Les producteurs de normes et de valeurs culturelles issus du secteur public (personnel politique, administrations publiques nationale et territoriales, établissements culturels, universités, etc.) interviennent dans le processus de légitimation des musiques hip-hop tout au long de leur histoire sur le territoire français. Si l’on observe que durant les années 2010, les acteurs publics offrent une place restreinte, mais croissante aux acteurs des musiques hip-hop au sein de leurs institutions, jouant ainsi un rôle important dans la patrimonialisation et l’institutionnalisation de ces musiques, cela n’a pas toujours été le cas. Surtout, dans une dynamique de construction de frontières distinctives intragenre, la reconnaissance et la normalisation de certains artistes par les institutions publiques peuvent s’accompagner, dans le même temps, de la stigmatisation de certains de leurs pairs.
La construction politique de l’image sociale des musiques hip-hop ainsi que les processus de patrimonialisation par des instances de conservation de leur mémoire sont autant de lieux d’élaboration de l’(il)légitimité de ces musiques, observés dans cette partie.
Politisation et judiciarisation
Depuis les années 1990, la visibilité croissante du genre rap en France s’accompagne de réactions d’opposition, voire de coercition de la part d’une partie de la classe politique. Sous l’impulsion de militants politiques ou associatifs, généralement classés à droite ou à l’extrême-droite, des acteurs de la vie politique et/ ou des membres du Parlement ou du gouvernement mènent des controverses régulières, qui débouchent parfois sur des procès et sur une pénalisation juridique de rappeurs.
Cette histoire longue de l’illégitimation politique et juridique du genre musical rap commence en 1995 avec des dépôts de plainte contre les groupes NTM et Ministère AMER. Le premier est condamné d’abord à de la prison ferme en première instance en 1996, puis avec sursis en appel en 1997, face à des syndicats de police pour des propos tenus sur la scène d’un concert pour sos Racisme à la Seyne-sur-Mer en 1995. Le second est condamné à une amende en 1997 face au ministère de l’Intérieur pour des prises de parole médiatiques accompagnant son titre « Sacrifice de poulets » [1]. La récurrence de l’affrontement entre rap et police, dans les œuvres ou au tribunal, marque les trois décennies suivantes d’existence du genre rap.
Depuis, les affaires judiciaires se suivent et touchent des rappeurs célèbres comme peu connus. À partir des années 2000, la trajectoire de la dénonciation politique suit un nouveau chemin : d’abord alertés par une campagne médiatique de l’extrême-droite (le Bloc identitaire, l’Agrif ou le Front national principalement), des membres de la droite parlementaire et/ou gouvernementale s’emparent du sujet, font annuler des concerts et conduisent parfois des rappeurs devant les tribunaux (Sniper, Monsieur R, Zone d’Expression Populaire, etc.) [2]. Des députés (de droite le plus souvent) se saisissent de façon croissante, dans les années 2000 et 2010, de la tribune offerte par « les questions au gouvernement » pour accuser le rap ou certains rappeurs de « menacer l’État et le peuple français », allant jusqu’à demander l’interdiction de certaines œuvres. Souvent, c’est la disqualification du public supposé du rap qui se joue dans ces attaques : il ne s’agit pas de s’en prendre uniquement aux artistes, mais à leurs auditeurs présumés, associés à la jeunesse populaire et racisée des banlieues. Ceux-ci seraient à la fois moins capables d’intelligence et inaptes à l’interprétation des usages symboliques des paroles et des gestes artistiques. Ils seraient surtout prêts à passer à l’acte, c’est-à-dire à faire usage de violence, à l’écoute d’une chanson [3].
L’histoire de la pénalisation politique du rap correspond à l’« audience croissante d’une croisade morale nationaliste » [4]. En prenant comme cibles le rap et les rappeurs, des responsables politiques nourrissent une « panique morale » [5], c’est-à-dire une réaction disproportionnée, et cherchent à provoquer une indignation collective face à des pratiques considérées comme menaçantes pour les valeurs et les intérêts d’une société. De fait, les controverses suivent l’agenda politique : des responsables politiques instrumentalisent les œuvres de rappeurs pour dénoncer l’existence d’un clivage racialisé menaçant la République française [6]. En ce sens, ils justifient des politiques publiques et des débats législatifs : c’est le cas en 2005 dans un contexte marqué par les « émeutes des banlieues », ou en 2021 autour du vote de la loi dite sur « les séparatismes ».
