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Le petit gars

Hommage à Daniel Bevilacqua, dit Christophe

par Pierre Tevanian
18 avril 2020

Ma porte d’entrée, puisqu’il en faut bien une dans cette immense et magnifique maison qu’est l’oeuvre de Daniel Bevilacqua, dit Christophe, sera celle qui fut ouverte par moi, tout jeunot, en 1985. Un passage télé, le come back un peu bizarre d’un chanteur populaire : « Ma princesse pleure dans les journaux… »

C’est avec ce 45 tours que j’ai découvert le génie de Christophe. À une époque où le son mainstream était dégueulasse, il y avait ces synthés magnifiques, lyriques, cette mélodie envoutante, la folie douce des paroles qui s’adressaient, d’une cabine en bas, à une princesse réelle (nommée Stéphanie) mais dont on ne savait pas si c’était du vrai, du rêve ou de la mythomanie, et puis cette douce attention : je passais par là, près du palais, je t’offre un verre. Tu me reconnaitras, ajoutait-il, j’ai mis mes bottes rouges pour t’emmener danser, puis il y avait ce final bouleversant : non non non non non, ne raccroche pas. Je me suis alors jeté dans une compile sortie à l’époque et j’ai découvert finalement des dizaines de chefs d’oeuvre du même genre, avec au départ une fixette sur les bottes rouges, les gants blancs de Succès fou et le revers du smoking blanc cassé dans La dolce vita. Il aura fallu attendre quelques années pour que Bashung reprenne Les mots bleus et qu’alors ma passion cesse de m’attirer des moqueries – qui, je dois le confesser, ne m’ont jamais affecté plus que cela puisque j’étais comme rarement certain d’être plus que dans mon bon droit : dans le vrai. Depuis je n’ai jamais cessé de l’écouter, à haute dose, notamment depuis son retour en 1996, après de longues années d’absence, avec des disques de plus en plus aboutis et bouleversants : Bevilacqua, Comme si la terre penchait, Aimer ce que nous sommes, Les vestiges du chaos. Mais commençons par le commencement.

Au commencement il y a l’Italie, l’immigration ouvrière italienne, la lignée des Bevilacqua, reconstruite en épopée mythomaniaque à la Mario Puzo dans une époustouflante symphonie déglinguée de neuf minutes (intitulée Le dernier des Bevilacqua) qui ouvre un célèbre album de 1974 (intitulé Les mots bleus). Une Italie omniprésente, mais sur le mode de l’absence, de la nostalgie, de la ritournelle, dans toute l’oeuvre, des premiers succès des sixties adaptés en italien (Le marionette, Estate senza te, Adesso si domani no), jusqu’à Arrivederci Roma, L’Italiano et Odore di Femina plus récemment, en passant par les « vieux films italiens » rejoués par Daisy, les hommages à Enzo Ferrari et Isabella Rosselini et le chef d’oeuvre absolu qu’est La dolce vita. Il y a une chanson qui le dit explicitement, comme une sorte d’art poétique :

« Aujourd’hui j’ai fini
D’inventer ma vie
J’imagine l’Italie »

L’Italie comme objet perdu, comme Idée, comme recours, comme consolation, et en même temps comme matière sonore « natale », c’est en fait dans toute l’oeuvre qu’elle s’entend : dans ces incroyables mélodies à la Henry Mancini, Ennio Morricone, Angelo Badalamenti, magnifiées par mille nappes de violons, de pianos et de synthés. Mais au commencement il y a aussi le blues. Une passion d’enfance (Robert Johnson, Son House, Lightning Hopkins, John Lee Hooker et quelques autres) qui va durer toute une vie et irriguer toute l’oeuvre, aussi profondément que discrètement. J’entends par là qu’aucun chanteur blanc n’a aussi peu que Christophe mis en avant l’imagerie du blues, aussi peu essayé de chanter « comme un Noir », aussi peu dit « j’ai le blues » (jamais, pour être exact), et en même temps réinjecté autant dans sa musique à lui, pour chanter son exil à lui, des accords, une frontalité, une plainte, un falsetto qui rappellent les grands bluesmen, disons Skip James. Tantôt par éclairs, au milieu d’une rengaine à l’italienne, comme dans La dolce vita, après « je me prenais pour Ben Hur en conduisant d’une main », quand tout commence à mal tourner, tantôt en continu, en un singulier mélange de blues, de rengaine ritale et d’électronique. 



