagir parler d’elle en disant « cette espèce de pisseuse », on passe pour des islamistes, des communautaristes ou que-sais-je ? Je n’ai jamais vu une pression pareille. Ils font croire à tout le monde que les profs sont unanimes pour exclure Fatima, pourtant il n’y a rien de plus faux. Seulement, ceux qui sont contre sont traités comme des pestiférés ! Et moi je dis qu’on a été malhonnête avec Fatima, comme si la fin justifiait les moyens, comme si, pour réussir à tout prix à l’exclure, on était prêt à inventer n’importe quoi. Et derrière tout ça, je n’hésite pas à le dire, c’est le racisme !
La séquence suivante montre « Clara » Nora Slimani en grande conversation avec la véritable Clara, Kurtz ; en arrière plan, on voit Jacques-Alain Grosjonc.
C’est la fameuse scène, dit Alex. Regardez bien !
Clara Kurtz prend la parole :
- Il faut que tu leur expliques la pression qu’il y a sur les filles à Politzer ou à Spoutnik… Quand c’est toi qui en parles, c’est plus fort. Il faut que tu dénonces les imams qui veulent imposer le foulard…
- Mais je n’en connais pas, répond Nora
- Il y en a de toutes façons… Tu n’as qu’à dire « les imams »
- Ouais, OK.
- Et les petits caïds, aussi, même si tu ne donnes pas de nom…
- OK…
- Avoue qu’elle est magnifique, celle là, non, s’extasia Alex ? C’est pas une scène pour prix Pulitzer ?
- Prix Pulitzer à Politzer, ironisa Vincent.
Ted tirait nerveusement sur son Lancero.
La scène suivante est muette.
- C’est l’arrivée au lycée des membres du conseil de discipline, dit Alex.
On voit d’abord arriver le Bihan, accompagné de Bouquetin et de Madame Lucas. Puis Nora Slimani, aux côtés de Jacques-Alain Grosjonc. Elle est vêtue d’un gilet court et d’un pantalon à taille basse. Lorsqu’elle s’éloigne de la caméra, on voit distinctement le haut d’un string noir, dépassant de façon ostentatoire de sa ceinture. Un instant, Grosjonc lui passe familièrement le bras autour de la taille, puis s’éloigne de quelques centimètres. Suit un homme en survêtement.
- C’est Mondragon, le prof de gym, dit Alex.
- Merde ! Et Nora Slimani, qu’est-ce qu’elle fait là, demanda Ted ?
- Véronique Landais et elle étaient des anciennes élèves, mais elles avaient été élues l’année précédente, et ils n’avaient pas encore renouvelé le conseil d’administration.
- Je comprends.
Un dernier groupe de trois personnes arrive. Il y a, un peu à l’écart, Maurice Mikoyan, qui marche à vive allure pour rejoindre Grosjonc, et Véronique Landais, accompagnée d’une femme d’une cinquantaine d’année.
- C’est qui celle-là, demanda Ted ?
- C’est la représentante des parents d’élèves. Je ne sais plus son nom. Une connasse. De toutes façons, la décision a été prise à l’unanimité. Il n’y en avait pas un ni une pour racheter les autres.
- Essaye de te rappeler son nom, je t’en conjure, c’est peut-être une question de vie ou de mort ! Mets sur pause. Je rappelle Camille… Fais un effort…
Camille laissa sonner deux fois son téléphone. Cela sembla deux heures à Ted.
- Ah, enfin ! Écoute, c’est Nora, Nora Slimani. C’est elle l’assassin. Il faut la retrouver. Elle se fait appeler Clara. Elle doit être chez ses parents à Villiers… Il faut aussi que tu retrouves la bonne femme qui était représentante des parents d’élèves au conseil de discipline qui a exclu Fatima. Elle est en grand danger. Madame Lucas aussi, tu dois la trouver et la mettre à l’abri. Nora est en train de liquider un à un tous les membres de ce conseil de discipline. Il ne reste plus que ces deux là. Elle est folle à lier. Ne me demande pas de t’expliquer, file, cherche les, trouve les, et mets les à l’abri. Je rentre dans la nuit.
- Je la connais la représentante des parents d’élèves. C’était Madame Ferreira, je crois.
- Ferreira ou pas Ferreira, retrouve là, je t’en prie, fais vite !
- Mais Charlot, alors ?
- T’occupe pas de Charlot, je me suis fait avoir…
Les deux autres le regardaient avec stupéfaction.
- Ferreira, c’est bien ça, fit Alex, avant même que Ted ait eu le temps de raccrocher.
- C’est dingue ce que tu dis là, dit Vincent. Nora ! Qui aurait pu penser à Nora ? Et surtout pourquoi ? Elle était de leur côté… J’aurais mieux compris qu’on la retrouve morte elle aussi !
- Encore un point où tu es d’accord avec Aaronovitch.
- Qu’est-ce qui s’est passé dans sa tête ?
- Pour Aaronovitch, j’ai renoncé à comprendre, mais pour Nora, je crois que je vois à peu près. Tout est dans le film qu’on est en train de regarder. Et aussi une chose, que Camille m’a apprise tout à l’heure : le père de Nora et celui de Fatima ont eu ensemble un accident du travail, et le père de Fatima en est mort. Il est tombé d’un échafaudage après avoir bu. Et maintenant, Mondragon est lui aussi passé à la casserole. Ça fait six ! Moi qui étais tout content d’enquêter sur un simple petit meurtre…
Ted ralluma son cigare.
La fin de la vidéo montre Marcel Le Bihan lisant d’une voix nouée le texte de la délibération du conseil de discipline. Derrière lui, toute la brochette, de gauche à droite, au premier rang, Véronique Landais, Nora Slimani, Jacques-Alain Grosjonc un large sourire de triomphe aux lèvres, et Maurice Mikoyan. Derrière eux, Benoît Mondragon, Thierry Bouquetin, Madame Lucas, et Madame Ferreira.
- A l’unanimité, et après mure délibération, le conseil de discipline du lycée Flora-Tristan a prononcé à l’encontre de Mademoiselle Fatima Aït Chegroune la sanction disciplinaire suivante : exclusion définitive de l’établissement.
La dernière image montre en gros plan le visage de Fatima. Une grosse larme perle à son œil et coule sur sa joue. Elle l’essuie avec le pan de son foulard.