Dans le premier cas, le député ump François Grosdidier, accompagné de deux cent un parlementaires, demande au ministère de la Justice de porter plainte contre sept groupes de rap au motif que « le message de violence de ces rappeurs reçu par des jeunes déracinés, déculturés, peut légitimer chez eux l’incivilité, au pire le terrorisme » [7]. Cette adresse, suivie de questions aux gouvernements, conduit le député à déposer en mars 2006 une proposition de loi « tendant à renforcer le contrôle des provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence » [8], qui s’appuie dans ses motifs sur les œuvres d’une dizaine de rappeurs et de groupes de rap. Le texte propose de modifier la loi sur la liberté de la presse pour que ni la qualité d’œuvre artistique ni le fait d’appartenir à un groupe minoritaire n’empêchent les qualifications de « provocation à la discrimination ».
Dans le second cas, la députée lrem Aurore Bergé, interviewée le 18 février 2021 [9], se réfère à une séance du séminaire étudiant « La plume et le bitume » (École nationale supérieure) de 2017, à laquelle le rappeur Médine était invité pour présenter ses œuvres [10]. Cette conférence permet à la députée de justifier les propos de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, sur l’« islamo-gauchisme » qui « gangrènerait » l’université. Ne manquant pas de rappeler que le ministère de l’Intérieur fait « son travail » concernant « la lutte contre l’islamisme », Aurore Bergé fait ainsi référence à Médine, qualifié de « rappeur islamiste », pour justifier une intervention de l’État sur des questions relatives à l’islam et à ses pratiquants. Le rappeur, réfutant les qualificatifs et les propos qui lui ont été attribués, porte plainte en retour pour diffamation [11].
Depuis les années 2010, les réseaux sociaux, et particulièrement Twitter, permettent de relayer rapidement auprès des médias traditionnels des questions portées par des militants d’organisations politiques ou par des « leaders d’opinion » [12]. Les déclarations politiques relayées par des centaines de comptes Twitter trouvent ainsi un relais médiatique vers des décisions pouvant avoir des conséquences sur la carrière de certains artistes. En 2016, après des tweets du maire de Béziers Robert Ménard et de Marion Maréchal-Le Pen (Front national), Black M voit son concert pour le centenaire de la Première Guerre mondiale annulé par la mairie de Verdun.
En 2018, c’est aussi par l’intermédiaire de Twitter que Marine Le Pen (Front national) et Laurent Wauquiez (LR) demandent l’interdiction des concerts de Médine au Bataclan, annulation soutenue par Gérard Colomb, alors ministre de l’Intérieur, et actée par l’équipe du rappeur suite à des menaces de manifestations. Dans un contexte français de banalisation des discours identifiant les personnes racisées à des « racailles » ou à des « terroristes » hostiles à la communauté civique [13], les artistes de rap, érigés en emblèmes de ce nouvel ennemi intérieur, offrent des cibles de choix à des personnalités politiques défendant un agenda politique conservateur ou réactionnaire. Que ce soit sous la forme d’un attrait pour son « exotisme » ou d’un rejet diabolisant les groupes minoritaires dont il est érigé en emblème, le rap possède toujours, dans les années 2010, le statut de « bien culturel altérisé » [14].
Instruments de l’illégitimation politique du rap, ces controverses et ces procès ont une place essentielle dans l’étude des processus de reconnaissance de la pratique musicale en France. Récemment, des juristes se sont emparés du sujet pour comprendre le comportement des juges face à de telles plaintes [15]. Si les relaxes sont fréquentes en appel [16], elles ne sont pas majoritaires et restent rares en première instance [17]. Ce qui a été décrit comme un « bouclier juridique » [18] lié à la spécificité d’une esthétique de la violence [19] au sein du genre rap (les tribunaux utilisant le style artistique du rap comme une circonstance atténuante) se révèle finalement souvent être une circonstance aggravante. Les rappeurs se voient reprocher des discours exogènes à leurs œuvres et subissent le soupçon de délinquance populaire de la part des juges, qui dépasse de loin le traitement de leurs pratiques artistiques [20].
À l’inverse, le « droit à la fiction » est un enjeu central des procès du rappeur Orelsan, qui obtient deux relaxes grâce à des débats juridiques autour de la « liberté de création » : tout en bénéficiant des soutiens acquis au rap, Orelsan profite de la mise à distance des signifiants sociaux associés à ce genre musical. En effet, Orelsan est blanc et issu de la petite bourgeoisie culturelle d’une ville moyenne normande, contrairement aux rappeurs dont les procès ont été décrits jusqu’ici, et sa mise en cause (la mise en parole de violences conjugales) « n’épouse pas l’agenda des croisades morales contre un ennemi intérieur des banlieues » [21].
