C’est « Arrêt sur images » qui l’a révélé, le 1er octobre dernier : au moment de « briser le tabou » de la polygamie, Le Point a été être pris « en flagrant délit de bidonnage ». Dans un dossier choc, en couverture de son numéro du 30 septembre (« Immigration, Roms, allocations, mensonges : ce qu’on n’ose pas dire »), le magazine consacre une double page à la polygamie – avec un article (« Un mari, trois épouses ») qui repose pour l’essentiel sur le témoignage de Bintou, la troisième épouse d’un Malien de Montfermeil naturalisé français.
Or Bintou n’existe pas ! C’est un certain Abdel qui lui a prêté sa voix au téléphone, en imitant (mal !) un accent de femme noire, pour piéger un journaliste pressé de confirmer les clichés sur les banlieues. Et Abdel le prouve en filmant l’entretien, petit bijou comique diffusé par Arrêt sur images. Faute d’autres familles polygames sous la main, le reporter tombe dans le piège : après un simple entretien téléphonique, il n’hésite pas à décrire
« la jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux ».
Quand la fausse Bintou soupçonne son fils, qui « sèche les cours », de voler de l’argent, l’article ne recule pas davantage devant le lien de causalité :
« Samba est-il en train de mal tourner parce qu’il vit dans une famille polygame ? C’est la question qui immanquablement trotte dans la tête. »
Pourquoi ? La phrase suivante donne la réponse, que les analyses développées sur ce blog laissaient attendre :
« Dans son livre Le Déni des cultures, le sociologue Hugues Lagrange pointe une surdélinquance chez les jeunes d’Afrique sahélienne, où 30% des chefs de famille sont polygames. Une situation qu’il explique notamment par l’absence du père, les tensions au sein du foyer générées par les rivalités entre épouses et la promiscuité qui pousse les enfants dans la rue. Le chercheur dit tout haut ce que les policiers disent tout bas depuis des années. »
Il y a quelques mois, Brice Hortefeux accusait de polygamie un commerçant nantais musulman, Lies Hebbadj, dont la femme portait le voile intégral, allant jusqu’à le menacer de déchéance de nationalité. Toutefois, la formulation du problème se cherchait encore : fallait-il le situer dans l’islamisme du commerçant nantais, dans son escroquerie aux allocations familiales, ou dans ses violences à l’égard d’une de ses compagnes ? Aujourd’hui, le discours a pris forme, en passant des Maghrébins aux Noirs – soit d’Abdel à Bintou : le problème de la famille polygame, c’est qu’elle serait cause de délinquance.
Manipulations médiatiques
Informé de la supercherie par « Arrêt sur images », le journaliste du Point, Jean-Michel Décugis, se déclare « catastrophé » :
« Je travaille depuis vingt ans sur la banlieue. C’est la première fois que ça arrive et c’est tout à fait désolant. »
« Ça » ? Le manque de rigueur du journaliste, ou sa révélation publique ? Loin de plaider coupable, en effet, il contre-attaque bientôt : s’il reconnaît dans Libération s’être « fait piéger comme un débutant », il menace en retour :
« On va attaquer en diffamation ».
Le communiqué que publie le site du Point est sur la même ligne :
« Nous avons été victimes d’un coup monté par ce que l’on appelle un “fixeur”. Un “fixeur” est une personne qui permet aux journalistes de récupérer des témoignages dans les cités. Celui-ci voulait visiblement régler ses comptes avec les médias. »
Et de conclure sur une note inquiétante :
« Le Point se fait un devoir d’enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu’elle sert. »
« Arrêt sur images » s’était déjà intéressé à l’importation du « fixeur » dans la pratique médiatique en banlieue, et son journaliste Dan Israel en rappelle aujourd’hui l’origine :
« le terme qui désigne habituellement les aides et accompagnateurs des journalistes à l’étranger, notamment dans des pays dangereux ».
Les cités seraient donc des zones périlleuses, comme le suggère d’ailleurs le reporter du Point pris en défaut :
« Cela fait vingt ans que je me rends dans les cités, que je fais du terrain, que je prends des risques ».