Parce que voilà la troisième dimension, la troisième matrice, la troisième passion qui vient s’enchevêtrer avec les deux autres à partir des années 70 : l’électronique, les machines, les synthétiseurs, avec lesquels notre bluesman rital va jouer les petits chimistes, les apprentis sorciers, les autodidactes géniaux (en faisant feu de tout bois et de tout métal, de toute machine et de toute influence, de Kraftwerk à Trevor Horn), pour finalement inventer un son et une musique uniques, une ambiance, un monde sonore parfois approché (les jolis Bleus au coeur de Patrick Juvet par exemple, la Menthe à l’eau d’Eddy Mitchell ou le Paradoxal système de Laurent Voulzy, ou son poignant Cantique mécanique, ou encore certaines ritournelles de Sébastien Tellier), jamais égalé. On tient là l’équation approximative du miracle dont Christophe est le nom : ce qu’avec ses machines Alan Vega a fait au rock d’Elvis, Christophe l’a fait aux Bluesmen de la génération d’avant, en y injectant en supplément un peu de son Italie perdue. Mais tout cela est réducteur, forcément. Il faudrait parler aussi de la délicatesse de ces minuscules solos d’harmonica qui viennent, presque sur la pointe des pieds, « visiter » les fins de chanson, de plus en plus au fil des ans, et de l’évolution du chant au même moment (disons à partir des années 2000, et écoutons Un peu menteur, version 2002) : cette manière singulière et sublime de murmurer, gémir, « déchanter » – le néologisme, génial d’exactitude, est de Christophe en personne (« je ne chante pas, je déchante »).

Mais n’allons pas trop vite. Il y a d’abord les sixties, forcément oubliées vu l’importance de l’oeuvre d’après, et pourtant riches en trésors plus ou moins cachés. Il y a Aline bien sûr, mais surtout cette petite chose aussi parfaite et imparable que bizarre et mélancolique qui s’appelle Les marionnettes, écrite dans la plus grande tradition oxymorique du Brill Building : fougue dévastatrice et joyeuse de la musique, tristesse infinie des paroles. Et en prime le son parfait du rock anglais de l’époque : 1965 – on croirait presque entendre les Kinks, et ce que raconte la chanson en tout cas est bien « I’m not like everybody else ». Un petit gars solitaire s’accroche à de la musique, du blues, du rock, de la ficelle et du papier. Il construit des marionnettes. L’une d’entre elles, la plus belle, sait bien dire « papa maman », et Alexa, cette pauvrette, oublie qu’elle a toujours pleuré. Car voici une autre constante, présente dès les premières oeuvres (et j’ai pleuré, pleuré, criait-il déjà dans Aline), et qui le sera jusqu’à la fin : la solitude, la mélancolie, et la mythomanie comme salut, et surtout le besoin de matérialiser les rêves, de créer quelque chose pour conjurer la solitude :

« Elles sont jolies les mignonettes, elles vous diront, elles vous diront que je suis leur ami ».

Le troisième tube avant l’éclipse est une chanson de Jean-Jacques Debout, plus ordinaire mais très touchante, sa plus explicite sans doute pour dire le malaise, la peur, le dégoût, l’inadaptation au jeu social : Excusez moi Monsieur le professeur. Puis vient une splendide mélodie splendidement orchestrée, et étrangement mise en paroles deux fois : Je vous salue madame / Je sais que c’est l’été, puis (nous sommes en 1968) une poignante Confession, puis une autre bizarrerie, plus bizarre et enchanteresse que toutes les bizarreries de Polnareff à l’époque, avec arrangements et falsettos fantastiques : Passons une nuit blanche, et enfin une autre encore plus bizarre et tout aussi sublime, Dada song, puis c’est l’éclipse.

Nous sommes en 1970 et Christophe fourbit ses armes, comme on dit, pour sa « deuxième période », celle des albums-concept, celle des expérimentations sonores, celle des chansons-fleuve de dix minutes, bref : celle des Paradis perdus et des Mots bleus. Mais ça ne se fait pas en un jour : il y a d’abord une (très belle) BO pour Georges Lautner (La route de Salina), qui permet à l’artiste de se lancer dans de grandes orchestrations, à la Ennio Morricone, et quelques 45 tours géniaux de 1970 à 1973 – six chefs d’oeuvre au moins. Quatre mélodies imparables (Oh mon amour, Goodbye je reviendrai, Nue comme la mer, Les jours où rien en va) et deux objets beaucoup plus singuliers, qui préfigurent la suite en ré-explorant l’inquiétante étrangeté des Marionnettes : La petite fille du troisième, écrite du point de vue d’un gardien d’immeuble omniscient ou mythomane qui voit tout, entend tout, mais ne dit jamais rien, et L’épouvantail, écrit pour Christophe par Étienne Roda-Gil.