Patrimonialisation
Les acteurs du monde académique participent eux aussi aux processus de légitimation. Dans le cas du jazz, Jean-Louis Fabiani observe comment sa critique esthétique universitaire « a largement contribué à constituer les conditions sociales de son écoute ». Pour lui, « la sanctification par le discours savant est un des éléments principaux de la légitimation culturelle du jazz » [22]. Concernant les musiques hip-hop, nous observons une lente appropriation savante de la critique du rap et de son analyse par les mondes universitaire, éditorial et journalistique. Celle-ci contribue à la patrimonialisation par la constitution d’une mémoire de ce genre musical, mais aussi à sa légitimation culturelle et artistique par la reconnaissance de ses attributs esthétiques et professionnels dans les années 2000 et 2010.
Suivant un parcours semblable à celui de la prise en charge du hip-hop par les politiques publiques, le rap apparaît tôt dans des publications universitaires, mais traitant de problématiques fermement chevillées à sa perception publique dans les années 1990 : les banlieues, la jeunesse populaire et leurs expressions politiques [23].
Dans les années 2000 apparaissent les premières publications scientifiques qui considèrent les acteurs du genre rap en France comme des acteurs d’un monde professionnel artistique et leurs œuvres comme des biens symboliques ayant des caractéristiques esthétiques. Concernant le RnB, les études sont encore quasi inexistantes en France [24]. Les nouveaux entrants dans ce monde académique se diversifient à la fin des années 2000 et permettent dès la fin des années 2010 de proposer aux jeunes aspirants des directions de mémoires ou de thèses expertes sur des sujets variés. Colloques [25], séminaires [26] et journées d’étude [27] accompagnent les publications universitaires collectives qui fleurissent alors et participent à la mise en réseau de chercheurs [28] qui produisent un nouveau champ des hip-hop studies en France.
Tous les objets étudiés à l’université ne sont ou ne deviennent pas des objets légitimes, mais les angles d’étude peuvent fournir des appropriations savantes de leurs usages. Le développement de ces études ces dernières années doit beaucoup à quelques amateurs universitaires du genre, engagés dans des carrières de chercheurs permettant le développement de ces travaux. Si certains financements obtenus ou certaines titularisations de ces profils dans la recherche publique marquent une reconnaissance académique du rap comme objet de recherche, l’ambiguïté du rapport à la présence de rappeurs dans un cadre universitaire demeure, comme l’attestent encore une fois les réactions politiques lors de l’invitation de certains artistes dans un cadre académique [29].
Les universitaires ne sont pas les seuls à travailler sur la mémoire du genre rap en France. Tout un ensemble d’intermédiaires culturels contribue plus largement à cette patrimonialisation des musiques hip-hop. La presse spécialisée et ses critiques musicaux produisent dès le milieu des années 1990 un discours de consécration dont certains webzines musicaux prendront le relais dans les années 2000 (Abcdr du Son et Booska-p par exemple). Certains journalistes formés dans cette presse spécialisée trouvent peu à peu une place au sein de titres de la presse généraliste (Libération, Le Monde, Les Inrockuptibles, etc.) ou s’appuient sur le monde de l’édition pour produire des biographies d’artistes et des anthologies [30]. Des éditeurs généralistes (notamment Le Mot et le Reste, Faces cachées) ou spécialisés (De Brazza Éditions) nourrissent la mémoire et la patrimonialisation des musiques hip-hop en France à partir des années 2010. Dans la période récente, des éditeurs jeunesse proposent même des livres de comptines ou des supports d’éveil aux musiques hip-hop aux côtés des plus conventionnels volumes sur la musique classique ou le jazz [31]. Le rap devient ainsi un genre musical auquel les enfants peuvent être initiés dans le cadre de la socialisation familiale, avec une transmission savante d’un capital culturel cultivé.
Légitimation ?