Sa mésaventure lui donne raison : l’enquête sur la polygamie, clé de la délinquance, était certes périlleuse … mais le danger inattendu de cette enquête téléphonique est venu du « fixeur » lui-même – Abdel. Ce jeune webmaster de Clichy a en effet choisi, pour une fois, de renverser le regard, en prenant le journalisme pour objet. Et de révéler ainsi « ce qu’on n’ose pas dire » – soit, pour retourner le titre de la longue analyse du Point, « tabous et clichés » médiatico-sociologiques.
Faut-il s’en étonner ? Jean-Michel Décugis n’est guère sensible à cette démarche :
« le système médiatique est critiquable, je suis le premier à le critiquer, mais là, il fait son gag, mais il n’y a aucun discours derrière pour étayer ce qu’il entend dénoncer. »
Voire. Abdel déclare en effet, le même jour :
« J’ai décidé de piéger un journaliste. Dans mon entourage, nous sommes plusieurs à être outrés de la façon dont on parle de Clichy-sous-Bois dans les médias. »
Bref :
« les médias nous ont mis une étiquette sur le dos. »
C’est pourquoi, ajoute Abdel :
« Quand j’ai appris que le journaliste cherchait des familles polygames, ça m’a rendu fou. Quoi, après toute l’histoire du voile, on allait nous sortir le coup de la polygamie ! »
Du coup :
« Je lui ai pondu une histoire basique, complètement dans le cliché. »
Et de préciser son intention :
« Je veux montrer que les médias ne font plus leur travail d’investigation, mais ils filtrent et créent l’info. »
L’autorité du terrain
Abdel a donc fait œuvre de journaliste en prenant pour objet, non pas la banlieue, mais la construction médiatique de son image. Grâce à lui, on comprend mieux comment se fabrique l’information. En effet, le journaliste du Point met en avant, pour se dédouaner, le rôle d’une autre intermédiaire, Sonia Imloul, présidente de l’association Respect 93 : alors qu’il cherchait à rencontrer une femme de polygame, « c’est elle qui m’a parlé d’Abdel, qu’elle a présenté comme un ami. »
De même, le patron de l’hebdomadaire, Franz-Olivier Giesbert, évoque dans Le Nouvel Observateur un « contact recommandé par une personne faisant autorité. » Pourquoi Sonia Imloul fait-elle autorité – du moins sur ce sujet ? L’hebdomadaire le rappelle, elle est « l’auteure d’un rapport sur la polygamie pour l’Institut Montaigne ». Ce think tank patronal avait organisé une réflexion aboutissant à un colloque, le 4 décembre 2009 : « Qu’est-ce qu’être Français ? » C’était pendant le « grand débat » sur l’identité nationale lancé par le ministère de l’immigration, Éric Besson, qui y avait d’ailleurs remplacé le président de la République. Or l’Institut Montaigne venait de publier en novembre cette note sur la polygamie.
Revendiquant déjà de briser un « tabou », Sonia Imloul y mettait en garde contre ce « danger ». Mais ses neuf pages ne révélaient aucune information nouvelle. Au contraire, la responsable associative dénonçait le manque de données :
« Personne ne peut dire aujourd’hui, même avec une marge d’erreur importante, combien il y a de familles polygames en France. »
Elle ajoutait même :
« En l’absence de données fiables, on ne sait pas si la fin des regroupements familiaux pour les familles polygames décidée par la loi d’août 1993 a marqué un coup d’arrêt à ce phénomène ou si il a retrouvé une nouvelle vitalité depuis. »
Sans doute citait-elle Jean-Christophe Lagarde, maire Nouveau Centre de Drancy :
« autre idée fausse, répandue de façon nauséabonde par certains, notamment pendant les émeutes de 2005 : les enfants de ces familles polygames généreraient plus de violence, de délinquance que les autres. C’est faux et c’est absurde ».