Tout cela prépare donc la révolution qui a lieu en 1973 avec Les paradis perdus, longue suite gospel électro (l’agencement piano-synthé remplaçant le piano-orgue du gospel classique) de trente minutes sur le thème de la déglingue, de la perte, du deuil et de la mélancolie, avec des paroles d’un nouveau genre signées Jean-Michel Jarre mais taillées sur mesure, comme un veste de soie rose, pour Christophe Bevilacqua. Je dis ça bien sûr parce qu’au milieu du disque il y a la chanson-titre, qui s’ouvre sur ces mots devenus fameux :

« Dans ma veste de soie rose, je déambule morose ».

Mais je le dis aussi parce que ces paroles, comme toutes celles qui vont suivre pendant quatre décennies, ne ressemblent à rien autre, et qu’on les jurerait toutes écrites par Christophe lui-même tant elles lui ressemblent (je veux dire tant elles ressemblent à la parole de Christophe, celle des chansons qu’il écrit ou celle de ses réponses tellement poétiques, quand il est en Interview), tant elles se ressemblent aussi entre elles, qu’elles soient écrites par Jean-Michel Jarre ou par d’autres plus tard : Boris Bergman, Bob Decout, Philippe Paringaux, Marie Moor ou Elisa Point, et tant elles ne ressemblent pas à ce que les mêmes ont écrit pour d’autres que lui. Des paroles donc qui ne sont pas écrites par lui mais le sont pour lui, sur mesure donc, inspirées par sa personne, sa pensée, sa parole, son singulier rapport au monde : le grand sérieux de l’enfance, l’absence absolue du second degré, mais un humour sidérant, pince sans rire mais sans ironie, sans supériorité. Et une mystique de l’instant présent, et cette attention boulimique et amoureuse au monde d’ici-bas, à ses objets, ses lumières, ses couleurs, aux vêtements, aux détails, aux gestes – comme la veste de soie rose, les bottes rouges, la veste noire du Beau Bizarre ou le gilet de satin de La dolce vita, et bien sûr « cette façon que tu avais de te serrer contre le revers de mon smoking blanc cassé ». Une exception : Didier Barbelivien, qui vient en 1975 gâcher la mélodie parfaite de Petite fille du soleil avec des paroles à la Barbelivien : forme indigente, fond dégoûtant.

Le premier chef d’oeuvre du binome Jarre-Bevilacqua commence par « Emporte moi, loin d’ici », continue avec « Je ne suis pas Mickey de Walt Disney », et finit par deux standards, Le temps de vivre, avec son « blouson froissé » et sa « guitare mouillée », et enfin les fameux Paradis perdus :

« Dandy un peu maudit, un peu vieilli,
Dans ce luxe qui s’effondre, te souviens tu
Quand je chantais dans les caves de Londres,
Un peu noyé dans la fumée,
Ce rock sophistiqué ? »

La suite, encore plus parfaite, parait l’année suivante, et enchaîne en une demi heure toujours Le dernier des Bevilacqua puis « Je lui dirai les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux » puis « Senorita dépêche toi, et remets ta robe de taffetas », puis un slow italien parfait (Drôle de vie) et deux sublimes et poignants autoportraits ésotériques. Le premier sur fond de cauchemar lynchien avant l’heure, avec ville déserte, femme nue et rumeur de suicide, et cette confession transparente :

« Je suis le tout petit gars perdu dans la ville,
Je crie love, love, love, love, love, love, love ».

L’autre plus étrange encore, et romantique, où Christophe nous entraîne dans son devenir-musique, avec des irrésistibles « tchou-tchou-tchou-tchou-tchou » pour battre le rythme :

« Je ne suis qu’une petite mélodie
Qui est née en la mi ré si
Je voudrais bien que tu la cries ».