Les traitements politiques et institutionnels des musiques hip-hop ont été, à leurs débuts, des facteurs d’illégitimation culturelle. En relayant et en instrumentalisant l’association entre rap français et problèmes publics – délinquance, racisme, banlieues –, ils ont nourri une image du rap comme expression de révolte plutôt que comme forme artistique. Cependant, malgré la persistance notable de discours politiques stigmatisant le rap pour justifier un agenda politique conservateur et répressif, un certain nombre d’acteurs du secteur public contribuent aujourd’hui à la légitimation culturelle des musiques hip-hop. Quarante ans après leur arrivée en France, ces musiques font maintenant l’objet de prises en charge par des politiques culturelles, et non plus par les seules politiques sociales ou de prévention de la délinquance, tandis qu’un discours savant à leur égard prend au sérieux leur dimension esthétique.
Ces années d’institutionnalisation des politiques à destination du hip-hop dans les collectivités locales ont également permis la formation de professionnels des musiques hip-hop au cœur de l’action publique. La constitution de « lieux propres », tels que des salles de diffusion artistique dédiées à ces formes musicales, est ainsi un signe fort de pérennisation des musiques hip-hop en France, permettant leur légitimation. Néanmoins, elle révèle aussi la faible part réservée aux musiques hip-hop au sein des programmations et des équipements généralistes, ainsi que l’inachèvement de leur intégration au reste du monde de la culture. En ce sens, légitimation et institutionnalisation ne vont pas forcément de pair. L’institutionnalisation, en tant que pérennisation d’une pratique artistique, est une étape nécessaire, car elle fournit des espaces qui « durent », permet le déploiement de la pratique et la constitution d’un patrimoine. Mais c’est une étape insuffisante pour la légitimation culturelle, qui exige la valorisation esthétique de la pratique musicale par les mondes de la culture.
Dans ces lignes, l’analyse des différents acteurs engagés dans les processus de légitimation montre que s’ils jouent parfois à contre-courant les uns des autres, ils transforment la perception sociale des musiques hip-hop à l’aube des années 2020. La période contemporaine est marquée par un processus de légitimation inédit des musiques hip-hop en France, et du genre rap en particulier, d’abord perceptible par la massification et la diversité de leurs publics, puis par leur plus forte présence au sein des instances culturelles (médias culturels généralistes, prix, organismes professionnels, etc.). Ces évolutions n’effacent pas leur criminalisation politique liée aux traitements des populations « à problème » dans le cadre d’une « situation postcoloniale » [32]. Elles indiquent cependant que la légitimation n’est pas un mouvement linéaire et homogène, mais le produit de processus concurrents qui voient des capitaux – positifs et négatifs – s’accumuler, attribués par certains acteurs sans pour autant que d’autres en reconnaissent la valeur.
À la question « Les musiques hip-hop sont-elles légitimes ? », on ne peut que répondre : elles le sont plus en 2022 que dans les années 1980 ou 2000, et elles occupent désormais une place plus haute dans la hiérarchie culturelle française. Pour autant, aucune dynamique significative suggérant une esthétisation telle que l’on puisse parler d’un passage du « populaire » au « savant » n’est observable. En entrant au niveau individuel, du côté des parcours des créateurs, on peut aussi observer que les artistes ne bénéficient pas tous de la même reconnaissance sociale et que si certains profitent d’une légitimation culturelle par les institutions publiques – plutôt des artistes dotés de capitaux scolaires leur permettant d’intégrer les codes des politiques publiques et de capter des ressources publiques –, d’autres bénéficient de la consécration par le marché – plutôt des artistes populaires à succès. Seuls quelques rares profils – les moins soumis aux signifiants sociaux négatifs attachés aux musiques hip-hop – arrivent à combiner ces deux sources de reconnaissance. Ainsi, l’examen des processus de légitimation des musiques hip-hop ne doit pas cacher la complexité des dynamiques de reconnaissance des artistes attachés à ces pratiques.
Enfin, tous les indices réunis sous forme de données historiques et statistiques dans cet ouvrage signalent le tournant que les musiques hip-hop connaissent depuis la seconde moitié des années 2010. Il est impossible de dire si les logiques de reconnaissance seront renforcées dans les prochaines années ou si l’intérêt pour ces musiques est susceptible de décliner. Néanmoins, le processus de patrimonialisation des musiques hip-hop, pour l’instant focalisé sur les années 1980 et 1990, n’en est qu’à ses débuts. En outre, les contrastes de perception et de traitement des différents artistes, déjà largement documentés, suggèrent que les musiques hip-hop sont désormais associées à des représentations sociales variées. Le rap peut encore nourrir peurs et fantasmes, être au cœur de formes d’illégitimation artistique, culturelle ou politique, mais à elles seules, les étiquettes « rap » ou « hip-hop » paraissent bénéficier d’une valeur sociale plus versatile que jamais.