Mais c’était seulement pour appeler à de vraies enquêtes :
« On aimerait suivre l’élu de Seine-Saint-Denis, mais là encore nous n’en savons pas assez sur les comportements individuels et collectifs induits par la polygamie. »
On aurait pu penser qu’à défaut de données statistiques, Sonia Imloul disposait d’un savoir de terrain. Or dans cette note, pour éclairer ses remarques générales, elle s’appuyait exclusivement sur des témoignages déjà publiés par ailleurs, en particulier dans la presse – à l’exception peut-être d’une anecdote qui ne correspond guère à l’expérience de la polygamie :
« Témoignage d’un magistrat demandant à un enfant comment s’appelle sa mère : “laquelle ?”, lui répond l’enfant. »
Depuis quand les enfants d’hommes polygames ne savent-ils pas qui est leur mère ? Si Sonia Imloul connaissait la polygamie africaine, elle s’abstiendrait de cette citation…
Et c’est ici que l’ingénieuse supercherie d’Abdel sert de révélateur. Le Point publie en effet sur son site l’explication de Sonia Imloul, sans doute sommée de rendre des comptes :
« J’avais besoin, lorsque je préparais mon rapport sur la polygamie, d’entrer en contact avec des familles polygames, notamment sur Montfermeil (Seine-Saint-Denis). »
On découvre donc qu’elle n’en connaissait pas :
« Dans ce cadre-là, on m’a mis en contact avec Abdel (un “ fixeur” qui permet de récupérer des témoignages dans les cités). »
Sonia Imloul, l’autorité sur laquelle se fonde le journaliste, a les mêmes méthodes de travail que lui :
« Lorsque j’ai su que Le Point travaillait sur le sujet, j’ai proposé au magazine de le mettre en contact avec une famille polygame à Montfermeil. »
Mais en réalité, c’est avec Abdel qu’elle propose le rendez-vous : autrement dit, elle ne connaît toujours pas de famille polygame. Bref, de la polygamie, Sonia Imloul ne semble rien connaître que ce qu’on en dit dans les médias – ou que lui raconte son « fixeur » ; elle sait seulement que c’est un grave problème.
On voit ainsi se constituer « l’effet de réel » qui fonde l’autorité du récit médiatique. Le journaliste s’autorise du « terrain » ; mais pour recueillir ses témoignages, il dépend d’un « fixeur ». Comment savoir alors qu’il s’agit d’un informateur autorisé ? C’est qu’il le rencontre par l’intermédiaire d’une « autorité » en matière de polygamie. Celle-ci s’autorise pour sa part du « terrain » associatif, mais son savoir semble surtout fondé sur la lecture de la presse ; en tout cas, son contact avec la réalité est médiatisé par le même « fixeur ». Du moins jouit-elle d’une autorité médiatique, qui tient sans doute à sa reconnaissance par l’Institut Montaigne…
Pour que le cercle de l’illusion autorisée se referme, il manque encore une pièce dans le dispositif : les terrains associatif et journalistique sont en effet confortés par le terrain sociologique, qui sert à légitimer par son expertise cette construction si détachée de la réalité.
La légitimation sociologique
En matière de polygamie, sans doute Le Point peut-il citer Christian Saint-Étienne : la France attire selon lui trop d’immigrés qui « viennent y chercher une protection sociale inconditionnelle ». Les conséquences en seraient inquiétantes :
« De véritables réseaux amènent ainsi sur notre territoire des femmes africaines qui, après avoir accouché, pourront, de proche en proche, faire venir une tribu polygame [sic]. »
Le phénomène n’aurait rien de marginal :
« C’est le principal moteur de l’immigration d’Afrique noire depuis une quinzaine d’années. Or notre système social n’est pas construit pour intégrer ces familles parfois illettrées. Elles vont alors vivre dans des ghettos tandis que leurs enfants connaîtront souvent l’échec scolaire et la relégation, source de violence. »
Toutefois, on pourrait douter de la compétence, sur ce sujet, du titulaire de la chaire d’économie industrielle au CNAM. C’est ici qu’intervient l’expertise sociologique d’Hugues Lagrange, qui est le pivot du dossier du Point : en dehors de l’entretien d’une page qui lui est consacré, il est cité maintes fois – y compris, on l’a vu, dans l’article sur Bintou, qui lui attribue le constat d’une « surdélinquance chez les jeunes d’Afrique sahélienne, où 30% des chefs de famille sont polygames. »
Sans revenir sur l’ensemble des thèses du Déni des cultures, il n’est pas inutile de reprendre les divers propos de ce sociologue sur la polygamie. Le chiffre que cite Le Point provient semble-t-il d’une enquête sur des hommes de la vallée du Sénégal vivant en France dans des foyers, publiée par l’OCDE en 1983 [1]…
En fait, sans s’attacher à de tels chiffres, l’ouvrage s’attache plutôt aux corrélations : un tableau le donne à lire, les enfants de familles polygames auraient, de loin, les résultats scolaires les plus bas, et les taux de délinquance les plus élevés [2]. Comment ces familles polygames sont-elles repérées par le sociologue ? Dans un entretien que publie Le Nouvel Observateur le 30 septembre, celui-ci répond à la question – et le passage mérite d’être cité dans son intégralité :
« N. O. - Vous faites aussi un lien direct entre la polygamie et la délinquance. Comment pouvez-vous le démontrer, alors que nous ne disposons d’aucune donnée fiable sur ce phénomène ?