La troisième demi-heure de la tétralogie magique parait deux ans plus tard, elle s’intitule Samourai, avec Boris Bergman à la place de Jarre. Le pitch est rigoureusement le même, le même il me semble que dans tous les disques de Christophe : le tout petit gars perdu dans la ville est seul, paumé, et pour que sa vie soit moins moche, il rêve, écoute et joue de la musique. Le tout comme d’habitude en trente minutes, avec ballade ritale parfaite (Paumé), inquiétante étrangeté (Merci John d’être venu), splendide suite symphonique (Pour que demain ta vie soit moins moche) et poignant blues lennonien (Tant pis si j’en oublie). Lennon d’ailleurs, bien qu’alors retiré complètement de la vie musicale, est omniprésent dans l’album : dans les accords de piano mais aussi dans les paroles, en ouverture de la chanson (« I sing for Lennon ») et en héros tragicomique d’une autre, sur des guitares venues de Julia, l’histoire d’un mariage à la campagne où tout se passait bien « lorsque soudain les Beatles sont arrivés » – je préfère ne pas spoiler la suite, mais je me permets de dire que ça dégénère, et qu’il s’agit d’une des chansons le plus bizarres de tous les temps.

Et comme toute l’oeuvre se construit autour du beau, du bizarre et du beau bizarre, notre Beau Bizarre fait de ces deux mots le titre de la quatrième et dernière demi-heure de sa Tétralogie 70. Nous sommes en 1978 et Bob Decout, aux lyrics, tient sa place aussi bien que ses deux prédécesseurs. Toujours la même histoire : sur fond de blues rital, le petit gars traine seul, sur son scooter, boulevard des Italiens (tiens tiens), avec halte dans un vieux nightclub, et il nous vent la mèche : il est « un peu menteur ». Et rêveur. La femme l’attend de l’autre côté de la rue, mais rien ne se passera : « elle n’a qu’à traverser, j’arrêterai mon ciné ». Même scénario dans l’autre blues rital, le sublime Héros déchiré : le téléphone qui sonne, et personne pour décrocher. Même cafard dans la merveille des merveilles qui donne son titre à l’album, avec piano minimaliste, saxophone délicat et tango de fête foraine : « Je suis le beau bizarre, venu là par hasard ».

La décennie 80 est une nouvelle éclipse, en tout cas une dissipation. Elle s’ouvre sur un album un peu décevant – mais avec deux chefs d’oeuvre quand même : Minuit Boulevard et Les tabourets du bar – autant dire : toujours la même histoire. Puis un album de reprises vite fait, des standards américains (Laura, Besame mucho, Perfidia) adaptés en français par Philippe Paringaux – joli mais beaucoup moins inventif et poignant que l’oeuvre originale du Beau Bizarre. Il y aura encore quatre 45 tours, entre 83 et 88, puis huit années de silence. D’abord Succès fou, un remake d’Aline. Quasiment la même mélodie et le même carton (slow de l’été 83), mais des paroles différentes et intéressantes : notre beau bizarre, un peu menteur, fanfaronne avec ses gants blancs (« c’est mon style, différent de tous les autres, elles ça leur plaît »), mais couplet après couplet, il nous répète « elle reviendra », « ou peut-être qu’elle me téléphonera », et on peut deviner qu’elle ne reviendra pas – tandis qu’en face B, l’hymne électro-déglingo Coeur défiguré déchire tout. L’année suivante, Je l’ai pas touchée explore toujours avec grâce l’univers de l’histoire d’amour bizarre qui n’a pas eu lieu, ou seulement en rêve – avec toujours des synthés sublimes et encore une face B complètement barrée mais irrésistible : Voix sans issue. Petit succès l’année suivante avec le trop oublié Ne raccroche pas, puis un remake un peu superflu mais beau d’Un peu menteur : « Chiqué chiqué, c’est du faux, pas du vrai », et enfin une belle musique refilée en 86 à Corynne Charby, qui devient un joli tube indémodable : Boule de flipper.

C’est à ce moment donc, celui de sa plus longue disparition, que pour ma part je découvre Christophe. Je n’ai pas d’autre choix alors que plonger dans l’oeuvre passée, en commençant par La dolce vita, une merveille sortie en 45 tours en 1977 et ressortie en 1990 en CD-single. Deux ans plus tard Bashung reprend Les mots bleus et offre au disparu la crédibilité (c’est comme ça qu’on dit) qui lui manquait encore aux yeux de pas mal de cuistres. Les années passent, je convertis mes ami.e.s au Beau Bizarre les un.e.s après les autres, et un beau jour de mai 1996, au volant d’une Opel Corsa, je suis sidéré : la radio passe une nouvelle chanson de Christophe ! Une chanson splendide, peut-être sa plus envoutante – mais ça je mettrai plusieurs écoutes à le réaliser – qui nous dit que les choses les plus belles au fond restent toujours en suspension. Je me rue sur l’album, intitulé Bevilacqua : sans doute le plus « expérimental », le plus ésotérique, le plus personnel (le seul en tout cas dont il signe tous les textes) mais aussi le plus produit, le plus soigné, le plus beau, avec ceux qui vont suivre. Et son préféré à lui. Tout doit être écouté, mais voici mes trois préférées, avec Le tourne coeur : Label obscur, L’Interview, que j’appelle aussi « C’est pas pareil », et Je t’aime à l’envers, où Christophe confie :

« J’ai connu un mec qui s’appelait Cannelle, bizarre pour un mec ».

La période qui s’ouvre alors est sans doute la plus belle, car la plus libre. L’artiste est reconnu à peu près unanimement et n’a plus rien à prouver. D’autres artistes, de plus en plus nombreux, découvrent qu’à côté du poète, du grand mélodiste et du génial producteur, il y a un grand chanteur, ou un grand déchanteur, en tout cas un interprète enchanteur, et l’invitent donc à venir déchanter pour eux ou avec eux, ce qui nous vaut des duos de rêve avec Adamo ou Brigitte Fontaine, des featurings classieux chez Cascadeur ou After Marianne, des revisitations splendides de Bashung ou Leprest, des incantations sublimes chez Erik Truffaz ou Bachar Mar-Khalifé et une étonnante Chanson du vieux bébé. Les maisons de disque lui offrent les studios, les machines et le temps dont il a besoin pour créer son mur du son et produire en quinze ans trois albums fantastiques, tous salués comme ils le méritent par la critique – ce qui ne fut pas le cas de Bevilacqua, ni des précédents. En 2001 sort Comme si la terre penchait, avec des merveilles signées Marie Moor (La Man), Elisa Point (Comme un interdit, L’enfer commence avec L) ou Bevilacqua (Comme si la terre penchait). Un an plus tard Christophe fait son retour à l’Olympia, après vingt-huit ans d’absence sur scène, et tous ceux qui comme moi ont la chance d’assister à cette féérie en sortent émerveillés – un album live en donne un bel aperçu sonore. Quinze ans plus tard je le revois en récital piano solo, puis l’an dernier en concert with machines and guests, Sébastien Tellier, Laetitia Casta, Chrysta Bell, Yasmine Hamdan et quelques autres – toujours bouleversant.

En 2008 parait Aimer ce que nous sommes, magnifique mot d’ordre mis en magnifique musique par le petit gars. Plus encore que le précédent, c’est une super-production, mais sans rien de superflu ou d’excessif – mis à part le mélodrame, le lyrisme, les émotions qui délicieusement vont toujours bien trop loin, comme dans ces vieux films italiens. Les quatorze morceaux sont tous sublimes, avec une mention spéciale pour Parle lui de moi, mon autre préférée de tous les temps avec La dolce vita, Le beau bizarre et Le tourne coeur :

« Je regarde le Ciel les mains tendues vers Toi,
Mon Dieu si elle t’appelle, parle lui de moi ».

La dernière grande oeuvre de Christophe, avant deux albums de duos plus ou moins réussis l’an passé (mention spéciale à Yasmine Hamdan, Chrysta Bell et Étienne Daho), remonte au printemps 2016 et s’intitule Les vestiges du chaos : d’Océan d’amour à Ê justo, en passant par Dangereuse et Les mots fous, une dizaine de chansons, toutes magnifiques, toutes magnifiquement mises en son, qui laissaient donc présager, pour la décennie à venir, une ou deux ou trois autres oeuvres majeures. C’est cette apogée créatrice qui vient d’être interrompue brutalement. Que dire dès lors, sinon une infinie tristesse, pour ses proches, et pour ce peuple de proches d’une autre sorte qu’a créé l’oeuvre inclassable du Beau Bizarre ? Et comment conclure, sinon à la première personne ? En disant par exemple ceci : que pour moi il n’y avait pas tellement d’autres génies dans la chanson en français de ces cinq dernières décennies, en tout cas capables d’aller toucher aussi directement et aussi souvent notre coeur, notre corps, notre âme – tout ça en même temps. Il y avait Aznavour, et lui. Merci pour tout, petit gars.