H. Lagrange. - C’est vrai, mais je donne une estimation. J’ai fait un choix d’échantillonnage qui comprend tous les élèves de 6ème. Nous leur avons demandé combien ils ont de frères et sœurs. Nous disposions aussi des dates de naissance de ces derniers. Alors quand nous constations plusieurs naissances séparées de moins d’un an dans une famille, nous supposions de la polygamie.
N. O. - Vous n’avez quand même pas fondé vos résultats sur des suppositions ?
H. Lagrange. - Quand vous avez plus de douze enfants, des naissances qui arrivent en même temps, ce qui se passe assez fréquemment parmi les enfants issus de l’immigration malienne... C’est un critère de repérage qui fonctionne sans coup férir.
N. O. - Sur 4 439 adolescents, combien sont issus d’un père polygame ?
H. Lagrange. - Environ 65. Mais prenons les choses dans l’autre sens. Au Val-fourré à Mantes, on compte à peu près 80 familles polygames (toutes ne figurent pas dans mon échantillon). La moyenne d’enfants par famille étant de 15, ça fait à peu près 1 200. Sur 3 500 collégiens, ça représente donc un tiers. »
Il y a de quoi s’étonner : l’échantillon donne 65 enfants issus d’un père polygame pour 4439 adolescents – soit moins d’1,5%. Pourquoi prendre « les choses dans l’autre sens », sinon pour gonfler les chiffres et arriver à « un tiers », au prix d’une approximation grossière (15 enfants par famille) ?
D’autant plus, comme l’a fait remarquer le sociologue Laurent Mucchielli dans France-soir, que ce résultat « ne peut pas être vrai car, que je sache, tous ces enfants ne sont pas des collégiens. Ils peuvent avoir entre 0 et 18 ans. » Il ne s’agit pas seulement d’une erreur de calcul, mais bien plutôt d’une volonté de grossir le problème.
Les chiffres peuvent-ils ainsi être manipulés, au gré des besoins ? Comment déterminer alors si la polygamie est un problème, ou non ? La comparaison avec l’entretien que donne Hugues Lagrange à 20minutes, publié le même jour que celui du Nouvel Observateur, laisse songeur : le discours change ici du tout au tout.
« 20minutes. - En parlant de « la polygamie » dans ces familles et de leur lien avec les émeutes urbaines de 2005, ne craignez-vous pas de les stigmatiser ?
Hugues Lagrange. - Au cours de mon enquête, conduite sur le terrain pendant dix ans, j’ai seulement constaté que les villes où l’installation de familles originaires du Sahel était traditionnellement plus forte étaient celles où les incidents ont éclaté. Par ailleurs, la polygamie n’est pas le problème, c’est un aspect très secondaire. Elle concerne une famille pour 10.000.
20minutes. - Vous pointez aussi la taille des fratries, plus importante que celles des familles issues de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb.
Hugues Lagrange. - C’est en effet le premier problème. Il faut consacrer beaucoup de temps à chaque enfant pour qu’il réussisse à l’école. La différence d’âge entre les époux est aussi problématique puisqu’elle nuit à l’autorité parentale, plaçant les époux dans des places asymétriques. L’autoritarisme des pères, enfin, a une incidence sur le reste de la famille. Méprisés en France, ils reportent sur leurs femmes leurs frustrations et mettent les fils aînés au-dessus des mères. Cela fait des catastrophes éducatives. »
Pourquoi ce changement d’ordre de grandeur, et en conséquence d’argument ? Une famille pour 10 000 ? Pas dans l’échantillon étudié, à l’évidence ; mais dans quelle population ? Et comment le sait-on ? Peut-être Hugues Lagrange, qui ne s’en explique pas, s’appuie-t-il cette fois sur la note déjà citée de Sonia Imloul :
« Ainsi une étude de l’INED, fondée sur une grande enquête sur les populations immigrées en France datant de 1992, estima-t-elle le nombre de familles polygames à 8 000, pour 90 000 personnes concernées, soit 11 à 12 personnes par famille environ. Un rapport de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme s’est risqué en mars 2006 à une estimation de 16 à 20 000 familles, soit jusqu’à 200 000 personnes. » En tout cas, le sociologue délaisse son échantillon, pourtant censé fonder sa « démonstration ».
Dans Le Point du même 30 septembre, Hugues Lagrange dénonce « l’idéologie » qui présiderait au discours sur l’immigration, en opposant à « l’angélisme » supposé de la gauche son « réalisme » :
« J’ai choisi de me confronter aux réalités du terrain, en m’appuyant sur des données inédites concernant 4500 adolescents en échec scolaire dans les collèges de région parisienne et autour de Nantes, que j’ai moulinées avec les données judiciaires concernant les mineurs mis en cause. C’est le genre de travail que vous ne faites qu’une fois dans votre vie. »
Mais on le voit, en tout cas lorsqu’il s’agit de polygamie, Hugues Lagrange abandonne ses propres résultats. C’est ce qui lui permet de passer de passer d’1,5% (dans son échantillon) à 1/3, ou au contraire à 1/10 000.
Un effet de réel
En réalité, au-delà des aspects techniques du calcul, on comprend surtout, grâce à Abdel, comment fonctionne la construction médiatique des « banlieues » : à défaut d’être fondée en réalité, elle se réclame d’un terrain – celui du reportage ou de la pratique associative, voire de l’expérience policière. Autrement dit, elle s’autorise d’un effet de réel. Les enquêtes de la sociologie pourraient contredire cette illusion, comme un retour du réel. Mais il n’en est rien : le chercheur qui inspire aujourd’hui le discours médiatique sur la polygamie revendique justement de réagir contre la sociologie telle qu’elle se fait, en l’accusant de « déni ». Et s’il a tant d’autorité en dehors du champ scientifique, c’est bien sûr que cette rupture permet de renouer avec le sens commun, soit de briser les tabous pour renouer avec les clichés.
Or c’est devant les images télévisées des émeutes de 2005 qu’Hugues Lagrange a trouvé la clé des enquêtes qu’il menait déjà depuis 1999, comme il le confie au Nouvel Observateur :
« Pendant les émeutes de 2005, j’ai regardé la télévision. C’était peut-être un biais mais j’ai vu beaucoup de visages noirs, plus que leur proportion dans la population. Tout le monde le sait, 70% des villes de plus de 50 000 habitants qui ont connu des émeutes possèdent une ZUS (Zone urbaine sensible)... Et qui habite dans ces zones ? En Seine-Saint-Denis, on compte environ quatre Maghrébins pour un Noir. Alors, si en 2005 je voyais autant de Noirs sur les images, ça valait le coup de se demander pourquoi ils étaient à l’avant-garde des émeutiers ? »
Dans son livre, il ne se contente plus de ce constat : il en fait un principe d’interprétation, et la question devient une réponse. Au-delà des images, il rejoint ainsi les discours politiques, de Bernard Accoyer à Gérard Larcher, qui en 2005 expliquaient les violences des jeunes par les dysfonctionnements des familles polygames. L’image fait preuve.
La démonstration est inconséquente, et Hugues Lagrange peut tour à tour minimiser ou maximiser l’importance de la polygamie ? Peu importe. On en retient la réalité (supposée) d’un problème. Car l’autorité de son discours, il la puise dans l’évidence d’un sens commun de droite – qu’il contribue en retour à légitimer, y compris à gauche.
Rompre ce cercle vicieux, ce que fait aujourd’hui Abdel quand il prend la parole et se filme lui même, c’est introduire le doute sur pareilles logiques d’autorité. Le « fixeur » nous invite ainsi à prendre le faux bon sens d’un « nouveau réalisme », avide de briser les « tabous », non pour la vérité, mais pour ce qu’il est – une construction médiatico-politique, qui vient de se trouver, avec le livre d’Hugues Lagrange, une légitimation sociologique providentielle. Au lieu de le dénoncer, Le Point devrait donc le remercier, et avec lui, les médias devraient ensemble célébrer la contribution d’Abdel à la critique démocratique de l’opinion.